samedi 10 juillet 2010

Piégé ou Piégée ? - HISTOIRES DE CONSULTATION : TRENTE-QUATRIEME EPISODE

(Utamaro (1753 - 1806) : Femme essuyant la sueur de son visage.)
Je ne connais pas cette jeune femme et elle se met à pleurer doucement après s'être assise en face de moi.
Je lui dis bonjour.
Je consulte son dossier.
Je lui tends un mouchoir en papier.
Le dossier indique qu'elle a vu mon associée il y a deux semaines et que c'était la première fois. Voici ce que je lis : "Rupture avec son ami. Elle ne désire pas prendre de médicaments."
"Je vous écoute.
- Ce n'est pas écrit dans le dossier ?
- Pas grand chose... C'est vous ou c'est votre ami qui est parti ?
Elle me regarde en s'essuyant les yeux.
- C'est compliqué..."
Je résume : Mademoiselle A entretient une relation depuis dix ans avec un garçon du quartier. C'est une relation non affichée pour des problèmes communautaires (je ne détaille pas ; pour les gens qui savent ce serait superflu, pour les gens qui ne savent pas ce serait perdre son temps, pour les gens qui aimeraient avoir des explications : un autre jour). Elle me dit exactement : "Vous savez comment cela se passe ici..." avec des sous-entendus dans la voix. "Et vous vous vous voyiez comment ?", je demande. Elle : "Au début, dans les caves, puis à l'hôtel, au restaurant, dans la voiture..." C'était (c'est) son premier et unique garçon. Elle était en conflit avec lui parce qu'il ne voulait pas, au bout de nombreuses années, la présenter à ses parents voire, tout simplement passer un week-end avec elle. Elle, par réciprocité et ausi pour éviter les ennuis, n'avait rien dit à ses propres parents qui ne cessaient de lui proposer des prétendants et qui ne comprenaient pas qu'elle ne veuille pas se marier. Mais elle avait fait des études : elle avait droit à un délai. Quand les relations étaient vraiment très tendues, c'est à dire qu'ils ne se voyaient pas assez et que ses arguments pour éviter de rendre leur liaison publique devenaient de plus inappropriés il arrivait à se libérer pour un dimanche et ils partaient ensemble sur la côte normande. Mais cela n'arrivait pas souvent. Elle l'avait souvent menacé de rompre mais il s'arrangeait toujours pour lui donner des preuves qu'il était attaché à elle. Ils passaient de très longs moments au téléphone. Il ne l'avait jamais emmenée en vacances dans son pays et elle partait elle-aussi toute seule (c'est à dire avec sa famille) de son côté et dans son pays à elle. C'était difficile à vivre mais elle pensait que tout allait bien car il lui donnait des gages chaque fois qu'elle était sur le point de rompre. "Cela voulait bien dire", me demande-t-elle "qu'il tenait à moi ?" Un jour ils ont rompu et c'est lui qui est revenu. "J'ai posé mes conditions." Puis les choses se sont précipitées car elle a appris qu'il était marié depuis au moins cinq ans. Qu'il s'était marié au bled, qu'il avait un enfant et que sa femme vivait dans la région depuis environ deux ans. Voilà l'affaire. Elle avait pris son courage à deux mains (c'est exactement l'expression qu'elle a utilisée) et parlé à la soeur de l'amant qui avait été surprise et qui avait pris son parti de femme (semble-t-il).
Et maintenant elle pleure dans mon bureau.
Je la regarde de la façon la plus neutre que je connaisse.
Elle me pose des questions et je tente de répondre aussi attentif à ne rien casser qu'un éléphant dans un magasin de...
Mais il est possible que j'aie déjà cassé quelque chose.
Je l'écoute mais je sens qu'elle a besoin que je parle. Je ne peux pas lui dire exactement ce que je pense. Je pourrais, après tout mais je me convaincs que mon avis n'a aucune importance, que c'est elle qui compte, il faut que je me coule dans le médicalement correct, dans le politiquement correct, dans le psychologiquement correct... A moins, bien entendu, que je ne me fasse des idées sur ce que serait cette façon correcte de penser...
Je devrais lui dire, sans faire preuve d'hypocrisie (car le médicalement correct impose désormais que l'on dise la vérité aux malades) : Laissez tomber ce type ; il vous a menti ; il vous a fait du mal; il s'est moqué de vous ; il ne mérite pas votre amour ; il recommencera ; il ne changera pas.
Je ne dis pas cela car il faut que j'en sache un peu plus.
"L'aimez-vous encore ? - Oui."
Je devrais continuer en lui demandant : "Vous voudriez donc continuer à le voir et qu'il continue à vivre avec sa femme ? - Non. - La situation semble sans issue. - J'espère encore. - Voulez-vous donc être sa maîtresse ? - Non. Je le veux pour moi toute seule. - Que deviendront sa femme et son enfant ? - Je ne sais pas."
Je dis ceci : "Je crois qu'il faut que vous abandonniez l'espoir de le reconquérir. Il vous a menti, il vous mentira à nouveau. Il faut vous faire une raison. - Je ne peux pas."
Je la regarde : elle travaille dans une banque comme secrétaire bilingue. Elle est "nature", plutôt jolie, mais sans charme.
Moi : "Les hommes, mais je ne voudrais pas généraliser, sont souvent comme cela. Ils sont capables de mener deux vies pour ne pas avoir à trancher, pour profiter sur tous les tableaux. - Vous êtes certain ? - Je ne suis sûr de rien, je vous explique que, selon mon expérience de médecin, il est plus fréquent qu'un homme vive une double-vie qu'une femme... - Ah oui ?"
Elle semble intéressée mais, comment dire, incrédule.
Le problème de la consultation de médecine générale tient à sa longueur (en moyenne un quart d'heure) et à ses ambitions : je n'ai ni le désir, ni la formation, ni le temps, ni l'orgueil de vouloir entamer une relation psychothérapeutique avec cette jeune femme qui, en plus, n'en a pas exprimé formellement la demande. Je dois rester dans mon rôle qui est celui d'un médecin généraliste. Le médecin généraliste reçoit, écoute, propose et, quand il n'a pas beaucoup de temps devant lui, impose. En ce cas, je ne cherche pas à évacuer le problème mais à gagner du temps. Gagner du temps c'est ne pas aller trop vite à l'essentiel en imposant mon point de vue qui est celui d'un médecin généraliste qui a été de nombreuses fois confronté à ces situations d'échec amoureux et celui d'un homme qui a ses propres expériences personnelles et ses propres préjugés.
"Les hommes, et pardon pour ces généralités, se satisfont des situations ambiguës, vivre une double vie, avoir une maîtresse, pour de multiples raisons... - Mais comment faisait-il pour me mentir ? Comment faisait-il pour me promettre tant de choses alors qu'il était marié ? Les hommes sont-ils tous aussi méchants que cela ? - Etait-il méchant ? Il essayait de profiter et de sa femme et de vous. Et il voulait éviter les ennuis et faire le malin. Il esquivait ses responsabilités. Avez-vous cherché à le recontacter ?"
Elle hésite puis : "Oui. - Et alors ? - Il ne répond pas à mes messages. - Il continue à éviter les ennuis. - Vous croyez ?"
Le temps passe.
Je lui demande si elle aimerait consulter un psychiatre pour faire le point. "Mais j'en vois déjà un !"
Elle note ma surprise et mon désappointement. Elle continue de ne rien dire.
"C'est très embêtant. - Pourquoi ? - Parce que vous m'avez parlé, je vous ai répondu et il est possible que je n'ai pas dit la même chose que le psychiatre, que je vous ai parlé de choses dont il ne voulait pas encore parler, mais surtout que j'ai pu être en porte-à-faux avec ce qu'il vous a déjà dit." Elle sourit. "Mais nous n'avons pas du tout parlé de cela. - Ah ? - Il me fait parler de mon enfance. Il dit que cela vient de là." Je lui fournis ma poker face en béton, celle que j'utilise sur Internet dans mes parties on line. Elle reprend : "Mais je suis contente d'être venue vous voir. - Ah... - Vous m'avez dit ce que je souhaitais entendre... - A savoir ? - Que les hommes sont capables de faire cela. - Je vous ai dit cela ? - Mon psychiatre ne voulait pas répondre sur ce point, il préférait parler d'autre chose. - Mais vous ne m'avez pas posé la question. - Mais j'ai eu ma réponse."

3 commentaires:

Christian Lehmann a dit…

Pourquoi ai-je pensé à Philip Roth?

;-)

Anonyme a dit…

C'est effectivement un exemple banal de lacheté masculine ordinaire.Je pense que j'aurais fait comme toi...
C'est aussi un exemple ordinaire des effets de freudisation des psy.
Ph Mauboussin ( j'ai l'air anonymemais c'ets parce que j'ai pas de compte google).

PS : A propos , Christian, tu as parlé à ta femme ?

christian lehmann a dit…

Philippe, tu m'avais juré que notre histoire resterait secrète.