vendredi 31 août 2012

Santé Publique de gauche : L'hospitalo-centrisme et la prévention.


A la suite de la publication de réflexions sur la Santé Publique émanant du Parti Socialiste, une petite contribution (ICI) et une plus grosse (LA), je constate que le slogan nouveau de la gauche de gouvernement est, pour paraphraser Lénine : L'hospitalo-centrisme et la Prévention.

La gauche  a des convictions. 
Le secteur public doit être favorisé et la prévention développée.
Les propositions socialistes développées par les militants (Remettre de la gauche dans les politiques de Santé) ont été critiquées par Christian Lehman en son blog (LA) et il a centré ses critiques sur la technocratie que cela sous-tend, notamment en matière de prévention.
J'ai lu cette (petite) contribution socialiste avant d'avoir lu celle de Terra Nova. Il est assez amusant de voir, mais il est possible que certains des signataires du premier rapport aient participé au second, que les thèmes sont à peu près identiques, que les mêmes mots sont parfois employés, que les mêmes erreurs sont commises, mais que le texte "militant" est plus près du terrain, plus pratique, qu'il aborde certains problèmes comme la formation des médecins ou certains thèmes comme la politique du médicament  alors que Terra Nova, dans sa tour d'ivoire, ne pouvait y penser. J'avais trouvé ce texte affreux et, en le relisant, à la suite de la production massive de 107 pages de Terra Nova, je me suis rendu compte, au delà des erreurs dénoncées par Christian Lehman, que les auteurs étaient de gentils filles et garçons avec qui il est sans doute possible de discuter.

Le rapport Terra Nova, ce même think tank (groupe de réflexion en français) qui proposait au Parti Socialiste d'abandonner les classes populaires pour prendre le pouvoir, est donc un catalogue de 107 pages intitulé sobrement "Réinventons notre système de santé. Au delà de l'individualisme et des corporatismes". Dans le supermarché de la Santé Publique ils ont fait leurs courses, ils ont entassé des concepts, des faits (plus ou moins vérifiés), compilé des données et n'ont retenu que ce qui pouvait entrer dans leur slogan de départ qui est devenu leur conclusion. Dans ce bazar de la Charité les cases "De Gauche" ont été cochées avec gourmandise tout en n'omettant pas des hardiesses de la Nouvelle gauche, celle qui croit qu'il faut introduire plus de privé dans le secteur public, c'est à dire, en l'occurrence, les méthodes du privé qui n'ont pas marché il y a 20 ans dans le privé et qui ont abouti à la crise financière, pour faire moderne, néo moderne, c'est à dire libéral, néo libéral.
Les Terra Novistes en leur pavé (pavé de bonnes intentions et qui aimerait, au delà des critiques possibles, qu'on dise de lui "Il est de gauche.") nous apprennent aussi, nous les imbéciles et les crétins qu'il existe, je cite, "Des inégalités dans la santé." La belle affaire ! Nous ne le savions pas.
Eh oui, mes amis, il est plus risqué de se couper un doigt quand on est fraiseur que quand on est cadre administratif au Ministère des RGPP et des LOLF réunies (cf. infra) ! Eh oui, chers citoyens, il y a plus d'alcoolisme et de tabagisme dans la classe ouvrière que chez les médecins généralistes. Eh oui, ignorants, le taux d'alphabétisation est plus important chez les enseignants du second degré que chez les techniciens de surface.
Au lieu de nous dire, c'est la société qui génère les inégalités, c'est l'organisation du travail qui rend les inégalités encore plus inégales, c'est l'inorganisation des transports publics qui augmentent le temps de trajet pour aller au travail, on nous dit ce sont les médecins libéraux qui n'arrivent pas à régler ces problèmes (à partir de la page 77) : les médecins libéraux, et plus particulièrement les médecins de famille (la famille, depuis Pétain, n'a pas bonne presse chez les gens de gauche), ne travaillent pas assez, ne font pas assez de gardes, n'assurent pas assez la permanence des soins, ne sont pas assez à l'écoute des populations qui souffrent, prescrivent trop de médicaments, ne collaborent pas assez avec les services hospitaliers, laissent les enfants boire du coca cola, manger dans les fast food, absorber des barres chocolatées, ... Et ainsi, passez muscade, la contre productive société ne peut même pas être modifiée par les consultations trop chères des médecins généralistes libéraux. Ceux-là mêmes qui prônent la coordination entre l'hôpital et la médecine libérale (c'est à dire la mort de cette dernière sous les coups de l'administration énarquienne) sont les mêmes qui ont pondu le plan Variole qui est devenu le plan Grippe, l'exemple le plus parfait de la non coordination, l'exemple le plus accompli de l'autoritarisme technocratique, de l'absence de démocratie, du pouvoir des experts, de la négation de la base laborieuse, des coups d'Etat réglementaires (tamiflu pour tout le monde, AMM pondues sur un coin de table), de la dictature des politiques, et j'en passe.
Les rédacteurs de ces rapports n'ont jamais mis les pieds dans un cabinet de médecine générale en secteur 1, je n'ai même pas dit qu'il n'y avait aucun médecin généraliste dans les penseurs du texte, cela va de soi, la médecine générale étant, pour ces techno-politiques, une spécialité sans contenu, sans pratiques, sans réflexion, sans cursus, la poubelle pour les mal classés de l'ECN (l'examen classant national)... On va bien m'en trouver un qui a participé, un médecin généraliste croupion, un mi-temps qui fait aussi du syndicalisme ou de la politique, je prépare déjà un communiqué rectificatif... Dont acte.
Enfin, le rapport n'a pas oublié de parsemer le texte de mots valises (les technocrates cochent les petites cases en face des mots valises pour s'assurer qu'ils n'ont rien oublié) convenus : les déserts médicaux, le paiement à la performance, les soins coordonnés, la tarification à l'activité, le modèle bismarckien, le panier de soins, l'accès aux soins...

Le secteur public signifie bien entendu l'hôpital public et ses dépendances, c'est à dire l'administration forte de ses prérogatives régaliennes, de son bréviaire néolibéral (La Loi Organique Relative aux Lois de Finance -LOLF- de 2001 et la RGPP de 2007 LA) et de sa culture du progrès ininterrompu vers des lendemains qui chantent (secousses crypto marxistes et relents anti Lumières) et ses médecins salariés qui appliqueraient les Données de la Science en accord avec les canons de la Justice sociale et de l'Humanisme dans un monde extraordinaire où administration, médical, paramédical et personnel en général vivraient dans l'harmonie perpétuelle du Bonheur ininterrompu (défini par l'OMS).
Il a dû échapper à Terra Nova que l'hôpital public était en crise. Puisque rien ne fonctionne, prenons-en le modèle. L'hôpital public ne peut être en crise selon Terra Nova puisque l'adjectif public est à la fois le contenant et le contenu, le signifiant et le signifié de la morale de gauche. Et d'ailleurs, s'il est en crise, il y a des solutions : plus d'argent, plus de personnel, plus de normes, plus de contrôleurs de gestion, plus d'administratifs apprenant la médecine aux médecins, plus de Comités Théodule, plus de réunions de concertation, plus de réunions de pilotage, plus de cases à cocher, plus de QCM à remplir, plus de rapports à envoyer, plus de couches  décisionnelles, de chefs, de sous-chefs, de superviseurs...
Il ne s'agit pas de ma part, bien entendu, de l'esquisse d'un plaidoyer pour l'hôpital privé ou pour la clinique privée, où, me dit-on, de grands groupes ont investi de façon probablement philanthropique et où les appendices sont appendicectomisées, les vésicules vésiculectomisées et autres babioles dans le même métal, sans compter les usines à stents ou les entrepôts dédiés aux fibroscopies de tous les métaux, aux angiographies et autres scanners et IRM effectués à la chaîne...
Penser que le modèle de l'hôpital public est convaincant est pour le moins hardi. C'est plutôt la désorganisation, le manque d'implication, la dé responsabilisation, la normalisation, et, last but not least, les effets indésirables de l'hospitalisation qui sont à considérer. Tant que plus de 30 % des personnes hospitalisées auront attrapé une infection durant leur séjour...
Le secteur public a bien entendu besoin qu'on l'aide pour comprendre la contre-productivité de son organisation. Le secteur public a besoin qu'on redéfinisse ses tâches, a besoin de réfléchir à ses pratiques plutôt qu'à vouloir les étendre ailleurs sous les vocables de collaboration, de réseaux (LA), d'hospitalisation à domicile (ICI), en enrôlant les libéraux dans cette galère, médecins généralistes comme paramédicaux (LA) qui viendraient à la rescousse des premiers en diminuant le coût du travail. Terra Nova n'a pas oublié quelques phrases "sociales" dans la lignée des dispensaires de l'avant ou de l'après guerre en convoquant les médecins de PMI, les médecins scolaires et sans omettre de fustiger les médecins du travail, agents du patronat. 

La prévention est l'autre pilier de cette politique de gauche avec dans le rétroviseur la vision archétypale des dispensaires ouvriers, des idées toutes faites comme Prévenir c'est guérir, Il vaut mieux prévenir que soigner, Dépister c'est gagner du temps. Ce que nous lisons entre les pages 17 et 48 ne laissent pas de nous ennuyer. Tous les poncifs défilent : les trois niveaux de prévention, les maladies environnementales, les dégâts de l'obésité, les bilans de santé, le plan cancer, la coordination, l'intensification du dépistage, le tabagisme, l'alcoolisme... On rêve en lisant qu'il faut rapprocher les PMI de la médecine scolaire, c'est à dire rapprocher le rien quantitatif avec le rien quantitatif de deux institutions à la dérive. Déléguer des tâches de santé publique aux enseignants : sur quels critères ? Sur quelle formation ? L'école n'arrive pas à apprendre à lire et à écrire aux enfants des cités et on va lui demander, en plus, de les former à l'hygiène et à la santé, sans compter l'éducation sexuelle ! La prévention en milieu scolaire, c'est aussi les menus dans les cantines, c'est aussi des toilettes propres dans les établissements d'enseignement, c'est aussi... La prévention, c'est bien, voilà, c'est dit, pourtant on ne trouve rien dans ce rapport sur les résultats des campagnes de prévention, le rapport coût-efficacité et le rapport coût-utilité, rien sur le sur diagnostic, rien sur le sur traitement, rien sur le disease mongering, rien sur la sécurité sanitaire, et cetera. Ce sont les médecins de famille qui pourraient  assurer ces tâches de prévention (et qui les assurent le plus souvent) mais ils vont disparaître. La prévention est une vaste entreprise morale et technocratique et on devrait toujours se rappeler, pardon si je me répète, cela fait partie de mes idées fixes, la fameuse, la trop fameuse, phrase de David Sackett : "La médecine préventive est trois fois arrogante : Premièrement, elle est agressivement affirmative traquant les individus sans symptômes et leur disant ce qu'ils doivent faire pour rester en bonne santé... Deuxièmement elle est présomptueuse, persuadée que les actions qu'elle préconise feront, en moyenne, plus de bien que de mal à ceux qui les acceptent et qui y adhèrent. Finalement, la médecine préventive est autoritaire, attaquant ceux qui questionnent la validité de ses recommandations."

Plus généralement, la seule idée un peu neuve que le PS avait mise en avant et qui aurait permis une réflexion générale sur les soins, l'idée du CARE (voir ICI et LA quelques prémisses et mille excuses pour le post que je n'ai toujours pas écrit sur ce que je considère être une des grandes avancées réflexives dans le domaine de la santé depuis de nombreuses années, mais, c'est promis, je vais m'y coller), elle a été enterrée sous les coups de boutoir des marxistes qui considèrent que le Care est une joyeuse plaisanterie de dame patronnesse, des opposants à toute forme d'idée qu'il existe un patriarcat dévastateur dans l'organisation sociale (les mêmes ou les héritiers de ceux qui pensaient, après la parution du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, qu'il s'agissait d'une manoeuvre de diversion bourgeoise, la domination des femmes étant une simple conséquence du capitalisme), des machistes ordinaires et des partisans de l'ignorance du travail invisible des femmes et de la non écoute de la voix inattendue des femmes.


Là où nous abordons le sublime, c'est lorsque dans une envolée lyrique dont les Think Tanks doivent avoir le secret, Terra Nova nous propose page 98 des solutions "Pour un Etat sanitaire plus démocratique." Les propositions 27, 28 et 29 sont croquignolesques : Cela commence mal quand je lis la proposition 28 : "Renforcer les compétences des Agences régionales de Santé dans le domaine ambulatoire". Les habitués de ce blog savent comment les ARS conçoivent la démocratie (ICI) et combien son chef a une façon à lui d'exercer la démocratie avec ses personnels (LA). Mais ce n'est pas tout. La proposition 27 me rend rêveur quant aux capacités de l'Etat, vous savez l'Etat de canicule, l'Etat de grippe, l'Etat des Experts, l'Etat de Mediator, de gérer l'ambulatoire. "Transférer l'administration du secteur ambulatoire de l'assurance maladie vers l'Etat, tant à l'échelon national que régional". Sans oublier la proposition 28 "Créer une Agence exécutive de l'organisation des soins au sein du ministère de la santé", ce qui signifie en bon français organisationnel augmenter le nombre de couches entre les gens de terrain, les rameurs généralistes, pour améliorer l'exécution (mais Terra Nova avait déjà créé une autre Agence, Proposition 14).
Les grandes absences de ce rapport qui s'appelle on le rappelle "Réinventons notre système de santé" : l'infiltration de l'appareil d'Etat par Big Pharma, le rôle néfaste des Agences, un système d'épidémiovigilance étique (à défaut d'être éthique), l'absence d'enseignement de la médecine de famille et, plus généralement, une nécessaire réforme des études de médecine, moins de QCM, plus de philosophie...

Enfin, quels sont les modèles proposés ? Les Français ont souvent tendance à appliquer les méthodes des autres lorsqu'elles ne fonctionnent plus (cf. le Paiement à la Performance, le P4P anglais) et Terra Nova de nous citer les HMO américaines, quelle nouveauté, le système anglais (où il n'y a QUE des médecins de famille et où le délai pour se faire opérer une hanche arthrosique à l'hôpital est de l'ordre de plusieurs années) et les modèles néerlandais et suédois (très en vogue, ce dernier) où la médecine de famille est en première ligne et où les ressources sont prioritairement allouées à la médecine de famille (soins primaires).

Nous en tirons plusieurs conclusions : premièrement, les socialistes, quelles que soient les obédiences, considèrent que l'hôpital est la source de tous les biens ; deuxièmement, que la médecine moderne doit être centrée sur de grosses structures, seules capables de gérer les inégalités de la société ; troisièmement que la prévention viendra à bout des maladies. Qu'il est loin le temps où la gauche lisait Ivan Illich... Qu'il est loin le temps où la gauche lira Carol Gilligan et Joan Tronto...


Amen.

J'avais oublié de vous donner des informations sur les "partenaires", oh que le terme est mignon, de Terra Nova, la Fondation Progressiste (sic). Renversant : LA.

(Photographie : David Sackett, né en 1934,  pour lequel vous trouverez quelques informations sur le site de son université - ICI - et trois lignes sur Wikipedia, lui qui est un des plus grands penseurs de la médecine, je pèse mes mots... LA ; lire ICI un de ses textes fondateurs)

PS du 18/09/12 : un rapport de l'Inspection Générale des Finances souligne la gabegie dans les Agences gouvernementales, leur gestion calamiteuse, et le fait qu'elles soient en doublon. ICI


dimanche 26 août 2012

Conflits du travail ? Histoires de consultation 126, 127 et 128


Dans la même journée de mercredi dernier.
126 - Une jeune femme de 23 ans
Mademoiselle A travaille dans la fonction publique territoriale. Voici ce qu'elle dit : "Je n'en peux plus... J'ai l'estomac serré en allant au travail... Ma chef s'en prend à moi... Elle me cherche... Je fais bien mon boulot et elle me reproche toujours tout... Qu'est-ce que je lui ai fait ?... Elle dit à tout le monde que je suis indispensable et à moi elle dit que je suis nulle... Elle m'en veut et je ne sais pas pourquoi." Elle se sent harcelée.
127 - Une jeune femme de 32 ans.
Madame A travaille dans une association. "Une de mes collègues s'en prend à moi. Elle m'insulte, elle me traite de nulle. Elle dit qu'elle fera tout pour me prendre ma place... C'est un cas social. Mon patron dit qu'on ne peut pas la virer comme ça et c'est moi qui souffre... Cela va mal se terminer... Quand il y aura un accident... Il faut que je calme mon mari. Il veut venir pour lui dire un mot ou deux. Je lui ai dit que cela n'arrangeait pas les choses."Elle se sent harcelée.
128 - Une femme de 46 ans. 
Madame A travaille comme secrétaire administrative dans un Comité d'Entreprise. "J'ai trois heures de transport par jour et quand j'arrive cinq minutes en retard, je me fais engueuler. Ils ne comprennent pas que les trains sont en retard, qu'il y a toujours des trucs qui se passent... Pourtant j'ai ma carte. Ils sont autoritaires... Si je racontais tout ce qui se passe ici... Je ne suis pas la seule. J'ai déjà deux collègues en arrêt de travail. Ils ne me feront pas craquer." Elle se sent harcelée.

Histoires de chasse. Je n'ai pas choisi les trois patientes.
Ce n'est pas représentatif sociologiquement : il n'y a pas de cadre supérieur, il n'y a pas d'homme travaillant en usine ou dans un magasin de pièces détachées... Pas de femme manager.
A l'exception de la deuxième patiente qui a consulté pour la première fois, les deux autres sont connues de mes services : cela dure et il y a peu de solutions sinon quitter le boulot. Pour la jeune femme de 23 ans, c'est en cours. Pour la femme de 46 ans, ce n'est pas envisageable.
Je n'en tirerai aucune leçon particulière.
J'ai fait le boulot avec ces trois femmes : explications sur les problèmes hiérarchiques, tentatives de déculpabilisation, médecin du travail, inspection du travail, associations de patients, sites internet sur le harcèlement.
J'ai fait le boulot (enfin, j'espère) et j'ai tenté de rester proche et distant (selon la magnifique définition d'Hubert Beuve-Méry de ce que devrait être un... journaliste). 
Mais où est la vérité ?
Où sont les solutions ?
Devrais-je mettre sur la table, sortir de mon caddie intellectuel tout ce qui passe dans mon cerveau, tout ce qui se dit sur le harcèlement au travail, sur la normalisation des pratiques managériales... sur l'exploitation de l'homme par l'homme, sur la perversité de la hiérarchie, sur le respect implacable de la normalité, sur la contre-productivité des grands systèmes (transports, entreprises, santé) ?
Nous ne sommes pas au café du commerce mais dans un cabinet de consultation. Il faut respecter les valeurs et préférences des patients, ne pas être dupe, ni de soi-même, ni des autres...
Ce sont les "vieilles" questions de mai 1968 qui réapparaissent. A quoi servent les médecins ? Ne sont-ils là que pour remettre en état de marche les travailleurs dans une société dominée par l'exploitation ? L'accidenté du travail renvoyé à son poste, la secrétaire harcelée ramenée dans un système hiérarchique pervers, le cadre supérieur exténué replacé dans son système normé et impossible à réaliser ?
Et je n'ai pas parlé de l'incompétence, l'incompétence du harcelé comme du harcelant, ou l'inadaptation de tous.
C'est cela : adapter la personne qui travaille (pas seulement les salariés mais les libéraux, les chefs d'entreprise) à un système inadapté.
Et le pessimisme de tout le monde : pourquoi être "bien" dans un système pervers qui ne reconnaît pas mes compétences, mon abnégation, mon sens des responsabilités ? 
Et l'activisme des médecins, notamment psychiatres, notamment nord-américains : décider que la norme c'est le travail bien dans sa peau, la famille bien dans sa peau, l'hygiène, décider que toute déviance sera classifiée dans le DSM V, que toute déviance sera cataloguée et qui dit catalogable, traitable par des médicaments, les pilules du bonheur.
Et l'optimisme de tout le monde : ça fonctionne quand même, c'était pire avant (il n'y avait pas internet et les téléphones portables), mais cela se détériore quand même... Mais aussi : c'était mieux avant, chacun savait ce qu'il devait faire, quelle était sa place...
Le médecin est placé au centre de ces problèmes qui lui échappent. Tous les médecins : le médecin généraliste, le médecin du travail, le médecin psychiatre, le médecin conseil. 
Il faut bien composer.
Ou alors croire au Grand Soir marxiste, au Paradis communautaire...
Que faire en attendant ?
Je fournis la liste : arrêts de travail, anxiolytiques, antidépresseurs, antipsychotiques, alcool, tabac, cannabis, cocaïne, entretiens psychothérapeutiques, internements... J'ai oublié les stages de gelstat-thérapie, la thalassothérapie, le bouddhisme zen, le soufisme ou un séjour en Ahsram...
Au supermarché des solutions toutes faites pour gérer la crise de la société, on peut toujours ajouter des idées personnelles...
Et je vous ai fait grâce en ne vous parlant pas de mes dadas intellectuels, Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy, René Girard... 
C'est d'un triste.
(Je ne vous conseille pas les sites patients sur le harcèlement ou les livres cultes sur la question de Marie-France Hirigoyen... On les trouve si facilement...)




jeudi 23 août 2012

Un médecin généraliste peut-il être son propre médecin traitant ?


Je n'ai entrepris aucun sondage ne comprenant qu'une seule question (Un médecin généraliste peut-il être son propre médecin traitant ?) que j'aurais pu analyser sur un coin de table après l'avoir mené par téléphone auprès d’un échantillon représentatif de dix médecins spécialistes en médecine générale et publier conjointement en ligne et  dans la revue de la CPAM des Yvelines, par exemple, ils publient peu ces temps-ci, mais j'ai renoncé. Trop fastidieux. La science m'ennuie, enfin, la pseudo science, celle qui autorise de publier des essais prospectifs avec objectifs flottants et données manquantes à foison comme sait le faire la CPAM d'Alsace Moselle à propos de la prescription des antibiotiques par les médecins généralistes (ICI). 
Je n'aurais certes pas pu poser la question à des médecins spécialistes d’organes car j'ai pensé que mes collègues m'en auraient voulu pour des raisons communautaires (les brillants et valeureux généralistes opposés aux méchants spécialistes d'organes) et qu'un administratif avisé de la CPAM (des Yvelines) aurait pu arguer que les spécialistes dits d’organes sont rarement les médecins traitants désignés par les assurés sociaux (on voit que les bases de données servent à quelque chose).
Cela dit, on pourrait m'objecter que faire un tel sondage est idiot car tout le monde sait (l'opinion commune et générale) qu'un médecin ne doit pas soigner sa propre famille et ne doit pas se soigner lui-même car cela ne peut aboutir qu'à des catastrophes mineures ou majeures (niveau de preuve : faible).

J'ai donc fait mon propre sondage sur un échantillon non représentatif (étude menée sur un seul individu constituant son propre témoin, sans randomisation, sans double-aveugle, enfin, une catastrophe statistico-épidémiologique, un seul individu qui plus est non spécialiste en médecine générale administrativement parlant, voir ICI, profil atypique, trop d'années d'installation, exerçant dans une zone trop sensible, avec un pourcentage de patients d'origine étrangère très suspect et un nombre d'actes annuels beaucoup trop élevé pour qu'il puisse faire de la bonne médecine). 
Mon médecin interrogé a réfléchi avant de répondre. Tous les sondeurs savent cela : il existe des personnes qui réfléchissent avant de répondre, non pas tant parce qu'ils ne savent pas quoi répondre, cela existe bien entendu, il faut de tout pour faire un monde, mais parce que le sondé, au lieu de se mettre dans la position de l'électeur qui vote se met dans la position de l'électeur qui répond à un sondage, ou parce qu'il existe des gens qui disent au sondeur je vais voter X et qui, une fois dans l'isoloir, votent Y, parce qu'ils l'ont toujours fait ou, au contraire, pour ne pas faire comme d'habitude, mais surtout parce qu'ils se demandent comment leur réponse sera interprétée sur l'échelle non fermée de Richter qui évalue la bien pensance des réponses données soit au niveau national, soit au niveau régional, soit au niveau local, soit entre amis, soit en famille... 

Le médecin généraliste non spécialiste en médecine générale  interrogé a répondu "Oui, un médecin généraliste peut être son propre médecin traitant." 
Vous avez compris, vous êtes des malins, on ne vous la fait pas, le médecin généraliste en question et qui a répondu à la question, c'est moi. Et le médecin traitant, c'est aussi moi (pas pour la CPAM, je n'ai rien signé, rien adressé, je n'ai rien reçu en retour, mon attestation de sécurité sociale ne comporte pas la mention "A choisi un médecin traitant", je me suis contenté de me consulter et, surtout, de ne pas me consulter).

Voici quelques raisons (qui ne sont pas exhaustives, cela va sans dire) qui m'ont fait répondre OUI et, comme d’habitude dans des assemblées consensuelles, je ne parlerai pas des raisons de ceux, non interrogés, qui auraient pu répondre NON, ou alors en les citant mal, en les déformant ou en les raillant.

  1. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, parce que je ne veux pas dé privatiser mon propre corps, que je ne veux pas le médicaliser dans les mains d'un confrère qui serait les mains de la société qui aime tout médicaliser et parce que mon corps m'appartient et que j'en fais ce que je veux.
  2. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, parce que je ne veux pas médicaliser ma propre vie et que je ne veux pas confier à un autre que moi le soin de prendre des décisions personnelles me concernant. 
  3. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, parce que je veux être mon propre juge comme je le suis généralement dans les moindres gestes de ma vie quotidienne privée ou professionnelle. 
  4. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, pour rester le plus longtemps possible dans la catégorie des patients qui ne sont pas malades et qui ne veulent pas le devenir trop vite...
  5. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, pour ne pas céder aux sirènes de la prévention et du discours moralisateur ou défaitiste (car il pourrait lui arriver d'avoir raison) de mon médecin traitant.
  6. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, parce que je ne me défie pas de ma propre expérience interne, à moins de croire qu'elle me trompe constamment quand il s'agit des patients / malades qui viennent me voir, ce qui devrait me conduire à fermer mon cabinet au moins pour un  moment, oui, je veux être mon propre médecin traitant, parce que je ne me défie pas de ma double expérience interne, celle tirée de l'expérience de ma pratique avec mes patients et celle tirée de la connaissance de mon propre corps.
  7. Oui, je veux être mon propre médecin traitant pour m'appliquer la méthode que j'applique aux autres, c'est à dire, par exemple, le questionnement de l'Evidence Based Medicine (voir LA), exercice de questionnement encore plus ardu quand je suis en jeu puisqu'il est vraisemblable que les valeurs et préférences du patient et du médecin ne coïncident pas forcément.
  8. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, bien qu'il soit possible que je puisse être partial, partiel, empathique ou sentimental à l'égard de moi-même, mauvais médecin en quelque sorte, mais que dire de l'attitude du confrère médecin traitant à l'égard du confrère médecin traité ? Se pourrait-il que le médecin traitant, paralysé par l'enjeu ou par la sympathie, soit lui-aussi partial, partiel, empathique ou sentimental, deviendrait-il ainsi mauvais médecin ? On peut aussi se perdre en conjectures sur les relations perverses qui pourraient (et qui doivent) exister entre confrère patient (ou malade) et confrère médecin traitant. C’est aussi placer le confrère médecin traitant devant une responsabilité majeure...
  9. Oui, je veux être mon propre médecin traitant pour ne pas être un malade différent de ceux que je tente de traiter par ailleurs, pour ne pas que quelqu'un d'autre, mon médecin traitant, en fasse trop ou pas assez à mon égard, les deux dangers majeurs de l'empathie.
  10. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, même si je sais qu'il est difficile de regarder ses propres tympans, d'examiner soi-même son col utérin ou d'évaluer un grain de beauté au milieu de son dos ou de tester l'état de son cristallin.
  11. Oui, je veux être mon propre médecin traitant, afin de serrer les dents quand j'ai mal ou me bourrer d'antalgiques quand l'envie m'en prend, ou prendre des médicaments que je ne donne jamais à mes patients ou de ne pas prendre de médicaments quand j'en donne à mes patients dans ce cas.
La notion de médecin traitant est bien entendu flottante en fonction de nos propres connaissances. Un bon (ça veut dire quoi, bon ?) médecin traitant doit avant tout connaître ses limites et avoir de "bons" correspondants, c'est à dire des correspondants qui partagent ses valeurs et préférences et, à défaut, celles de ses patients. Et encore ?

Je fais un peu de provocation en écrivant cela, j'ai en effet toute possibilité de discuter médecine au cabinet avec mon associée et mon ex associé et, encore plus, à la maison, et je crois aussi, toujours sans sondage, que la majorité des médecins généralistes se "soignent" tout seuls et que c'est certainement la meilleure façon de ne pas se laisser embarquer dans le délire prévento-thérapeutique ambiant, d'avoir un peu de bon sens et de mettre une certaine distance à l'égard de soi-même.


(Illustration : Narcisse par Le Caravage - circa 1595)
(Une correction a été faite dans le texte : l'étude en Alsace-Moselle était prospective)

mercredi 15 août 2012

Comment meurent les médecins.


Récemment, je ne vous avais pas parlé de façon allusive ICI d'un de mes patients qui refusait tout traitement de son cancer incurable (et je confirme qu'il a persisté dans son refus malgré toutes les "incitations" qu'il a reçues et tous les efforts désespérés des médecins pour le convaincre du contraire). J'ajoute que la première lettre que j'avais écrite pour l'adresser indiquait clairement que le patient, informé par mes soins, ce qui ne signifie pas bien informé par mes soins, refuserait et la chirurgie et la chimiothérapie et souhaitait simplement finir sa vie aux côtés de sa femme à la maison et dans la moindre souffrance possible.
Il y a plus longtemps je vous avais raconté LA l'histoire d'une de mes patientes, Madame A, 67 ans, touchée par un cancer incurable, pour laquelle je n'avais pu être assez rapide pour la faire échapper aux traitements agressifs qui n'avaient pu empêcher l'issue fatale et qui l'avaient rendue, dès le premier jour, terriblement mal. Sa famille était convenue avec moi (ICI) que l'on aurait dû ne pas la traiter tant les effets indésirables des traitements successifs avaient été désastreux et combien sa qualité de vie avait été altérée dès le premier traitement.
Je vous avais raconté LA combien le fait d'être un spécialiste d'une question médicale (le dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA et la cascade décisionnelle qui s'en suivait avec des erreurs de jugement à chaque étape de l'algorithme implicite) rendait le spécialiste en son milieu spécialisé aveugle contre l'évidence de preuves contraires (le plus souvent apportées par des non spécialistes) et l'avait conduit à subir les effets indésirables du traitement qu'il estimait originellement rarissimes et qu'il regrettait maintenant.
Un article récent, qui m'a été transmis via twitter par Medicalskeptik à l'adresse @medskep, est particulièrement éclairant : ICI. Il a été écrit par Ken Murray, qui est Clinical Professor Assistant   of Family Medicine à l'USC (University of Southern California) dont le site, ICI, laisse rêveur.

C'est l'histoire d'un orthopédiste chez qui un chirurgien découvre un cancer du pancréas. Ce chirurgien n'est pas un chirurgien lambda, l'article nous dit (il faudrait vérifier mais le nom n'apparaît pas) qu'il a mis au point une technique chirurgicale qui permet de tripler le taux de survie à cinq ans, passant de 5 à 15 %, mais au prix d'une pauvre qualité de vie. L'orthopédiste n'est pas intéressé. Il est rentré chez lui le lendemain, il a fermé son cabinet et n'a plus jamais mis les pieds dans un hôpital. Il s'est concentré sur sa famille et sur le fait de se sentir le mieux possible. Il est mort quelques mois après sans chimiothérapie, sans radiothérapie, sans chirurgie. 

Cet article est très riche et il évoque nombre de problèmes qui se posent dans la gestion de la fin de vie en médecine et de la mort en général. Il aborde notamment le fait que les médecins auraient une attitude différente de celle de leurs patients (ou de la famille de leurs patients) pour gérer fin de vie et mort. Il indique qu'il est nécessaire de réfléchir sur les interactions entre ce que sait le médecin, ce que fait le médecin pour ses malades, comment il parle aux patients et aux familles de patients, comment il se parle à lui-même, comment il parle à sa famille avant sa propre maladie et comment il parle pendant, et aussi le rôle du système, c'est à dire celui des institutions.

Je vous résume : Les médecins connaissent la musique de la fin de vie ; ils connaissent les deux craintes de leurs patients à savoir mourir en souffrant et mourir seuls ; les médecins ont l'habitude, serait-ce en plaisantant, de parler à leur famille et à leurs collègues ; ils savent aussi l'inutilité des soins en services de soins intensifs où les corps sont des objets à qui l'on fait subir différentes tortures que l'on ne ferait pas subir à des terroristes ; administrer des soins douloureux est anxiogène, le ferait-on pour des personnes de sa famille ? ; les familles dont le parent vient d'être admis en réanimation disent souvent "Faites tout ce que vous pouvez" alors qu'ils veulent dire "Faites tout ce qui est raisonnablement possible" ; les médecins, en administrant des soins inutiles, peuvent en trouver la justification dans ce qu'ils pensent être les souhaits des proches ; comment établir une relation de confiance avec un médecin de réanimation que l'on n'a jamais vu auparavant et dont on ne connaît ni les valeurs ni les préférences ? ; un malade est admis en réanimation et le docteur Murray est appelé parce qu'il le connaît, ce malade a toujours demandé qu'on ne le réanime pas, Murray a des documents signés du patient pour le prouver, Murray débranche en accord avec le staff et la famille, le patient meurt deux heures après ;  il comprend   que c'est le système, celui du toujours plus, du toujours plus de médecine, qui l'a conduit là et qui a fait que l'on a agi contre la volonté du patient ; une des infirmières a même voulu porter plainte contre lui pour homicide mais ne l'a pas fait ; s'il n'était pas intervenu le malade serait resté de longues semaines contre sa volonté dans un lit de réanimation et au prix, dit Murray, de 500 000 dollars ; Murray raconte que les médecins demandent moins de traitements que les autres, qu'une étude a montré que les patients placés dans des établissements de soins vivaient plus longtemps que ceux soumis à des traitements actifs ; enfin, il raconte l'histoire de son vieux cousin, Torch, qui fait une crise d'épilepsie qui révèle des métastases cérébrales d'un cancer du poumon ; il consulte des spécialistes qui lui promettent, au prix de 3 à 5 séances de chimiothérapie par semaine, une survie de 4 mois ; il refuse et décide de revenir chez lui avec seulement des médicaments pour l'oedème cérébral ; Murray raconte qu'il s'est occupé de lui, lui a fait de bons petits plats et qu'un matin il ne s'est pas réveillé, est resté trois jours dans le coma et il est mort (huit mois après le diagnostic) ; Murray pense qu'il a coûté environ 20 dollars à la société. Il termine en disant que son cousin, qui n'était pas médecin, avait voulu vivre dans la dignité, avait voulu plus de qualité que de quantité de vie.

Rappelons qu'il faut toujours se méfier de ce que dit le bien portant à propos de ce qu'il convient de faire quand il sera malade. La maladie, et a fortiori la maladie mortelle, change le jugement et le rend parfois chancelant et, surtout, inapproprié à la personnalité de la personne bien portante. Quant au médecin malade ou au malade médecin, c'est encore une autre histoire, car se télescopent les jugements du médecin, du malade, du médecin malade et les valeurs et préférences sont parfois contradictoires et donc difficiles à gérer. Un autre aspect que l'auteur n'a pas traité est celui de l'image que la personne malade renvoie à la personne bien portante qui n'est pas identique à l'image que la personne malade a d'elle-même. C'est un des problèmes posé par la notion d'autonomie, un concept très à la mode dans les cercles politico-médicaux, et plus généralement chez les décisionnaires, l'Education Nationale n'a que ce mot à la bouche, un concept intéressant mais d'une grande complexité tant pour sa définition que pour son contexte et pour la façon de l'aborder. J'avais essayé d'en parler un peu ICI mais c'était trop court et trop léger.
Il faut parler à ses proches de ce que l'on souhaite pour soi-même.
C'est un bon conseil.

(Illustration : KEN MURRAY, clinical assistant professor of family medicine at the Keck School of Medicine at USC)
(Addendum : un article d'août 2012 de Ken Murray : ICI )