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dimanche 25 novembre 2018

Calendrier de l'avent des lectures médicales : Ivan Illich. #1

C'est le début de la présentation de livres dont la lecture paraît indispensable à tout médecin, tout professionnel de santé, tout acteur du soin, tout aidant, tout citoyen non malade ou malade, tout décideur politique ou administratif ou privé, tout commentateur de la santé (journaliste, économiste, philosophe, épistémologue, démographe, géographe, et cetera).
Il est évident que je ne partage pas tout ce qui est écrit mais la seule façon de ne pas être d'accord c'est de lire ce que l'autre pense.




Illich Ivan. (1975) Nemesis médicale. L'expropriation de la santé. Paris: Seuil, 224 pp.

"L'entreprise médicale menace la santé. La colonisation médicale de la vie quotidienne aliène les moyens de soins. Le monopole professionnel sur le savoir scientifique empêche son partage. 
Une structure sociale et politique destructrice trouve son alibi dans le pouvoir de combler ses victimes par des thérapies qu'elles ont appris à désirer. Le consommateur de soins devient impuissant à se guérir ou à guérir ses proches. Les partis de droite et de gauche rivalisent de zèle dans cette médicalisation de la vie, et bien des mouvements de libération avec eux. L'invasion médicale ne connaît pas de bornes." voir ICI

La contre-productivité

Dans la première partie de sa vie, Ivan Illich s’est attaché à travers ses livres les plus connus (Une société sans école (1971), Énergie et équité (1973), La Convivialité (1973), Némésis médicale (1975)), à élaborer une critique de la société industrielle en montrant que ses structures de services, l’école, les transports, la médecine, vont, passé un certain seuil, à l’encontre des objectifs qui leur sont attribués. L’école ôte à l’élève l’envie et la capacité d’apprendre par lui-même, l’autoroute empêche les moyens de transports traditionnels comme la marche ou le vélo d’exister, l’hôpital crée plus de maladies qu’il n’en soigne. C’est ce qu’exprime son concept de contre-productivité. Mais le plus grave est que ces services institutionnalisés rendent le recours à des savoirs experts incontournables, privant les individus de moyen simples et à leur portée, à leur mesure, de gérer leur vie ou de résoudre leurs problèmes. En bref, la société industrielle engendre l’hétéronomie et aliène les femmes et les hommes qui la composent. Il n’en va cependant pas ainsi de tous les systèmes techniques. L’important est que l’équilibre entre autonomie et hétéronomie soit respecté. Je ne fabrique pas ma bicyclette tout seul, mais je peux la conduire et la réparer sans un long apprentissage. Ici, entre mon outil et moi, la synergie est positive, c’est la convivialité. Une voiture à l’inverse impose sa loi au conducteur, mais aussi une certaine conception de l’espace et du temps. Elle suppose un réseau routier élaboré, un apport énergétique externe et une capacité économique telle que passé un certain seuil elle fait perdre plus de temps qu’elle n’en fait gagner. Voir LA.

jeudi 2 juin 2016

Homophobiol, le premier traitement contre l'homophobie : une campagne idéologiquement déplacée.


Une campagne publicitaire de l'association AIDES (LA) contre l'homophobie excite l'association et la fait s'auto congratuler par des gens qui trouvent cela génial, ce dont elle ne manque pas de s'en faire le relais.
Je trouve cette campagne terriblement déplacée.
Les campagnes de publicité servent en théorie à vendre des produits. Quand une campagne de publicité est "bonne", cela ne signifie pas qu'elle est acceptée par le milieu publicitaire ou qu'elle fait le buzz ou qu'elle est détournée sur you tube, cela signifie que la courbe des ventes est en train de monter. L'important d'ailleurs n'est pas que la courbe des ventes monte en trois jours (mois) et retombe en deux, l'important est que le produit (ou la marque) monte progressivement, atteigne un plateau et continue de se vendre pendant des mois (années) en profitant de la forte image que la campagne a produite pour que le consommateur désire le produit.
Mais ne faisons pas du marketing pour classe maternelle. posons-nous la question ? Combien d'homophobes auront changé d'avis en voyant la boîte ?

Non, je pense que cette campagne est déplacée et inappropriée (nonobstant le fait que ses créateurs affirment que cela fait en parler, de l'homophobie, et que c'est toujours cela), pour des raisons idéologiques.




D'abord, utiliser la publicité, le procédé le plus hideux du consumérisme et de la société de consommation en général, et nul doute que de nombreuses associations qui luttent contre l'homophobie luttent aussi contre la publicité, et les procédés de la publicité (on me rétorquera : utiliser les armes de l'adversaire pour le combattre est souvent une bonne chose, hum...), les procédés les plus infâmes, les faux témoignages, les études bidons, même avec humour.

Voici quelques perles :
Homophobiol est le nouveau médicament lancé par AIDES et Ex Aequo, deux ONG qui luttent contre le sida. Son principe est simple : à l’aide de comprimés ou de patchs, le traitement est censé combattre l’homophobie, de la plus petite à la plus importante (ICI).
On a même réalisé de faux témoignages (sic) pour montrer l'efficacité du produit : comme si la publicité n'utilisait pas, toujours, de faux témoignages (voir LA).

On a aussi cela :
Dans le cadre de la journée internationale de lutte contre l'homophobie, des associations proposent avec légèreté un traitement médical imaginaire: une pastille contre les insultes et les violences envers les homosexuels (LA).

Ensuite : 
J'ai longuement développé sur ce blog, en me fondant sur Ivan Illich (La Nemesis médicale dénonçant : la médicalisation de la société,  l'hétéronomie de la santé, la perversion et les dangers de l'institution médicale, et cetera, voir LA et ICI) et sur Thomas Mckeown (The role of medicine précisant : les rôles respectifs de la médecine et de l'hygiène, les actions respectives des médecins et des institutions de santé, ce que l'on devrait attendre des uns et des autres, les illusions sur la médecine inventées par les médecins, l'industrie pharmaceutique, et cetera), par exemple mais la liste des bons auteurs n'est pas limitative, que les croyances mythiques en la médecine passaient par la médicalisation de la société, la médicalisation de la vie, et, par conséquence, la médicamentation de la vie publique et privée, la pilule du bonheur des années soixante, et voilà que d'un seul coup d'un seul les deux associations entérinent ces faits.

Encore : 
Qui peut penser une seule seconde que l'homophobie (qui est une variante de la peur de l'autre mais, bien entendu, beaucoup plus, mais parler d'analyse freudienne est devenu incongru, voire réactionnaire, et ce, d'autant, que les freudiens ou ce qu'il en reste ont des comptes à rendre avec l'homosexualité, c'est ce que disent les LGBT, puisqu'ils résistent...) pourrait être vaincue par une pilule ou par un patch ? De qui se moque-t-on en prétendant qu'un médicament, fût-il humoristique, pût lutter contre des préjugés ou des attitudes éthiques, moraux, sociétaux, anthropologiques, sociologiques ? Qui pourrait s'imaginer que le cerveau humain, qu'il fût reptilien ou non, pût être durablement influencé par la prise d'une drogue, d'un poison (le nom grec de médicament) et qu'ainsi, passez muscade, le monde serait peuplé de gens bons et moralement bien formatés à la construction à la mode ? Non, l'homophobie est, au même titre sans doute, que le racisme ou la simple peur de l'autre, une donnée construite, construite par l'histoire, la culture, la sociologie, l'anthropologie, la médecine, et j'en oublie, et elle s'exprime de façon différente selon les coutumes, les climats, les sociétés, les régimes politiques...

C'est donner l'idée que l'homophobie est une maladie alors que le principal combat de ces dernières années était de combattre l'idée que l'homosexualité en était une. Cela n'a pas de sens.

mardi 2 septembre 2014

Pratique de l'autonomie illichienne en médecine générale. Histoire de consultation 175.


Il y a toujours un moment où l'on se pose des questions sur la théorie dans sa pratique quotidienne mais il est aussi nécessaire de mettre sa théorie à l'épreuve de sa pratique pour savoir ce qu'il en reste et, surtout, pour se remettre en question.

A mon retour de vacances je revois Madame A, 37 ans, que, pour des raisons pratiques tenant à l'exposé des faits (vous avez sans doute remarqué qu'il est rare en ce blog que je fournisse des indications ethniques sur les cas cliniques rapportés pour des raisons de confidentialité, certes, mais aussi pour ne pas faire de ces cas cliniques des cas d'école ou des démonstrations qui seraient fondées sur des données seulement sociologiques, culturelles ou... idéologiques et, on me le demande souvent, il est fréquent dans ces cas cliniques qu'un homme soit une femme et vice versa, je fais fi des genres avec mon esprit à la mode que tout le monde m'envie, ce qui fait que j'atteins facilement le point bobo) je vais présenter à la fois comme femme de ménage et comme d'origine malienne (pour les coupeurs de cheveux - crépus- en quatre, elle est née au Mali). Elle consulte avec son mari, manutentionnaire et Malien, et ils arborent (comme on dit dans les romans à deux sous) un beau sourire.

Je rappelle quelques éléments de la théorie illichienne qui ont inspiré depuis de nombreuses années  ma réflexion (je réserve pour plus tard la critique d'Ivan Illich par Thomas McKeown dans 'The role of medicine', courte mais passionnante, et ce que cela m'inspire) : la société s'est à tort médicalisée (on peut discuter sur le degré de médicalisation / sur médicalisation comme l'a fait Marc Girard, par exemple à propos du corps des femmes) et on peut s'interroger sur qui a commencé, c'est à dire si la médecine a forcé la société à se médicaliser ou si la société a exigé de la médecine qu'elle règle des problèmes qui, de tout temps, n'étaient pas médicaux ; les adversaires d'Illich prétendent que c'est le progrès qui a rendu des pans de la vie "médicaux" (soigner des infections, surveiller les grossesses ou remplacer des coeurs), Illich a lui tendance à dire que c'est la technique qui a fait miroiter à la société des solutions médicales à des problèmes anthropologiquement non médicaux ; à l'échelle historique et de façon globale l'hygiène est plus déterminante que la médecine pour diminuer la morbi-mortalité (Illich et McKeown sont d'accord sur ce point) mais il faut cependant moduler en fonction des pathologies, des époques et des lieux (j'y reviendrai ailleurs) ; les grandes institutions de la société industrielle (santé, école, transports, énergie) sont contre-productives (rappelons cette statistique effrayante et que nous avons du mal à imaginer : 30 % des patients traités pour une infection à l'hôpital l'ont attrapée durant leur hospitalisation) ; mais venons-on au fait central : Illich préconise l'autonomie de l'individu et de son entourage contre l'hétéronomie de la technique (voir ICI) et il donne des exemples convaincants, d'autant plus convaincants que le corps médical et les industriels ont intérêt à élargir leur champs d'intervention (et de vente) : le deuil de son conjoint est, par exemple, devenu une maladie alors qu'auparavant c'était une situation existentielle qui se traitait en famille ou dans un cercle d'amis ; il faudrait développer à l'infini ce dernier point car le concept d'autonomie est d'une complexité inouïe et peut autant renvoyer à la common decency orwellienne qu'au libertarianisme  états-unien... Fin de la parenthèse. 

La première fois que Madame A est venue me voir, seule, elle va très mal. Elle est effrayée, elle n'arrive pas à dormir, mais pas du tout, elle a des crampes dans le ventre, le coeur qui bat vite, et cetera. En gros elle fait une énorme crise d'angoisse généralisée. Elle a peur de mourir. Elle a peur de dormir et de ne pas se réveiller. Elle pleure et elle se tient la poitrine. Et comme souvent en ces circonstances elle pense que c'est organique et cette accumulation de symptômes angoissants lui fait craindre le pire, une maladie grave, un cancer. Elle veut, bien entendu, une prise de sang et un scanner corps entier (regarder Dr House est mauvais pour la santé) pour savoir. Mon refus ne la rassure pas. Bien au contraire.
Je suis incapable de l'interroger sereinement et elle est incapable de me parler sereinement mais l'angoisse de mourir l'empêche de se comporter "normalement" avec son mari, ses enfants et elle arrivait jusqu'à présent à travailler.
Je lui prescris une benzodiazépine et un hypnotique (que la police du goût me pardonne...) : double hétéronomie : elle consulte un médecin et le médecin lui prescrit des médicaments pour une "pathologie" qui, en Afrique, aurait nécessité de l'autonomie communautaire (ce qui tend là-bas aussi à disparaître). Je lui prescris également un court arrêt de travail bien qu'elle semble aller mieux quand elle travaille. Mais elle est épuisée.
Dans notre entretien confus et incompréhensible et en raison du fait qu'obtenir un rendez-vous dans une structure psychaitrique demande entre une décennie et unsiècle, je réussis à lui glisser le conseil  de parler autour d'elle pour se faire aider, son mari, quelqu'un de sa famille, une amie. Début de la rupture d'hétéronomie ?

La deuxième fois qu'elle consulte, trois jours après, elle ne va pas mieux, mais elle est accompagnée d'une cousine. Symptomatologie identique, angoisse dans le même métal, mais elle a parlé à son mari et à sa cousine. La cousine intervient : "Nous avons perdu récemment notre grande soeur au Mali qui est morte brutalement et sans cause apparente et c'est la raison pour laquelle elle est mal, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Elle a peur de mourir et d'aller la rejoindre. Et elle ajoute : "Une de nos cousines qui vit à Dakar, loin du village où est décédée notre grande soeur, est dans le même état, enfin elle a peur de mourir..." (Ma réaction en direct : ainsi, nous entrons en plein, non, je plaisante, en pleine théorie mimétique (voir René Girard) avec deux protagonistes qui ont les mêmes symptômes à des milliers de kilomètres de distance.)
La patiente sourit vaguement. J'ai également oublié de dire qu'elle n'a pas pris le traitement que je lui ais prescrit : elle ne voulait pas prendre de médicaments.
Nous avançons un peu.
La patiente commence à parler de sa grande soeur mais les manifestations d'angoisse sont encore au premier plan et elle s'inquiète encore plus : elle est certaine d'avoir un problème au ventre et veut une radio. Je tente de lui expliquer que... La cousine ajoute que son mari pense qu'elle a une maladie et qu'il la pousse à faire des examens.
Je conseille à nouveau les discussions familiales. J'apprends alors que la cousine qui présente  exactement les mêmes symptômes a commencé quelques heures avant que ma patiente n'exprime la même chose, ce qui beaucoup impressionné la famille des deux continents quand elle l'a appris.
Je demande : "Avez-vous parlé à votre soeur ? - Non. Elle ne veut pas."

La troisème fois qu'elle consulte, son mari est avec elle. Elle a fini par prendre les médicaments et elle se sent (un peu) mieux mais "ce n'est pas tout à fait cela". Le mari est inquiet et convient que c'est la mort de la soeur qui a tout déclenché. Il a beaucoup réfléchi et se demande comment il ferait s'il avait peur de mourir. "Au village", me dit-il, "il y a un marabout qui fait des prières mais il n'y croit pas beaucoup... Ma femme ne pourrait-elle pas aller voir un psychiatre ?" Je me tourne vers sa femme qui sourit et qui dit qu'elle veut bien tout essayer. Cela va être difficile en cette mi juillet de trouver un rendez-vous au CMPA (dispensaire de secteur où les effectifs ne cessent d'être réduits) mais je fais un courrier en expliquant qu'elle verra d'abord un infirmier ou une infirmière puis un psychiatre. C'est OK.

A mon retour de vacances je revois donc Madame A qui a repris son travail : elle se sent mieux. Elle continue de parler avec sa cousine de France et maintenant elle parle aussi avec sa cousine qui vit au Sénégal. Elle a vu une infirmière au CMPA et elle verra un psy mi septembre. Nous n'avons rien réglé. Nous n'avons pas encore pu parler au fond pour des raisons conceptuelles (même si cette femme parle parfaitement le français) mais elle va mieux. Elle prend actuellement comme traitement un zolpidem au coucher et un alprazolam 0,25 dans la matinée. C'est tout.
J'ajoute que Madame A a appris une expression au CMPA : faire son deuil. Je ne sais pas si faire son travail de deuil va l'aider mais une nouvelle notion est entrée dans son esprit : elle est de plus en plus imprégnée de la culture toubab.


L'histoire n'est pas terminée.
Madame A n'est pas guérie mais a commencé à aller mieux grâce à son entourage et dans sa culture familiale. On peut dire aussi qu'avec le temps, va, tout s'en va. Que les benzodiazépines l'ont aussi aidée (à dormir).
Je ne suis pas assez sot pour dire qu'Illich a raison, je dis simplement que j'ai pensé à Illich en recevant plusieurs fois la malade et deux membres de sa famille, que j'ai pensé à l'autonomie illichienne versus le tout médecine ou le tout psychiatrique.
Je suis un toubab qui, au cours de ces consultations, a pensé à Freud, à René Girard, à Georges Devereux, à Ivan Illich et aussi aux benzodiazépines.

Medical nemesis. 1975. Vous pouvez en lire le premier chapitre en anglais  ICI.

dimanche 28 novembre 2010

ACTUALITES D'IVAN ILLICH


Ivan Illich (1926 - 2002)

A l'occasion de ma lecture du livre de Jean-Pierre Dupuy, La marque du Sacré, dont je vous parlerai une autre fois, permettez-moi de vous rapporter une partie des propos tenus par Ivan Illich le 14 septembre 1990 à Hanovre. Le titre de la conférence était : Health as one's responsability ? No, thank you ! ICI !
Ces propos sont éclairants mais, à mon avis, outranciers, en cela qu'ils risquent de livrer les plus démunis (et je ne parle pas seulement en termes économiques) aux risques du laisser faire et du laisser aller. Ce qui ne pourrait manquer de plaire aux partisans définitifs du désengagement de l'Etat comme exprimé hypocritement par les adhérents des Tea Parties aux Etats-Unis. Hypocritement car ces libéraux ne souhaitent pas dans le même temps le désengagement de l'Etat dans le domaine militaire... Mais ces réflexions d'Illich sont indispensables pour tenter de comprendre vers où nos sociétés occidentales sont entraînées en raison de la contre-productivité des grandes institutions de la société industrielle (Ecole, Santé, Transports, Energie...) Mais nous y reviendrons aussi un autre jour. Je ne voudrais pas que vous puissiez bouder votre plaisir de lire ces quelques phrases.

Il ne m'apparaît pas qu'il soit nécessaire aux Etats d'avoir une politique nationale de "santé", cette chose qu'ils accordent aux citoyens. La faculté dont ces derniers ont besoin, c'est le courage de regarder en face certaines vérités :
- nous n'éliminerons jamais la douleur ;
- nous ne guérirons jamais toutes les affections ;
- il est certain que nous mourrons.
C'est pourquoi, nous qui sommes dotés de la faculté de penser, nous devons bien voir que la quête de la santé peut être source de morbidité. Il n'y a pas de solutions scientifiques ou techniques. Il y a l'obligation quotidienne d'accepter la contingence et la fragilité de la condition humaine. Il convient de fixer des limites raisonnées aux soins de santé classiques. L'urgence s'impose de définir les devoirs qui nous incombent en tant qu'individus, ceux qui reviennent à notre communauté, et ceux que nous laissons à l'Etat.
Oui, nous avons mal, nous tombons malade, nous mourons, mais il est également vrai que nous espérons, nous rions, nous célébrons ; nous connaissons les joies de prendre soin les uns des autres ; souvent nous nous rétablissons et guérissons par divers moyens. Si nous supprimons l'expérience du mal, nous supprimerons du même coup l'expérience du bien.
J'invite chacun à détourner son regard et ses pensées de la poursuite de la santé et à cultiver l'art de vivre. Et, tout aussi importants aujourd'hui, l'art de souffrir et l'art de mourir.

La Marque du Sacré. Jean-Pierre Dupuy. Champs Essais, 2010

PS du 4 juillet 2019 : un hommage de Richard Smith à Illich : ICI.

dimanche 7 novembre 2010

REFUS DE LA PREVENTION ET MEDECINE PROPHETIQUE - HISTOIRES DE CONSULTATIONS : EPISODES 51 ET 52


En cette même matinée de consultation, nous consultons à deux, le remplaçant de mon associée et moi.
EPISODE 51
Madame A est une patiente de 52 ans, elle a pris deux rendez-vous, l'un pour sa fille de 27 ans, malade et handicapée, que je commence par examiner, et dont la consultation mériterait un long développement (mais ce sera pour un autre jour si vous le voulez bien) et l'autre pour elle. Cette femme que je connais depuis des lustres désire que je lui fasse faire un bilan sanguin "pour voir". J'ai déjà noté dans mon dossier que cette patiente, mère de cinq enfants, refusait de se prêter aux dépistages du cancer du col utérin (frottis) et du cancer du sein (mammographie). Je l'ai noté dans son dossier pour me "couvrir", probablement, mais aussi pour me rappeler de le lui rappeler lors des consultations ultérieures. Ainsi, aujourd'hui, je lui demande pourquoi elle veut cette prise de sang : "Parce que j'ai peur du diabète et que je pense que j'ai du cholestérol, parce que j'ai mal à la tête..." Je lui dis qu'il m'étonnerait que le cholestérol lui donne mal à la tête. Je lui demande encore, malicieusement (mais elle ne semble pas se rendre compte de ma malice), si je peux lui prendre la tension... Elle a 180/95. Cela l'étonne et il semble qu'elle aurait préféré avoir du cholestérol... Je continue de l'examiner et rédige effectivement une ordonnance de prise de sang en ajoutant qu'elle peut aussi, dans la foulée, faire un frottis au laboratoire. Elle ne le souhaite toujours pas. "Pourquoi ? - Parce que je ne veux pas que les mauvaises idées entrent dans ma tête. - Les mauvaises idées ? - Oui, les mauvaises idées de cancer alors que je ne souffre de rien. - Mais..." Finalement je n'insiste pas. Cette patiente est une adepte (sans le savoir) de Peter Srabanek et d'Ivan Illich (voir son portrait en haut à gauche) : la maladie n'existe que symptomatique. Le dépistage est une manifestation de l'excès de pouvoir médical et le stigmate de la surmédicalisation de la société. Bien entendu cette patiente, comme chacun d'entre nous, est pétrie de contradictions, mais j'aime beaucoup (excusez cette incise) les humains pétris de contradictions, ce sont les seuls "vrais" humains, tellement amusants et beaucoup plus intéressants que les monstres froids qui sont pénétrés de leurs convictions (moins Ivan Illich lui-même, d'ailleurs, beaucoup plus contradictoire dans sa vie et dans ses écrits que ses "fidèles" et adeptes d'un conviction illichienne qu'ils ont forgée, immuable, pour leur usage personnel et pour l'édification des masses et que le Maître aurait beaucoup de mal à reconnaître). Milan Kundera a écrit des pages magnifiques sur les hommes de conviction et sur la peur et le ridicule qu'ils lui inspirent (voir L'Histoire du Roman ou Les Testaments Trahis). Mais le commentaire que je viens de faire sur les motivations de Madame A est un peu court : disons qu'au delà de sa peur du cancer qui se manifeste apparemment par un refus de le chercher elle exprime aussi un refus de la pensée magique de la prévention, une pensée qu'elle considère comme maléfique car venant polluer sa vie quotidienne et ses pensées habituelles. Son point de vue, nous en discutons un peu avec elle, est tout aussi magique (de mon point de vue), puisqu'il signifie aussi que rechercher le cancer le fait venir (ce qui, scientifiquement n'est pas tout à fait faux).

EPISODE 52
Mademoiselle A, 32 ans, vient voir le remplaçant (qui est aussi mon ex associé) de mon associée. Elle est accompagnée par un homme d'une cinquantaine d'années. C'est lui qui parle. "Vous connaissez Mademoiselle A. Vous l'avez soignée quand elle était enfant. Cette jeune femme a été envoûtée il y a quelques années et je l'ai désenvoûtée : elle ne voulait absolument pas penser au mariage et maintenant elle y est prête. Je suis psychologue de profession et je pratique la médecine prophétique (voir ici une recherche Google sur le sujet). Je voudrais que vous fassiez un certificat indiquant que grâce à moi et à mon intervention Mademoiselle A est guérie."
Le remplaçant de mon associée a refusé.