mardi 30 mai 2017

CMT (4) : Est-il légitime de rendre obligatoires onze vaccins chez le nourrisson ? Partie 4 : l'obligation vaccinale est un contre-sens historique.

L’histoire de l’obligation vaccinale au XXème siècle montre que l’obligation vaccinale est un contre-sens historique

De 1900 à 1969 la politique vaccinale française est essentiellement fondée sur l’obligation

Le premier vaccin rendu obligatoire en France fut donc le vaccin contre la variole en 1902. L’obligation de vaccination généralisée fut promulguée par la première Loi de Santé Publique. A la fin des années 30, deux autres vaccins furent rendus obligatoires, celui contre la diphtérie et celui contre le tétanos. Néanmoins, avant la deuxième guerre mondiale, la généralisation de la vaccination demeura un objectif inatteignable, et la couverture vaccinale demeura très inégale dans les différents départements qui avaient la charge de la vaccination.

En janvier 1950  le parlement vota  l’obligation de vaccination généralisée contre la tuberculose, malgré les insuffisances, déjà connues de ce vaccin, actées lors du premier congrès international sur le BCG à l’Institut Pasteur en 1948, congrès qui avait admis l’efficacité « relative » du vaccin, classé plus tard comme vaccin égoïste car n’empêchant pas la transmission du bacille de Koch et ne protégeant que dans 50% des cas les vaccinés contre la tuberculose. Néanmoins, parce que la tuberculose était encore la  principale cause de décès chez les jeunes adultes en France, le vaccin contre la tuberculose, ou BCG (Bacille de Calmette et Guérin) fut rendu obligatoire, dans l’espoir de réduire radicalement sa fréquence.

Cette obligation, dans le texte initial de la loi, était assortie de sanctions pénales en cas de non respect, des amendes et un emprisonnement de quelques jours. Dans le texte final la peine d’emprisonnement fut supprimée et seules les amendes furent conservées.

Le débat sur l’obligation de vaccination contre la tuberculose eut lieu en marge des organes officiels et n’apparut pas dans la presse « sérieuse » ni sur les bancs des parlementaires qui votèrent en faveur de l’obligation à la quasi unanimité. Les thématiques récurrentes des partisans de l’obligation portaient sur l’efficacité  de la vaccination et son caractère inoffensif. L’argument de l’exemple des autres pays européens qui avaient rendu le vaccin obligatoire pour leur population fut également utilisé. Mais au fur et à mesure que les pays européens levèrent l’obligation de vaccination généralisée contre la tuberculose cet argument perdit de sa valeur.

Le système français de vaccination était entièrement fondé sur l’obligation. Malgré cela, ses résultats sur la couverture vaccinale furent très mitigés et pas seulement en raison de la défiance de la population et de l’action des ligues anti-vaccinalistes. En 1963, un médecin constate, dans « le Monde », quenviron 70 % des enfants échappent à la vaccination par le BCG, et que pour bon nombre d’entre eux, c’est en raison de conseils médicaux.

C’est en 1964 que le vaccin antipoliomyélitique à virus atténué oral (vaccin Sabin) fut rendu obligatoire en France. Aux  Etats-Unis, le vaccin Salk, vaccin atténué injectable contre la poliomyélite, avait provoqué, lors de l’accident de Cutter, quelques 200 cas de poliomyélite et 40 000 contaminations lors de la vaccination de 200 000 enfants par un vaccin insuffisamment atténué (les fameux impondérables de la technique)[1] [2]. En France, le nombre moyen de poliomyélites symptomatiques était d’environ 500 à 1500 pendant les années précédant l’obligation vaccinale.

L’incident de Cutter avait rendu les parlementaires un peu moins affirmatifs sur le profil de sécurité des vaccins. Sous la pression des ligues opposées à l’obligation vaccinale ils acceptèrent, pour la première fois, dans un amendement que l’Etat assume la responsabilité « des dommages directement imputables à une vaccination effectuée  dans un centre de vaccination agréé ».


Abandon de l’obligation vaccinale pour les nouveaux vaccins par les autorités en raison de son inefficacité

En 1969 eut lieu la pandémie grippale de Hong Kong. Les épidémiologistes français estimèrent à 8000 le nombre de morts dus à cette pandémie. Il est intéressant de remarquer que le nombre de morts estimés pour la pandémie grippale de 1969, fut bien moindre que le nombre de morts estimés pour une épidémie de grippe banale en 2015, 18 300, alors que les groupes à risque étaient, au moins en partie, vaccinés.

A l’automne suivant, les autorités françaises appelèrent la population à se faire vacciner. Pour ce faire, ils mirent en place une campagne « d’information » de type publicitaire, utilisant tous les moyens modernes tels la radio et la télévision. Le succès fut inattendu et les Français se firent vacciner en masse, bien que le vaccin ne fût pas remboursé et que son efficacité fût reconnue comme limitée.

Cet épisode marqua un tournant, et même un retournement de situation. Un comité de prévention de la grippe réclamant la mise en place de l’obligation vaccinale  pour la grippe et son remboursement se vit opposer un refus.

A partir de ce moment, plus aucun nouveau vaccin ne fut rendu obligatoire.

L’histoire n’est donc pas en faveur de l’obligation vaccinale comme outil de diffusion des vaccins comme le montre ce qui s’est passé lors de .la levée de l’obligation vaccinale pour le BCG : l’idéologie avait pris le pas sur les preuves scientifiques


L'exemple de la tuberculose.

La tuberculose fut longtemps une maladie redoutable. Bien que l’on manque de statistiques fiables pour la France on estime que la mortalité par tuberculose était de 220 pour 100 000 habitants au début du siècle, touchant surtout des jeunes adultes de 20 à 40 ans. Cela représente la mortalité totale par cancer de nos jours. Les statistiques britanniques sont plus précises et anciennes et montrent une mortalité par tuberculose en constante baisse. Entre 1865-69 et 1936-38, la mortalité par tuberculose en Grande Bretagne est passée de 453 à 140 décès pour 100 000 habitants, soit une diminution de 69%[3].

Cette mortalité de 220 pour 100 000 habitants était toutefois très inégalement répartie et touchait de manière très prépondérante les catégories les plus pauvres de la population. C’est ce que montre de manière frappante le Dr Lowenthal pour la ville de Paris, dans un travail accessible en ligne[4]. La ville de Paris comptait alors 2,7 millions d’habitants et quelques 80 000 habitations. Environ 11000 habitants mouraient de la tuberculose chaque année.

En s’appuyant sur les travaux d’un hygiéniste qui a recensé  pendant 11 ans la domiciliation des décès par tuberculose dans la ville de Paris, Lowenthal montre que sur cette période, la moitié des habitations parisiennes, les moins densément peuplées, c'est à dire 40 000, correspondant aux habitations bourgeoises, n’ont connu aucun décès par tuberculose, tandis que dans quelques habitations dont la densité des habitants et la promiscuité sont très importantes, la mortalité par tuberculose atteint 9 fois la mortalité tuberculeuse moyenne à Paris soit 4419 pour 100 000 habitants. Il montre ainsi que la mortalité tuberculeuse est en relation directe avec les conditions de vie, et notamment avec la promiscuité[5].

Malgré l’instauration de l’obligation vaccinale  dans les années cinquante la couverture vaccinale  pour les nourrissons n’augmenta que très peu et ne commença vraiment à croître qu’à la fin des années soixante-dix[6]. Entre temps et indépendamment de cette couverture, le nombre de cas de tuberculose et leur mortalité avaient beaucoup diminué. Au début des années 70 le nombre de cas (on ne parle plus ici des décès) était de 60 pour 100 000 habitants. Puis il a diminué à 16 pour 100 000 habitants en 1993 (environ 9000 cas).

C’est à partir des années quatre-vingt qu’on commença, en France, à débattre de la possibilité de mettre fin à l’obligation de vaccination généralisée contre la tuberculose. En outre, la France avait atteint à la fin des années 90 les critères épidémiologiques fixés par l’Union Internationale contre la Tuberculose et les Maladies Respiratoires (UICTMR) pour permettre l’arrêt de l’obligation de vaccination par le BCG. En 1999, parut un rapport de l’INVS, recommandant la suppression du rappel et la levée de l’obligation vaccinale généralisée des enfants[7]. Ce rapport envisageait plusieurs scénarii et tenait compte des effets indésirables du vaccin, bien connus, que l’arrêt de la vaccination de masse allait permettre de réduire,  et du fait que la moitié des cas observés l’étaient chez des personnes nées à l’étranger. En effet, l’incidence de la tuberculose chez les étrangers arrivant, notamment, d’Afrique Sub-saharienne est celle de leur pays d’origine, c'est-à-dire environ 30 fois plus  élevée que celle  des personnes nées en France. Cette différence s’atténue avec la durée du séjour en France et la prévalence de la tuberculose dans ces populations tend à rejoindre celle des personnes nées en France.

Ce n’est cependant que le 9 mars 2007, que le comité technique de vaccination émit un avis  demandant la levée de l’obligation vaccinale généralisée chez les enfants, afin de la remplacer par une vaccination ciblée. Il fallut donc 30 ans après qu’eut débuté la réflexion sur le sujet et huit ans après que l’INVS eut considéré cette levée comme souhaitable pour qu’une décision fût prise.

Pourquoi la prise de décision prit elle autant de temps ?  Parce que, malgré l’efficacité limitée du vaccin,  malgré l’intérêt limité de le réaliser chez des enfants nés en France, la crainte, non justifiée scientifiquement, était qu’un arrêt de l’obligation généralisée produisît une augmentation brutale des cas de tuberculose. Cette crainte avait donc son origine dans des positions idéologiques, et des croyances attribuant au vaccin une efficacité bien au-delà de ce qui était établi par la science. Si d’autres raisons peuvent avoir joué un rôle, c’est en tous cas cette crainte qui justifia officiellement que l’arrêt de l’obligation fut sans cesse reporté.

Les effets indésirables du BCG, bien connus car visibles et non contestés, furent mis en balance avec les risques d’un arrêt de la vaccination, c'est-à-dire avec une augmentation potentielle des cas de tuberculose, notamment chez les enfants de moins de 15 ans. L’hypothèse retenue du vaccin par multipuncture, alors utilisé en France, lui attribuait, de manière bien hasardeuse, une efficacité de 85% contre les miliaires et méningites tuberculeuses et une efficacité de 75% contre les autres formes. La vaccination ciblée aurait donc, selon ces hypothèses, dû entraîner une augmentation de 200 à 485 cas supplémentaires, selon la couverture vaccinale, des cas de tuberculose chez les enfant de moins de 15 ans soit un doublement ou triplement des cas dans cette tranche d’âge[8]. On aurait donc dû constater dans cette tranche d’âge une augmentation du taux de tuberculose de 1,6 à 4 pour 100 000, alors que le taux de base était à 2,7.

En réalité, l’arrêt de la vaccination généralisée eut lieu, et il n’y eut non seulement aucune augmentation des cas de tuberculose chez les enfants de moins de 15 ans mais au contraire une baisse ( de 2,7 avant l’arrêt à 2,1 après l’arrêt[9]), montrant a posteriori que toutes ces tergiversations étaient infondées car en réalité le vaccin par multipuncture n’était pas du tout efficace et n’apportait aucune protection.

Cet épisode montre surtout le caractère illusoire d’une obligation transitoire de vaccination dont les experts et idéologues vaccinolâtres détiendraient les clés. En effet, l’initiative de l’arrêt de l’obligation reviendrait alors à ceux-là même qui l’ont instaurée et qui cherchent à l’imposer. Autrement dit les comités et experts seraient juges et partie d’une obligation qui accroît considérablement leurs pouvoirs au détriment d’une science sans conflits d’intérêts et éclairée et de la liberté de choix des citoyens en situation d’incertitude scientifique.


En 1984 fut levée l’obligation de vaccination contre la variole qui avait été déclarée comme éradiquée en 1980 par l’OMS.




[2] https://en.wikipedia.org/wiki/Cutter_Laboratories On April 12, 1955, Cutter Laboratories became one of several companies that the United States government licensed to produce Salk polio vaccine. In what became known as the Cutter Incident, some lots of the Cutter vaccine—despite passing required safety tests—contained live polio virus in what was supposed to be an inactivated-virus vaccine. Cutter withdrew its vaccine from the market on April 27 after vaccine-associated cases were reported.
Surgeon General Scheele sent Drs. William Tripp and Karl Habel from the NIH to inspect Cutter's Berkeley facilities, question workers, and examine records. After a thorough investigation, they found nothing wrong with Cutter's production methods.[2] A congressional hearing in June 1955 concluded that the problem was primarily the lack of scrutiny from the NIH Laboratory of Biologics Control (and its excessive trust in the National Foundation for Infantile Paralysis reports).[3]
A number of civil lawsuits were filed against Cutter Laboratories in subsequent years, the first of which was Gottsdanker v. Cutter Laboratories.[4] The jury found Cutter not negligent, but liable for breach of implied warranty, and awarded the plaintiffs monetary damages. This set a precedent for later lawsuits. All five companies that produced the Salk vaccine in 1955—Eli Lilly, Parke-Davis, Wyeth, Pitman-Moore, and Cutter—had difficulty completely inactivating the polio virus. Three companies other than Cutter were sued, but the cases settled out of court.[5]
The Cutter incident was one of the worst pharmaceutical disasters in U.S. history, and exposed several thousand children to live polio virus on vaccination.[6] The NIH Laboratory of Biologics Control, which had certified the Cutter polio vaccine, had received advance warnings of problems: in 1954, staff member Dr. Bernice Eddy had reported to her superiors that some inoculated monkeys had become paralyzed (pictures were sent as well). William Sebrell, the director of NIH wouldn't hear of such a thing.[3]
The mistake produced 120,000 doses of polio vaccine that contained live polio virus. Of children who received the vaccine, 40,000 developed abortive poliomyelitis (a form of the disease that does not involve the central nervous system), 56 developed paralytic poliomyelitis—and of these, five children died from polio.[7] The exposures led to an epidemic of polio in the families and communities of the affected children, resulting in a further 113 people paralyzed and 5 deaths.[6] The director of the microbiology institute lost his job, as did the equivalent of the assista stepped down. Dr Sebrell, the director of the NIH, resigned.[3] nt secretary for health. Secretary of Health, Education, and Welfare Oveta Culp Hobby
[5] Article cité : pages 14 et suivantes

dimanche 28 mai 2017

CMT (3) : Est-il légitime de rendre obligatoires onze vaccins chez le nourrisson ? Partie 3 : Histoire de l'inoculation et de l'expertise pour expliquer la désinhibition modernisatrice.


Claudina MICHAL-TEITELBAUM
Je déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts avec des sociétés fabriquant ou exploitant des vaccins conformément à l’article L4113-13 du Code de la santé publique[A]  

Histoire de l’inoculation et naissance de l’expertise comme exemple des processus de désinhibition modernisatrice d’après Jean-Baptiste Fressoz[1]





La thèse de Jean-Baptiste Fressoz


Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences des techniques et de l’environnement, et maître de conférences à l’Imperial College de Londres. Il a publié, en 2012, un ouvrage intitulé, « LApocalypse Joyeuse, Une histoire du risque technologique », où il développe une thèse, basée sur un travail historique et sur des exemples précis richement documentés.

On pourrait résumer sa thèse de la manière suivante. Alors que nous pensons que nous subissons aujourd’hui les conséquences écologiques de l’aveuglement de nos ancêtres, emportés par l’enthousiasme provoqué par les progrès techniques et totalement inconscients des risques que les progrès techniques impliquaient, J-B Fressoz démontre qu’en réalité il n’y a jamais eu de consensus concernant  ces risques, mais que des objections et des oppositions se sont élevées de tout temps, mélange d’intérêts personnels froissés, d’anticipations suspicieuses plus ou moins réalistes, mais aussi, et surtout de la conscience des risques que les progrès techniques faisaient subir à l’environnement, au travail et à la sécurité des personnes. Ces résistances ne se sont pas tues, comme le veut l’histoire officielle, l’histoire réécrite, par le simple jeu de l’enthousiasme généré par les progrès techniques et leurs bienfaits. Certains groupes ont étouffé ces réticences par des coups de force, la manipulation des faits, l’adaptation des politiques et le dévoiement de la science.

Le passage du XVIIIème au XIXème siècle a été marqué par l’avènement de l’économie libérale et capitaliste et par un changement radical du rapport à la nature. D’une conception organiciste de la nature, milieu vivant avec lequel l’Homme devait composer pour vivre, on est passé à une conception mécaniciste de la nature, qu’on se représentait désormais comme un corps inerte qu’il fallait maîtriser et sur lequel l’Homme allait étendre sa domination par la technique.
J-B Fressoz rappelle que Marx avait dit, à propos du capitalisme : « la particularité du métabolisme capitaliste est son insoutenabilité ».

Le  « nouvel Homme » de l’ère capitaliste et de la Révolution industrielle est un Homme autonome,  rationnel et calculateur ; sa religion est la technolâtrie.

Après la Révolution les Français cessent d’être des sujets de sa majesté, soumis à sa volonté, pour devenir des sujets autonomes liés contractuellement à l’Etat. En tant que sujets autonomes et éduqués, ils sont réputés prendre des décisions rationnelles et jouer leur rôle en tant qu’acteurs économiques. Dans le même temps, les théories libérales prônant la dérégulation des échanges tombent à point pour justifier la dérégulation de la production dans une économie en transition vers le capitalisme, et permettre ainsi son développement.

Le capitalisme est marqué par une urgence permanente : urgence de l’accumulation de capital et des profits, qui implique l’urgence de la production et de la diffusion de toute innovation technique. Il est donc naturel que la vénération de la technique soit une caractéristique du système capitaliste. L’avènement de l’organisation économique capitaliste s’accompagne donc de l’avènement d’une nouvelle religion, la technolâtrie, par laquelle tout  progrès technique est assimilé à un progrès humain. Cela est cohérent d’un point de vue idéologique si on envisage que dans l’imaginaire et dans l’idéologie technolâtres aussi bien que capitaliste, l’horizon est la maîtrise totale par l’Homme de la nature, c'est-à-dire un rêve de toute puissance qui propulserait l’Homme au rang de dieu.

Compte tenu de cette urgence incessante, il existe un « état d’exception permanent », dit J-B Fressoz, il  est donc aussi prévisible que le capitalisme ne tolère pas la régulation.

La transition des modes de production médiévaux vers des modes de production capitalistes a été marquée par le démantèlement de la régulation, par exemple des polices urbaines de l’Ancien régime veillant au respect des interdits et à la protection de l’environnement, et son remplacement par une logique assurantielle de compensation, compenser après coup plutôt que réguler à priori, et par le développement des normes. L’étymologie du mot « norme » ne fait d’ailleurs pas appel à la notion de régulation, mais plutôt ce qui est la règle, ce qui est vrai en moyenne. D’où l’on comprend  que les normes ne sont pas destinées à réguler, mais ne  font que pérenniser un état de fait.

Le rôle de la compensation est d’éviter la régulation et de la remplacer par un marché et une logique assurantiels (par exemple, le marché du carbone, mais aussi la compensation après accident vaccinal). Le rôle des normes est de rendre le risque licite, de le banaliser, de transférer la responsabilité du risque technique de la technique elle-même vers le facteur humain, et également d’établir une tolérance sociétale et culturelle au risque (exemple de l’établissement de normes de seuils de toxicité pour les substance cancérogènes pour lesquelles aucun seuil n’a été scientifiquement établi). Les normes sont utilisées, notamment, quand les catastrophes surviennent, pour faire taire les critiques, empêcher de mener une réflexion approfondie et ainsi permettre la poursuite d’une fuite en avant technologique.

Au total ces stratégies et ces mécanismes (coups de force, compensation plutôt que régulation, normes) autorisent une banalisation du risque technique, et le sentiment du risque technologique étant ainsi neutralisé au sein des populations, cela empêche une régulation politique, cela autorise également le cumul de multiples risques technologiques et un accroissement de la prise de risques dans la durée, pouvant aboutir à des grandes catastrophes comme le dérèglement climatique. En même temps l’aveuglement face au risque technique permet une vision irréaliste de la technique, surestimant ses bénéfices et sous-estimant ses risques,  et entretient la technolâtrie. Il se crée ainsi une fuite en avant permanente, les problèmes générés par la technologie étant réputés être solubles par des innovations technologiques, qui à leur tour génèrent de nouveaux problèmes, etc. etc.

Le processus par lequel l’ensemble des acteurs devient incapable d’anticiper les risques des nouvelles techniques, n’en voyant plus que les avantages, est  ce que J-B Fressoz appelle la désinhibition modernisatrice.

L’émanation suprême de la technique est l’innovation, qui bénéficie d’un statut particulier.  On le voit, par exemple, dans les procédures spécifiques, les procédures accélérées, de mise sur le marché de certains médicaments et vaccins.

L’innovation se caractérise par l’enthousiasme qu’elle provoque chez les technolâtres mais surtout par le fait qu’elle est réputée, par définition, devoir être diffusée de manière urgente et, donc, ne pouvoir être ni régulée ni mise en concurrence avec des options alternatives.

Homme calculateur et inoculation

Le nouvel Homme  ou Homo Oeconomicus de la théorie libérale est réduit à sa dimension calculatrice car il est censé être en recherche permanente de maximisation de son bien-être par la consommation. Ce que la théorie libérale exprime par le terme de maximisation de « l’utilité »[2]. Il doit donc réfléchir constamment en termes de gains et de pertes escomptés, donc de risque.
C’est cette notion de calcul et d’évaluation du risque qui le rapproche de l’individu autonome  et rationnel voulu par les promoteurs de l’inoculation au début du dix-neuvième siècle. Cet individu autonome et rationnel choisit le risque, car autonome,  et il est obligé de le prendre, car rationnel.

 

Origines de la notion de risque,  au centre de la logique vaccinale

Le mot « risque » aurait été d’abord utilisé par les marchands pisans et vénitiens. Ils l’auraient emprunté à leurs partenaires commerciaux du monde arabe. En arabe, le mot » rizq » signifie « la part de biens que Dieu attribue à chaque homme » et donc, d’une certaine manière, la part d’impondérable dans toute transaction[3].

Pour Rousseau le risque désigne « un danger auquel on s’expose volontairement avec quelque espoir d’y échapper dans l’espoir d’obtenir quelque chose qui nous tente plus que le danger nous effraie ».

L’inoculation, ou variolisation, est l’opération qui consistait à pratiquer une incision dans la peau d’une personne bien portante pour y introduire le pus d’une personne malade de la variole contenant le virus variolique[4]. On comptait ainsi provoquer une forme atténuée de la maladie qui préserverait l’inoculé de la variole et donc prolongerait la vie de la personne inoculée.

Dans l’Europe du dix-huitième siècle, l’inoculation fut d’abord utilisée dans l’espoir d’optimiser  la rente capitaliste. On inocula les trente immortelles de Genève, trente jeunes filles sur la tête de qui des banquiers suisses avaient accordé des emprunts à Louis XIV. Ces emprunts viagers avaient un rendement élevé de 10 % par an et étaient calculés sur la base d’une espérance de vie moyenne de 20 ans[5].

On inoculait aussi certains esclaves, au prix de 20 francs par tête, les inoculateurs devant en revanche rembourser 1000 francs en cas de décès de l’inoculé du fait de l’inoculation.

 

Comme la religion, la propagation de l’inoculation en Europe est consécutive à un évènement fondateur


Et comme dans la religion cet évènement fondateur fut mythifié, à savoir qu’il fut impossible pendant des siècles et jusqu’à aujourd’hui de percevoir les éléments de réalité qui en atténuaient la portée.

Au dix-huitième siècle la dissémination des maladies entre continents était prévenue par la pratique de la quarantaine, qui consistait à isoler pendant une période de temps hommes et animaux en provenance de pays lointains et arrivant par bateau en vue de s’assurer qu’ils n’étaient pas porteurs de maladies contagieuses.

Alors que la variole était endémo-épidémique en Europe, la ville de Boston en Nouvelle Angleterre en était indemne depuis plusieurs décennies. Cependant, en 1721, un cas de variole y apparut, arrivé par bateau, et cette maladie se propagea comme une traînée de poudre dans cette population qui n’avait jamais été en contact avec la maladie. Alors qu’il n’y avait pas de quantification des cas de variole en Europe, l’administration employa tous ses moyens pour tenir un compte précis des malades et des morts. En même temps une campagne d’inoculation fut lancée sous l’impulsion de deux pasteurs protestants, Cotton Mather et Benjamin Colman. Face aux critiques nombreuses sur cette pratique inconnue, jugée dangereuse et contre-nature ils publièrent une analyse quantitative réputée démontrer l’intérêt de l’inoculation.

Ainsi, sur une population de quelques 12000 âmes à l’époque dans la ville de Boston, 7989 habitants furent contaminés par la maladie et un sur neuf en mourut, soit 844. Tandis que sur 286 inoculés il y eut « seulement » six décès, soit un sur 48.

 

La logique était imparable et semblait établir de manière incontestable de quel côté se situait le plus grand risque.

Cette manière d’évaluer et de comparer les risques en faisant appel à la raison et au calcul était nouvelle dans le domaine médical. La médecine était alors plutôt un art et la faculté de médecine était, en France, rattachée à la République des lettres.

Si l’inoculation suscitait les critiques c’est aussi parce qu’elle ne pouvait être rattachée à aucune des deux approches existantes : à celle qui avait le corps malade pour objet et qui autorisait des pratiques contre-nature pour retrouver la santé, ni à celle qui traitait de l’hygiène et préconisait des pratiques naturelles chez les bien-portants pour prolonger et conserver la santé. En fait l’inoculation introduit un paradigme nouveau et inaugure la transformabilité des corps, c'est-à-dire des pratiques non naturelles aux fins d’améliorer les performances de l’être humain.

Tous les débats qui eurent lieu pendant les siècles suivants eurent pour base le chiffrage du rapport bénéfice-risque effectué par Mather et Colman dont les promoteurs acharnés de l’inoculation furent incapables de se détacher.

En réalité ce rapport n’était pas transposable dans des populations où la variole était endémique et où un grand nombre de sujets avaient déjà été contaminés et donc étaient immunisés contre la variole. Bien que la vérité des chiffres parût éclatante elle était largement nuancée par des faits dont ces chiffres ne tenaient pas compte tels que l’inutilité de l’inoculation chez des personnes déjà immunisées, la durée de la protection par l’immunisation comparée à celle de la maladie naturelle et au maintien de l’immunité à long terme par une réinfestation asymptomatique dans une population où le virus circule, le risque de contamination de l’entourage par l’inoculé ou le risque de transmission d’autres maladies lors de l’inoculation.

En tous cas cet évènement historique marqua le début de l’intérêt pour l’inoculation en Europe. L’histoire de l’inoculation est à la base de la vaccinologie moderne. Elle marque aussi l’émergence du risque et le détournement de la science qui est utilisée comme mode de gouvernement des conduites pour les aligner dans le sens de la technique.

Les premiers à s’emparer de ce phénomène nouveau furent l’Eglise protestante et les aristocrates.

Théologie de l’inoculation et éthique aristocratique

L’épidémie meurtrière de Boston voit la naissance d’une nouvelle théologie de l’inoculation. Elle a ses apôtres, au premier rang desquels se trouve Mather, le pasteur protestant, qui entreprend «  l’évangélisation  du peuple.». Pour le pasteur Colman : « Si quelqu’un meurt de l’inoculation, il meurt dans l’usage du moyen le plus probable qu’il connaissait pour sauver sa vie ; il meurt dans la voie du devoir et donc dans la voie de Dieu ».

Mather et Colman, échangeaient des lettres avec James Jurin à Londres, médecin et secrétaire du Royal College. Pour celui-ci la différence des probabilités révèle l’origine divine de l’innovation.

Charles Chais, un pasteur suisse, écrit en 1755 un « Essai apologétique sur l’inoculation ». Il se livre à une comparaison marchande pour concilier théologie et vision utilitaire. Selon lui, la vie ne m’appartient pas. Elle est seulement un « précieux dépôt » que Dieu m’a confié et dont « je suis comptable ». Ne pas choisir les meilleurs risques revient donc à léser Dieu.

En 1752 l’évêque de Worcester fonde, à Londres, le Smallpox and Inoculation Hospital et inocule gratuitement, grâce aux dons des paroissiens, les populations démunies.

En France la situation est bien différente.

En 1754, l’avocat général du parlement de Paris, Omar Joly de Fleury, tranche : « cette pratique étant dangereuse en elle-même, il convient de poursuivre sévèrement tous ceux qui la mettraient en pratique ».

En 1763 les casuistes, des théologiens chargés de juger les cas de conscience, ainsi que les juristes de la Sorbonne, rejettent  conjointement l’inoculation. D’une part, la question de la responsabilité en cas de décès ne peut être tranchée, d’autre part, l’inoculation est un non-choix car elle est d’abord subie par les enfants, l’entourage risque lui-même d’être contaminé à la suite de l’inoculation, et donc celle-ci risque aussi de multiplier les foyers d’infection. Progressivement, au début des années 1760, la pratique de l’inoculation est interdite sous peine de sanctions, dans plusieurs grandes villes françaises.

Au même moment où l’inoculation est bannie en France de l’espace public, elle connaît un certain succès auprès des aristocrates. En effet, le risque même attaché à cette pratique correspond à l’éthique aristocratique de courage. Se faire inoculer ou faire inoculer ses enfants est un exploit, un acte héroïque qui donne lieu à la remise d’une médaille. Les aristocrates  tiennent des journaux d’inoculation, décrivant dans le détail l’évolution de leur état et leurs symptômes après l’inoculation. Ou bien ce sont des proches qui se livrent à cette pratique descriptive en rendant des visites quotidiennes  aux inoculés. Ils diffusent ensuite les connaissances acquises dans la haute société sous la forme de journaux d’inoculation qui, par la précision et le soin apportés à leur rédaction, acquièrent la même valeur que des ouvrages médicaux.

Personne ne songe alors à remettre en question la parole aristocratique lorsque celle-ci décrit les accidents graves et les décès consécutifs à l’inoculation. Chacun s’incline et s’émeut devant le drame subi par le marquis de la Perrière, qui perd un de ses fils et dont l’autre devient sourd après leur inoculation par le médecin Acton. Ce fait donna lieu à plusieurs publications. Personne ne songe  à contester les objections de certains aristocrates qui argumentent sur le fait que l’inoculation dénature les relations filiales par une logique marchande. Venant des aristocrates cet argument apparaît comme légitime. Et, surtout, l’idéologie ne s’est pas encore emparée du sujet.

Les  récits des échecs de l’inoculation sont issus des inoculateurs eux-mêmes, des médecins qui font commerce de leurs compétences comme inoculateurs, et qui s’appliquent à décrire les échecs de leurs concurrents, afin de mieux valoriser leur propre travail.

Le tableau de l’inoculation dressé par ces récits, quoique non centralisé et composé d’informations souvent issues de profanes, est très différent de celui qui va apparaître lorsque ce sera l’Etat qui va s’emparer de l’inoculation pour en faire un outil d’optimisation de la population et de la force guerrière.

Tant que le débat sur l’inoculation est resté ouvert et a eu lieu sur la place publique, les aspects moraux, politiques, éthiques et affectifs aussi bien que mathématiques de l’inoculation demeurèrent inextricablement mêlés. En France, on dut se rendre à l’évidence : le risque ne parvint pas à produire un alignement des conduites.

Inoculation et duel de mathématiciens : une simple question comptable ?

Dans son « Mémoire sur l’inoculation de la petite vérole » en 1754, Charles Marie de la Condamine, aristocrate, scientifique, explorateur et mathématicien, favorable à l’inoculation, présente la controverse sur l’inoculation comme un simple problème mathématique. Ni la médecine, ni la morale, ni les sentiments n’y avaient leur place. Il dit ainsi : « gardons nous de faire un cas de conscience d’un problème purement arithmétique ».

Daniel Bernoulli, médecin et mathématicien bâlois, lui emboîte le pas. Avec son frère, Nicolas, il fonde le concept d’ « utilité » évoqué plus haut, qui est à la base de la définition de l’Homo oeconomicus comme un sujet cherchant à maximiser son bien-être par la consommation. Il jette aussi les bases du concept de risque et d’aversion au risque utilisés dans la théorie économique et financière. En tant que mathématicien il envisage le problème de l’inoculation comme un calcul probabiliste. Il se positionne en se plaçant du point de vue de l’Etat comme s’il s’agissait d’un entrepreneur cherchant à optimiser la rentabilité de son capital. Au dix-huitième siècle, une population nombreuse est un facteur de puissance pour l’Etat, car il faut beaucoup de bras pour cultiver la terre et faire la guerre. Le calcul de Bernoulli est que si les enfants sont inoculés à la naissance, le risque de l’inoculation, un décès pour 200 inoculés d’après lui, fera gagner 79,3 individus sur 1300 enfants.

Son calcul se base sur l’hypothèse que chaque individu de la population a le même risque à chaque âge de la vie. Pour lui ce raisonnement resterait valable même si la différence de létalité  entre inoculation et  variole était très faible et ne faisait gagner que quelques jours d’espérance de vie en moyenne.

Ce  calcul, comme tous ceux qui ont été faits lors de son débat avec d’Alembert, et comme d’Alembert le fera remarquer, repose sur deux présupposés : le premier est que l’inoculation protège à vie et le deuxième est qu’elle ne transmet aucune maladie mortelle ou dangereuse. Un autre présupposé est oublié ici, pouvant modifier radicalement la balance bénéfice-risque théorique : il ne faut pas que la variolisation génère par elle-même des nouveaux foyers de variole. Tous ces présupposés s’avèreront faux, comme on le verra plus tard.

En fait, Bernoulli raisonnait en capitaliste. Il considérait les vies humaines comme des unités monétaires, toutes identiques, dont il fallait optimiser la valeur pour l’Etat. Il avait dit sa préférence pour un âge précoce pour la variolisation estimant que les enfants, non productifs, n’avaient pas de valeur en termes d’accumulation de richesse et de pouvoir pour l’Etat, le but étant de maximiser le nombre de jeunes hommes pour cultiver la terre et aller se battre et le nombre de jeunes femmes reproductrices. Il raisonnait sur l’humain de manière abstraite comme une masse uniforme devant se plier aux ambitions de rendement de son gestionnaire, l’Etat.

Son raisonnement n’était pas seulement humainement et moralement contestable (euphémisme) mais aussi mathématiquement faux, car fondé sur une pure abstraction ne tenant aucun compte des éléments factuels du monde réel.  C’est pourtant sur ce même type de raisonnement hyper simplificateur et irréaliste qu’est fondée la vaccinologie actuelle.

Jean-Henry Lambert, un autre mathématicien du dix-septième siècle originaire de Mulhouse, fit remarquer que le risque de contracter la variole et d’en mourir n’était pas le même à tous les âges, contrairement au postulat de Bernoulli, et que l’on devait définir un âge optimum pour la variolisation.

D’Alembert, mathématicien et physicien français, auteur de l’Encyclopédie, présenta, en novembre 1760, un mémoire sur l’inoculation et les probabilités devant l’Académie des Sciences. Quoique plutôt favorable à l’inoculation, sous les présupposés évoqués précédemment, il disputa surtout l’idée que les raisonnements mathématiques soient pertinents pour la prise de décision individuelle dans des domaines qui relèvent de la politique et de choix personnels. Rappelons qu’à l’époque la variolisation était rejetée à la fois par les juristes et par la population et que, si elle devait s’imposer, cela ne pouvait se faire que par la persuasion et des choix individuels.

Parmi les objections soulevées par d’Alembert on en retiendra trois
D’une part, il estime que les choix humains sont marqués par une préférence pour le présent : exposer un enfant en bonne santé au risque de l’inoculation au prétexte d’un risque, quantitativement supérieur en théorie, mais de survenue indéterminée dans le temps n’est pas l’option intuitive. Cette préférence pour le présent est une règle intégrée maintenant en économie et illustrée par le paradoxe de Saint Petersbourg[6]. Le choix qui semble, de prime abord, mathématiquement rationnel n’est pas ici le choix jugé humainement raisonnable par les parents. 
Une deuxième objection de d’Alembert porte sur les différences interindividuelles. Il explique ainsi que le bénéfice individuel relatif  de l’inoculation sera d’autant moindre que le risque global pour une personne donnée, de mourir d’une autre cause est grand. Il évoque, pour sa démonstration, des métiers dangereux.
En troisième lieu d’Alembert explique, et cela est lié au point précédent, qu’il est faux de dire qu'éviter une maladie ramène le risque de mourir d’une personne au risque moyen. Ce qu’il énonce là  est une vérité générale mais c’est encore plus vrai quand les conséquences graves d’une maladie touchent majoritairement des personnes fragilisées par la misère ou des pathologies chroniques. Pourtant, c’est encore ce postulat qui prévaut dans les calculs de gains d’espérance de vie, calculs qui attribuent à chaque personne évitant une maladie grâce à un vaccin un gain d’espérance de vie qui est fonction de son âge et de l’espérance de vie moyenne de cette population. C’est ce même raisonnement qui est utilisé pour le calcul du rapport coût-bénéfice permettant ainsi une majoration injustifiée  des bénéfices et donc des coûts tolérables.

La conclusion de D’Alembert est que, même sous des hypothèses extrêmement simplifiées et favorables à l’inoculation, le risque est  incapable de produire une conviction généralisée et que, « loin de standardiser le jugement, le risque éparpille les consciences ».

Ce débat démontre que même en simplifiant à l’extrême le calcul  et en ne prenant en compte qu’un seul critère, en l’occurrence le décès (par variole ou par inoculation), le défi posé par le calcul probabiliste du bénéfice d’une vaccination généralisée est de nature à générer la controverse et à mettre en difficultés des mathématiciens chevronnés [6].

Nous devons en conclure que la présentation actuelle qui est faite du rapport bénéfice-risque des vaccins témoigne surtout de l’ignorance des experts en la matière.
Au bout de plusieurs décennies de propagande des tenants de l’inoculation, en 1758, il n’y avait qu’une centaine d’inoculés à Paris. La fin du dix-huitième consacre ce que J-B Fressoz appelle l’échec moral du risque comme mode de gouvernement des consciences.

Le risque n’a pas réussi à aligner les consciences dans le sens de la technique, mais c’est ce que la philanthropie, l’expertise, l’Etat  et une certaine idée de la science vont entreprendre de faire au dix-neuvième siècle.

Cruelle philanthropie

La Révolution française marqua un changement de paradigme. Les sujets étaient devenus des individus autonomes entretenant un lien, non plus de subordination mais de nature contractuelle avec l’Etat. Ceci justifiait, aux yeux des dirigeants, d’exercer des contraintes sur le corps social en vue d’accroître ses performances. En 1793 parut un décret rendant obligatoire l’inoculation pour tous les enfants dont les parents recevaient des secours publics. Ce décret ne fut pas appliqué. On pensait  qu’en attendant que la République forme des citoyens éclairés, sachant reconnaître leurs propres intérêts, la souveraineté nationale pouvait imposer au peuple les moyens de son propre bonheur.

Une idée, commença alors à s’imposer, idée d’une étonnante actualité. Cette idée était que la philanthropie éclairée soulage la misère non par la charité mais par l’innovation.

C’est ce qu’il faut garder à l’esprit pour comprendre ce qui va suivre. Les promoteurs de la vaccine qui succéda à l’inoculation étaient certainement animés par un sentiment technolâtre de nature religieuse. Face à cette innovation qu’était la vaccine, ils furent saisis de ce sentiment d’euphorie et d’urgence qui anime les technolâtres devant toute innovation, et la foi que celle-ci allait sauver le monde autorisa toutes les dérives éthiques imposées par cet état d’exception.

En 1798, Edward Jenner, médecin anglais, révéla l’existence de la vaccine,  ou cowpox, maladie de la vache moins virulente que la variole mais qui semblait immuniser les trayeuses contre cette maladie. Il publia une étude sur 23 cas. D’autres avaient fait des inoculations de la vaccine avant lui, mais il fut le premier à faire une étude et une communication officielle.

En 1800, de retour d’exil sous la protection de Talleyrand, Alexandre Frédéric La Rochefoucauld duc de Liancourt, subjugué par ce qu’il avait vu dans les pays anglo-saxons, lança une souscription publique afin de créer un comité de notables, le « comité vaccine », chargé de propager la vaccine en France. Il prétendait ainsi mener une œuvre philanthropique, soustraire la vaccine au marché et la juger impartialement.

Il inventa ainsi la figure  de l’expert zélé et désintéressé, celui qui est à la fois propagandiste et juge de l’innovation.

En mai 1800, le comité vaccine se fit envoyer par Jenner un échantillon de vaccine, sous forme de pus desséché, afin de l’expérimenter. Les résultats de cette expérimentation sur trente enfants trouvés laissèrent les membres du comité perplexes. Seuls sept de ces enfants développèrent un bouton. Ils utilisèrent alors celui des enfants qui avait la plus belle pustule et firent une contre-épreuve en l’inoculant avec la variole. L’enfant contracta alors la variole. Ils remarquèrent plus tard que des varioles survenaient pendant la vaccine. Les médecins finirent pas convenir que la vaccine est une maladie différente de la variole.

En janvier 1801, Chaptal, chimiste et médecin, fut nommé ministre de l’Intérieur. Admirateur des innovations techniques, Chaptal était aussi un fervent défenseur de l’inoculation. Lorsque, en 1804, il créa le corps préfectoral, il lui donna pour mission prioritaire la diffusion de la vaccine.

La vaccine est donc réputée protectrice mais moins virulente que la variole. En revanche elle est rare et d’une conservation difficile. En réalité l’être humain semble être le seul incubateur du vaccin.

Chaptal décide alors de créer des dépôts de vaccins. Les quelques 60 000 enfants trouvés qui sont à la charge de l’Etat et présents dans les hospices (dont il confie la direction à des médecins zélés) pourront servir d’incubateurs pour permettre  la conservation du vaccin et la vaccination des populations. Le pus est donc passé de bras à bras. Cette pratique est justifiée par l’idée de rentabiliser la charge que sont les enfants trouvés pour l’Etat. Un enfant « incubateur » peut être inoculé jusqu’à 50 fois pour permettre d’inoculer de nombreux sujets.

Lorsque ces enfants étaient amenés dans les villages par les officiers vaccinateurs pour des séances d’inoculation de la vaccine, les parents se plaignaient du danger de transmission de maladies, mais jamais de l’inhumanité du procédé. Quelques rares médecins s’élevèrent contre cette pratique.

C’est au moment où  la vaccine commença à se propager qu’un courant anti-vaccinaliste naquit. Il n’était pas représentatif de la population qui exprimait des doutes concrets sur le rapport bénéfice-risque de la vaccine, mais s’organisait autour de la thématique de la dégénérescence de la race humaine par la vaccine en tentant de démontrer le lien entre cette supposée dégénérescence et l’inoculation. Il ne critiqua jamais les aspects scientifiques et idéologiques des campagnes vaccinales et demeura marginal et inaudible pendant toute cette période.

En 1800 la vaccine devint obligatoire dans les armées britanniques, françaises et prussiennes, dans le but d’optimiser, pensait-on, les forces guerrières.

En 1805 environ 400 000 personnes avaient déjà été inoculées par la vaccine.
Malgré les pressions exercées par le comité vaccine prônant l’obligation vaccinale, Fouché, le ministre de l’Intérieur qui avait succédé à Chaptal, leur rétorqua en 1808 que « les mesures coercitives ne sont pas autorisées par les lois, et que la douceur et la persuasion sont les moyens les plus efficaces d’assurer le succès de la nouvelle inoculation ».

L’Empire veut aussi éviter de discréditer la puissance paternelle en imposant une pratique non approuvée par les pères, relais de son autorité dans les familles.

Ce n’est qu’en 1902 que la vaccination anti variolique deviendra obligatoire pour l’ensemble de la population.
Mais au début du dix-neuvième siècle, un débat scientifique fut ouvert  autour de la vaccine en même temps que la défiance de la population se développa à son encontre. Comment expliquer que les manifestations de la vaccine soient aussi différentes de celles de l’inoculation variolique ? Les contre-épreuves (inoculation de la variole aux sujets ayant reçu la vaccine) ne démontraient pas de résultats probants et étaient sujettes à des critiques justifiées de la part des opposants mettant en avant leurs limitations.

Il devint urgent de regagner la confiance du public, de le rassurer et de définir des critères clairs de succès de la vaccine chez les inoculés.

Pour être acceptable, implémenté massivement et philanthropique le vaccin  devait être parfaitement bénin et pouvoir être  réalisé par n’importe quel officier de santé. Emporté par ses convictions le comité vaccine, qui avait acquis un pouvoir expertal, celui de dicter la vérité aux médecins et à la population, élabora progressivement le mythe du vaccin parfait, totalement efficace et sûr et protégeant  les vaccinés à vie.

Mais comment expliquer alors les échecs de la vaccine ?
Cela ne pouvait être qu’un malentendu. Cela ne pouvait provenir que d’erreurs humaines.

Jenner avait évoqué la « spurious cowpox », une vaccine non immunisante qui n’était pas la « vraie vaccine ». Les médecins français inventèrent la « vaccinelle ». Mais les médecins n’ayant  accès qu’aux signes de la maladie et non à son essence, ils décidèrent donc  que la maladie ETAIT ses symptômes.

On se lança alors dans des descriptions de plus en plus fines de l’aréole vaccinale, qu’on dessina, dont on fit des gravures. On était persuadés que l’allure de l’aréole vaccinale définissait le succès ou non de la vaccination. Sans en avoir néanmoins la moindre preuve.

En réalité les symptômes de la contamination par la vaccine comme ceux de la variole et de toutes les maladies infectieuses étaient un continuum, un spectre, allant de la maladie asymptomatique aux formes les plus sévères. Le problème était de savoir où se situaient les symptômes de la vaccine sur ce spectre.

Toutes ces spéculations qui n’étaient pas bien utiles pour déterminer le succès ou non de la vaccine, eurent néanmoins une fonction importante : elles instaurèrent l’expertise officielle comme la référence absolue de la vérité scientifique sur la vaccination. Seuls les experts officiels avaient la légitimité pour dire ce qu’était une « vraie » vaccine.

Les médecins devinrent finalement obsédés par l’objet vaccine et en oublièrent de se préoccuper de sa finalité première qui était la protection des patients.

En 1805 parut le premier atlas illustré décrivant les différentes formes observables de l’aréole vaccinale. Cet épisode signa la naissance de la nosologie clinique.

Dans le même temps les comités vaccine se multiplièrent au niveau local. Ils devaient recueillir des statistiques produites par les officiers vaccinateurs du service vaccine. Ceux-ci pouvaient en théorie rapporter les effets indésirables relevés mais  n’étaient guère incités à le faire. D’une part ils manquaient de place car les registres permettaient tout juste d’enregistrer les vaccinés. Ensuite, ils craignaient d’être accusés de pratiques défectueuses et sanctionnés s’ils rapportaient des effets néfastes puisque la vaccine étant parfaite ses effets néfastes ne pouvaient relever que d’une faute ou une erreur humaines. A la différence des inoculateurs du dix-huitième siècle, s’empressant de narrer les accidents d’inoculation de leurs concurrents, ceux-ci n’avaient aucun intérêt à rapporter les effets indésirables de l’inoculation par la vaccine.

J-B Fressoz a trouvé néanmoins la trace, dans les archives historiques, de deux vaccinateurs partis inoculer 600 personnes dans les villages alpins, qui provoquèrent 40 décès chez les inoculés soit un inoculé sur quinze. Ce phénomène  ne fut néanmoins pas révélé par les registres vaccinaux mais par la correspondance d’un notable s’en plaignant aux autorités.

Les comités vaccine locaux, gagnés par la technolâtrie, eurent finalement pour rôle principal de réfuter les plaintes des parents, de filtrer les mauvaises nouvelles afin que n’arrivât au comité central vaccine que ce qu’il voulait bien entendre : les preuves de l’efficacité parfaite et sans défauts de la vaccine.

En combinant la nosologie et les statistiques, le comité central de la vaccine, seul investi du pouvoir de publier, de réfuter, de sanctionner et de dire la vérité vaccinale créa les conditions de l’auto-censure et de l’auto-confirmation de ses théories.

En 1810 commencèrent à apparaître les premiers cas de variole  atténuée chez des personnes précédemment inoculées. En 1820 la défiance envers la vaccine s’accrut, car, faute de rappel, les cas de contamination parmi les inoculés se multiplièrent. En 1868, à la suite d’une controverse entre spécialistes au sujet de la transmission de la syphilis, l’Académie des Sciences finit par admettre que l’inoculation était un mode de transmission pour cette maladie, ce que le comité vaccine s’était employé à nier pendant plusieurs décennies.

L’épisode de la vaccine signa aussi le divorce entre public et médecins. J-B Fressoz explique qu'au fur et à mesure que des litiges émergeaient en raison des accidents vaccinaux et étaient réfutés par le pouvoir expertal, la perception du public par les médecins se transforma :  « D’une instance de jugement et de production d’information, d’une instance rationnelle qu’il fallait convaincre, le public devint une masse, dotée d’une inertie, qu’il fallait subjuguer par l’autorité médicale et administrative et par l’explication de sa propre incompétence. Un nouveau genre apparut dans la littérature médicale : le traité sur les erreurs et préjugés populaires ».

Pour J-B Fressoz, le comité vaccine « … permit, au fond, à la politique et aux individus, de se décharger du poids moral de la décision. »

Il conclut : « De manière bien plus efficace que le risque, l’expertise produisit de la désinhibition : en administrant des preuves et aussi de l’ignorance elle fut la condition de l’acceptation de la vaccine et, derechef, celle du changement d’échelle de l’humanité ».




[1] Fressoz, J-B, L’Apocalypse Joyeuse, une histoire du risque technologique, Editeur Seuil, collection Univers Histoire, 2012.
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_de_Saint-P%C3%A9tersbourg : Le paradoxe de Saint-Pétersbourg se résume à la question suivante : pourquoi, alors que mathématiquement l'espérance de gain est infinie à un jeu, les joueurs refusent-ils de jouer tout leur argent ? Il s'agit donc non d'un problème purement mathématique mais d'un paradoxe du comportement des êtres humains face aux événements d'une variable aléatoire dont la valeur est probablement petite, mais dont l'espérance est infinie. Dans cette situation, la théorie des probabilités dicte une décision qu'aucun acteur raisonnable ne prendrait.

La suite : l'obligation vaccinale ne sert à rien : ICI.