mardi 1 mai 2012

Des arrêts de travail peu recommandables. Histoire de consultation 116.


Monsieur A, 46 ans, est chauffeur livreur dans une grande entreprise. Il y a bien un an que je ne l'ai pas vu alors qu'il était un habitué, pendant des années, des arrêts de travail à répétition, un jour par ci, un jour par là, parfois un peu plus... Nous avons parlé longuement pendant cette période et il me racontait d'une part ses conditions de travail, d'autre part ses mauvais rapports avec son chef, et encore le fait qu'il soit brimé, qu'il existe des injustices dans l'entreprise, que ses horaires fussent toujours pourris, que d'autres s'en tiraient mieux que lui, soit parce qu'ils étaient délégués (les délégués qui s'entendent avec le patron pour avoir la paix sociale et des avantages personnels), soit parce qu'ils étaient des chouchous, soit parce qu'ils "fermaient leur gueule", soit parce qu'ils étaient des hypocrites, soit parce qu'ils étaient effectivement mieux traités... A un certain moment j'ai cru qu'il allait, vraiment, "péter les plombs", c'est un solide gaillard qui a fait des conneries dans sa jeunesse, nerveux, une musculature d'athlète, mettre un pain à son chef, démissionner, mais nous sommes toujours parvenus à un compromis, il y avait sa famille, ses trois enfants, le fait qu'il s'en était sorti, une famille de huit enfants, et qu'il n'allait pas tout gâcher à cause d'une saloperie de chef.
Et ainsi, au cours des années, je lui ai prescrit des arrêts de travail, jamais très longs, qui auraient pu paraître, vus de l'extérieur, comme franchement injustifiés, sans médicaments associés (n'oublions pas que l'Assurance maladie, par le truchement de ses médecins conseils, conseille d'une part de peu prescrire et, d'autre part, qualifie souvent l'authenticité et la gravité de la pathologie selon qu'il y ait prescription ou non et, si prescription il y a, selon les molécules utilisées, voire, plus intéressant, si un spécialiste a été consulté), sans suivi psychothérapeutique extériorisé, et, pire que tout, n'entrant pas dans le cadre des recommandations édictées ex nihilo par la CNAM, sur la longueur souhaitable et souhaitée du nombre de jours d'arrêts de travail à prescrire en fonction des pathologies (et non des patients, ce qui est un contre sens absolu en situation de médecine générale, sans compter l'aspect moral de ces "recommandations", les bons médecins en donnant peu, les méchants malades en demandant beaucoup, l'enfer c'est les autres, sans parler de l'équilibre des comptes de l'Assurance Maladie et autres considérations générales sur la fraude des travailleurs, la fraude des médecins, sur les phrases dans le genre "Moi, je m'arrête jamais..." ou "Moi, je coûte rien à la sécu..."...) et ainsi, au cours des années j'ai fini, infiltré bien malgré moi par les flux pervers et incontrôlables de la bien-pensance généralisée (de droite comme de gauche), par a) me sentir coupable de lui prescrire des arrêts de travail à répétition, de ces petits arrêts de travail, soit dit en passant, qui coûtent très cher au patient en raison de la règle des trois jours et de l'absence de convention collective la corrigeant, et par b) finir par penser que, finalement, ce brave garçon, c'était quand même, au bout du compte, un tire-au-flanc...
Monsieur A consulte aujourd'hui pour des douleurs de la hanche gauche qui le gênent quand il débraye et quand il sort de sa camionnette. Je passe sur les détails : banale tendinite du moyen fessier qui va, selon mon expérience interne, céder avec une infiltration de corticoïdes loco dolenti.
Il a besoin aujourd'hui d'un arrêt de travail d'une journée.
Et, au décours de la conversation, je lui ai demandé des nouvelles de sa femme et de ses trois enfants (l'aîné vient d'être embauché en CDI à la BNP comme informaticien réseau), il me tient ces propos proprement stupéfiants : "Vous savez, docteurdu16, je voulais vous remercier, vous m'avez soutenu au cours de ces années, quand j'allais mal, vous m'avez empêché d'exploser en vol, vous m'avez compris, et maintenant que mon chef a changé, mon nouveau chef est un type bien, il me donne des horaires qui me conviennent, je peux m'occuper de mes deux derniers à la sortie du collège, je ne viens plus vous voir, si j'avais démissionné, je serais où, dans la rue, au chômage, mes enfants et ma femme se plaindraient de moi, à mon âge c'est difficile de retrouver du travail... Je vous remercie, tous les arrêts que vous m'avez faits, je sentais bien que vous n'étiez pas d'accord, mais vous les faisiez quand même, cela m'a beaucoup aidé, je vous en suis reconnaissant... nous en savons souvent parlé avec ma femme... c'était vraiment bien..."
Je ne crois pas qu'un jour les recommandations de la CNAM intègreront ce genre d'arrêts de travail.
Et tant mieux.

(Alekseï Grigorievitch Stakhanov (en russe : Алексей Григорьевич Стаханов ; 1905-1977) est un célèbre mineur soviétique né à Lougovaïa près d'Orel.)

7 commentaires:

Dominique Dupagne a dit…

Beau texte JC,

Toute la complexité de la médecine est dans cette histoire.

Par ces arrêts maladies un peu "limites", tu as sauvé la vie de cet homme et de sa famille.

Tu as fait faire des économies à la société, qui perçoit des cotisations sociales sur son travail au lieu de lui verser des prestations chômage.

Personne n'était dupe, ni lui, ni toi. Vous avez fait pour le mieux.

Et ce que tu décris n'entrera jamais dans une recommandation, ne sera jamais primé par la sécu ni valorisé par une quelconque accréditation.

Il y a une énorme part d'arbitraire dans notre travail, comme dans beaucoup d'autres. Notre maladie, c'est de ne pas savoir identifier, valoriser ou seulement tolérer cet arbitraire, cette adaptation au réel qui fait la force et la richesse d'homo sapiens.

Je viens de finir "La fabrique de la défiance". Beau livre facile à lire que je recommande pour comprendre où se situe notre avenir et comment nous en sommes arrivés là.

Ha-Vinh a dit…

Bonjour,
très beau post, dans l'actualité en ce jour de 1er mai, fête du travail. Votre patient semblait entrer à l'époque de ses troubles dans le cadre de la pathologie anxio dépressive mineure. La HAS estimait la durée maximale d'arrêt à 14 jours dans ses recommendations de décembre 2009. Les problèmes de harcèlement au travail sont connus et déjà bien étudiés. Voici les recommendations de la HAS :
http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2010-07/referentiels_concernant_la_duree_darret_de_travail_saisine_du_10_novembre_2009_-_argumentaire.pdf
Merci encore pour ce beau morceau d'humanité.

Ha-Vinh a dit…

J'avais écrit un post sur le malingering, mot anglais utilisé pour le fait d'utiliser abusivement les arrêts de travail:

http://philippehavinh.wordpress.com/2012/01/15/malingering/

Bon premier mai.

JC GRANGE a dit…

@ Ha-Vinh. Merci pour vos commentaires élogieux. Vous dites que "le patient semblait entrer à l'époque de ses troubles dans le cadre de la pathologie anxio-dépressive mineure." Et vous lui octroyez 14 jours d'arrêt de travail. Je ne suis pour le coup en rien d'accord avec vous : 1) pourquoi faire entrer le patient dans une catégorie soit psychiatrique conventionnelle soit DSM IV ? Ce patient avait la rage, un point c'est tout. La rage de l'injustice qu'il pensait subir (je suis prudent), la rage de l'animal traqué dans un cul-de-sac, la rage du père de famille qui se contenait pour assurer l'avenir de sa famille... 2) La rage ne se coche pas dans des boîtes à QCM du DSM IV, la rage est un sentiment humain, même pas une pathologie, même pas un syndrome, même pas un symptôme, je refuse donc cette normalisation à 14 jours. Je récuse le DSM IV comme les généralisations analytiques ou contre-analytiques en tant qu'outils de classification a priori. Comme je récuse l'entretien motivationnel devenu la pierre angulaire de la relation patient médecin. Mais j'y reviendrai.

Anonyme a dit…

Citation Dr Dupagne
"Tu as fait faire des économies à la société, qui perçoit des cotisations sociales sur son travail au lieu de lui verser des prestations chômage."
Puis-je attirer votre attention sur le fait que les prestations chômage ne sont pas des allocations payées par la "société", mais bel et bien le fruit d'années ou décennies de cotisations ?
Ces allocations sont payées en fonction des salaires et surtout si on est privé involontairement de son travail.
D'ailleurs, les prestations sociales (secu retraite)sont aussi cotisées par le chômeur. Un peu comme si vous aviez un dégât d'eau chez vous : vous trouveriez normal que votre assurance vous rembourse une partie des dégâts, sans penser un instant que c'est la "société" qui paie.
Il me semblait important de le préciser et d'aller à contre-courant de la propagande déversée depuis des années.

Sinon, bravo au Docteurdu16 d'être un médecin humain. Votre travail ne saurait se résumer à : bobo là, hop médicament machin.
GB

Anonyme a dit…

cher Docteur du 16,

Merci, encore merci de tout ce que vous faites pour nous. Vous n'êtes ni de droite ni de gauche, vous êtes simplement bon et juste.

Que Mercure, Dieu du commerce et de la médecine, vous bénisse, vous et les vôtres jusqu'à la 45ème génération.

Signé :
Un de vos patients reconnaissant.

Ha-Vinh a dit…

@Docteur du 16.
La rage de votre patient contenue devait fort probablement provoquer des troubles anxieux. Le terme d'exploser en vol qu'il emploi semble être le fait d'une charge anxieuse importante devant l'impossibilité de trouver une solution. Si ce n'était pas le cas, bravo pour son sang froid!