vendredi 8 juillet 2011

Mon boucher a mal au dos. Histoire de consultation 89.


Mon boucher ne vient plus sur le marché depuis quatre semaines. Ses collègues (légumiers et fromagers) me disent qu'il a été hospitalisé pour "mal de dos". Quand il revient, amaigri, il me dit avoir perdu 20 kilos, il me raconte l'affaire : d'abord, il n'a pas été hospitalisé, vous savez, ce que racontent les gens..., il a" fait" une cruralgie aiguë, il est passé par les urgences, morphine, aucun effet sur la douleur sinon "dans le cirage"; il est revenu chez lui, il se traînait, il ne pouvait rien faire, au bout de dix jours on lui a fait une piqûre dans le dos, le simple fait de monter sur la table a été un martyre, après interrogatoire (sur le marché et entre deux clients) il s'agissait d'une infiltration scannoguidée, la piqûre n'a fait de l'effet qu'au bout d'une dizaine de jours, il ne prenait pas grand chose comme anti douleurs car il ne supportait ni le tramadol ni la codéine, il est donc revenu travailler, avec prudence, sa rhumatologue ne le sait pas (il se ferait drôlement engueuler me précise-t-il), mais, s'il tient, me dit-il, c'est grâce à un médicament drôlement fort, la lamaline, vous connaissez ?, très fort, il y a de l'opium dedans.
Je pourrais faire un million de commentaires sur ce cas clinique qui est aussi une histoire de chasse ou de marché.

Vous voulez que je donne du sens à tout cela ?
  1. Est-ce qu'il y a un lien entre la reprise du travail et le statut social (petit commerçant) ?
  2. Est-ce l'évolution "normale" d'une cruralgie aiguë ?
  3. Est-ce que l'infiltration scanno guidée a agi au bout de dix jours ?
  4. La morphine n'est pas une panacée dans ce type de douleurs.
  5. La lamaline (paracetamol + opiacé + caféine) est un médicament sans intérêt selon les experts qui n'ont pas tort (associer un opiacé et de la caféine à des doses pour le moins "curieuses", quelle en est la signification étiopathogénique ?) mais pourquoi s'en priver si sa balance bénéfices risques est peu alarmante ?
  6. La remise au travail précoce serait-elle finalement la panacée comme toutes les études "sérieuses" le disent ?

De nombreuses études existent sur la question. Où situer le questionnement EBM ? Comment interpréter ce que raconte un malade qui n'est pas le sien, qui raconte ce qu'il veut, qui interprète son échelle de douleurs sans les moyens "scientifiques" de la réglette, ou, plutôt, comment interpréter le discours d'un malade et le faire "coller" à ses présupposés, à ses croyances, à sa façon de voir les choses, ce que l'EBM appelle l'expérience interne mais ce qui peut, en d'autres occasions être appelé pifomètre ou agissements du médecin... Et nous n'avons pas encore parlé de l'ostéopathe, de la mésothérapie, de l'acupuncture, de la kinésithérapie, du laroxyl ou d'autres pratiques qui courent sur la planète médecine. "Mon" boucher est manifestement un cas particulier dont la vision du monde, plus trivialement sa vision des douleurs lombaires, le mal du siècle comme lui a dit son médecin traitant, aura été bouleversée par cette expérience très douloureuse. A partir de son affaire il pourra reconstruire un monde où la lamaline sera au centre de la pharmacopée et il se demandera pourquoi ce produit n'est pas prescrit par tous les médecins dans toutes les lombalgies, pourquoi on pourrait hésiter à en
prendre mais, surtout, pourquoi les lombalgiques qu'il a connus ou qu'il connaîtra ne réagissent pas à la lamaline, comme s'ils s'agissaient de "mauvais" malades ou de tire-au-flanc ne souhaitant pas reprendre le travail...
Il est toujours possible de tirer vers soi toutes les interprétations et de les faire s'adapter à notre vision du monde.
Un petit exemple de plus.

10 commentaires:

pr mangemanche a dit…

je vois un intérêt dans l'utilisation de la lamaline : disposer d'un opiacé relativement bien toléré, bonne alternative au tramadol (mauvaise balance bénéfices-risques) et à la codéine pour laquelle je trouve la gamme de dosages trop réduite, mais malheureusement uniquement en association avec paracétamol et caféine, et sans argument EBM.... (expérience interne ? avec toutes les limites que cela suppose..)

Anonyme a dit…

On peut se dire qu’il est légitime que le patient vienne chez le médecin avec son système de références et de croyances qui comportent une grande part de subjectivité (une amie de ma tante m’ a dit que…). Le médecin aura bien fait son travail s’il réussit à moduler le système de croyances, par le dialogue, et au mieux des intérêts du patient en fonction des données de la science. Mais si le système de références du médecin est lui-même biaisé par une formation et une information contrôlées par les firmes pharmaceutiques dont les intérêts sont totalement étrangers à l’intérêt du patient le résultat risque d’être de produire une médecine de très médiocre qualité et peut-être même néfaste pour le patient.
J’ai déjà mentionné dans un autre commentaire le fait que la croissance des dépenses de santé en France étaient en grande partie tributaires de l’explosion des traitements issus des biotechnologies en milieu hospitalier. Ces traitements sont beaucoup utilisés en oncologie, pour traiter des cancers. Le traitement des cancers présente l’avantage, pour l’industrie pharmaceutique , de permettre, au nom de la gravité et de l’urgence, des très larges entorses aux principes déontologiques et légaux visant à protéger les patients des abus de pouvoir des médecins dans le cadre d’essais thérapeutiques financés par les firmes pharmaceutiques. On peut dire qu’il y a une nette tendance à transformer les malades du cancer en cobayes.
L’effet néfaste de l’industrie pharmaceutique dans la formation du système de références des patients et des médecins est ainsi manifeste dans la tendance à exposer les patients à des molécules inutilement dangereuses.
Mais l’inverse est aussi vrai. Les firmes pharmaceutiques ont aussi le pouvoir de freiner la recherche et la communication autour de molécules qui présentent un réel intérêt mais qui ne sont pas soumises à un brevet car trop simples et anciennes, donc qui ne leur permettent pas de faire des bénéfices. Ce fut le cas pour le dichloroacétate dont le Dr Michelakis de l’université d’Alberta a mis en évidence les potentialités dans le traitement du cancer. Il s’agit d’une molécule peu coûteuse, peu toxique, et qui pourrait contribuer à la guérison de certains cancers mais qui ne peut pas être brevetée. Son cas démontre comme il est devenu difficile, même dans un cadre hospitalo-universitaire de mener des recherches dont l’intérêt pour la santé publique est évident, mais qui ne présentent pas d’intérêt pour les firmes pharmaceutiques.
http://www.chrcrm.org/en/rotm/dr-evangelos-michelakis
CMT

Ha-Vinh P a dit…

Bonjour
Cas très interessant. J'examine les artisans et commerçants tels que ce patient lorsqu'ils sont en arrêt de travail au RSI. Dans de tels cas de sciatique hyperalgique reprendre au bout d'un mois est possible pour les commerçants mais beaucoup moins facile pour les artisans. Les causes: l'artisan ne peut être assisté par une tierce pesonne telles que la conjointe. J'ai publié un article sur les arrêts de travail des commerçants et des artisans:
http://www.ameli.fr/fileadmin/user_upload/documents/POS092_Arrets_de_travail_des_professions_independantes.pdf
Bien cordialement

JC GRANGE a dit…

@ CMT
Vous avez raison sur l'influence évidente de Big Pharma sur le jugement du médecin et même indépendamment de toute déontologie individuelle. Ce qui m'intéresse encore plus c'est lorsque les préjugés dominent l'affaire. Prenons deux exemples : a) la kinésithérapie inutile dans la bronchiolite où Big Pharma ne semble pas impliquée ; 2) la prescription de vitamine D peu chère dans des pseudo déficits chez la personne âgée.
Quant aux essais cliniques hors Big Pharma : a) un article récent de Pharmacritique indiquait que les industriels exagéraient les coûts des essais pour des raisons de détermination des prix des médicaments mais Pharmacritique oubliait de dire qu'il s'agissait aussi d'une stratégie de découragement des initiatives individuelles hors Big Pharma ; b) les guide lines pour les essais cliniques sont devenus d'une très grande complexité : Big Pharma pousse de hauts cris pour la galerie mais s'en réjouit : il n'y a plus que les grands labos qui peuvent mener de grands essais ; c) les universitaires sont tellement assistés par Big Pharma qu'ils ont perdu le know how pour faire des essais et qu'ils ont perdu l'idée qu'on pouvait travailler pour la gloire ; et ils ont aussi perdu la compétence.

JC GRANGE a dit…

@ Ha-Vinh
Je vais de ce pas lire votre article. Merci. Mais n'oubliez pas non plus les préjugés des patrons : ils ne veulent reprendre un salarié que s'il est au top !

Anonyme a dit…

A doc House du 16,
pour la gloire...et surtout pour l'intérêt général.
Quant à la question de la dépendance et de la perte du know how, je pense qu'on peut sans hésiter élargir cet aspect à l'ensemble de la société de consommation, la dépendance concernant des domaines très divers et allant de l'agriculture (on ne pourrait pas avoir d'agriculture rentable et productive sans engrais, pesticides et grosses machines compliquées) à la santé (ne pas pouvoir faire face à un petit rhume sans médicaments) en passant par la vie sociale (on n'aurait pas de vie sociale si on ne passe pas par les réseaux sociaux)etc.
La perte d'autonomie est la rançon du confort que nous offre, transitoirement, la société de consommation. Mais dans le domaine de la pensée cet dépendance a pour nom l'aliénation.
CMT
PS: très bon article sur Pharmacritique, mais votre remarque est bien vue. Il y a aussi un très bon article de Claude Béraud qui remet les pendules à l'heure sur les discours des politiques à propos du coût pour l'assurance maladie du vieillissement et un autre très bon article sur comment nous sommes en train de glisser, lentement mais sûrement, vers une politique sanitaire (et une société) de type totalitaire.

michel a dit…

pour en revenir à la "lamaline": il m'a toujours paru mystérieux et inexplicable que dans la composition de ce médicament on trouve "opium" qui n'est pas en soit une molécule avec en effet il est produit par incision de la capsule du pavot somniférum avant maturité
On ne sait donc pas ce que ce médicament contient en terme de molécule et concentration!!!

JC GRANGE a dit…

@ CMT
Je ne suis pas un fan, c'est le moins que l'on puisse dire, de Béraud. Je résumerai : un pied dedans, un pied dehors.

Anonyme a dit…

J'ai oublié de mentionner, et c'est pourtant en plein dans le sujet que nous avons abordé, à savoir, la recherche, la lettre ouverte de 98 organisations de chercheurs (souvent de ONG) à la Commission européenne.Détail important la commission européenne n'est pas un organe d'élus mais ses membres sont nommés pour cinq ans par les Etats membres et le contrôle de la politique qu'ils mènent par le Parlement euroépéen est très limité (déficit de démocratie). Dans cette lettre ouverte reprise sur Pharmacritique et publiée aussi sur le site de la Fondation Sciences Citoyennes, à laquelle j'adhère
http://sciencescitoyennes.org/des-scientifiques-et-des-ongs-critiquent-les-projets-de-financement-de-la-recherche-de-la-commission-europeenne/

les chercheurs de la société civile s'alarment de l'intention affichée de la commission européenne de subordonner toute attribution de budget de recherche à un critère unique de compétitivité.
La lettre dénonce le fait que cette politique aboutira immanquablement à la captation des budgets publics par des entreprises privées à leur propre profit et empêchera d'orienter la recherche vers des objectifs socialement utiles répondant aux vraies questions de société c'est à dire l'optimisation de l'utilisation des ressources dans une perspective de développement durable pour un bien être plus équitablement reparti.
Pour ma part, j'ai toujours pensé que la poursuite du profit et les modes de management qui lui sont associés étouffent toute forme de créativité (Christophe Déjours, entre autres, a élaboré des théories à ce sujet) et donc vont immanquablement stériliser la recherche. Ce qui se passe dans l'industrie pharmaceutique depuis une vingtaine d'années en fournit une démonstration éclatante: pas de nouveaux médicaments dignes d'intérêt produits malgré de gros investissements. Soumettre la recherche publique aux impératifs de la compétition capitaliste (pour appeler les choses par leur nom) c'est assurer une gigantesque gabegie au détriment des budgets publics et de l'intérêt général.Sans parler de la perte, peut-être irrémédiable, du know how.
CMT

Anonyme a dit…

A JCG,
pour Béraud, ça m'intéresse. Je trouve qu'en général ses positions sont bien argumentées.
Pour ma part c'est plutôt les pieds et le reste dehors.
On en reparlera...
CMT