lundi 18 octobre 2010

UN BON MEDECIN QUI NE CONNAIT PAS LES STATISTIQUES : PORTRAITS MEDICAUX (2)

Benjamin Disraëli (1804 - 1881)
Il y a trois sortes de mensonges : les gros mensonges, les mensonges sacrés et les statistiques.
Lies, damned lies, and statistics.

Le docteur B est un bon médecin généraliste qui fait correctement son travail. Il ne reçoit que sur rendez-vous et ne fait jamais, sauf urgence du siècle, de dérogation. Il lui arrive de faire des visites, environ cinq ou six par semaine, mais il s'agit de visites programmées chez des personnes âgées ou invalides qui ne peuvent se déplacer (que chez leur spécialiste). Il est un bon médecin généraliste qui ne se contente pas de faire de la bobologie et de croire qu'il n'en fait pas. Il est dévoué avec ses patients, n'hésita pas à passer du temps quand il faut passer du temps, il fait le suivi des nourrissons, il fait le suivi des femmes enceintes, il débarrasse les patients de leurs verrues, il fait de la petite chirurgie, il infiltre les épaules, les genoux, les canaux carpiens, les épicondyles, il lui arrive même de faire des électrocardiogrammes, il fait des frottis vaginaux. Compte tenu du prix de la consultation, de son appartenance au secteur I sans dépassement d'honoraires, on peut dire qu'il donne de sa personne et qu'il n'est pas avare de son temps. Il se rend dans des séances de formation médicale continue sponsorisée pour les repas par l'industrie pharmaceutique, il reçoit un laboratoire pharmaceutique par semaine à son cabinet et il lui arrive de déjeuner à l'oeil dans un restaurant de sa ville invité par une charmante déléguée médicale. L'observation de ses prescriptions indique qu'il prescrit peu d'antibiotiques dans les affections virales, qu'il prescrit modérément dans nombre de maladies, que le nombre de lignes sur les ordonnances de personnes âgées est un peu au dessus de la moyenne nationale mais que cela n'a rien d'exceptionnel, il prescrit des arrêts de travail avec mesure et tact compte tenu de la zone dans laquelle il exerce, il ne prend plus de gardes depuis des lustres parce qu'il trouve que ses journées sont assez remplies comme cela, il adresse les patients en loco-régional parce qu'il trouve que les spécialistes de sa ville sont compétents, il s'informe en lisant la presse sponsorisée... Que dire de plus ? C'est un bon médecin au sens classique du terme : il écoute, il entend, il ne fait pas que de la médecine, il fait aussi du social, mais comment pourrait-il faire autrement dans le type de ville où il exerce ?
Mais il y a un hic : il croit beaucoup trop en la médecine.
Je ne sais pas trop comment exprimer cela.
En gros, pour simplifier, allons, simplifions, il pense que les progrès enregistrés dans les pays industrialisés comme la baisse de la mortalité infantile ou l'augmentation de l'espérance de vie sont liés exclusivement à l'action de la médecine et des médecins.
Il ne croit pas aux paradoxes tels que 'La mortalité cardiovasculaire a diminué avant l'arrivée des anti hypertenseurs efficaces' ou 'La mortalité par rhumatisme articulaire aigu a diminué avant l'arrivée de la pénicilline' ; il ne doute jamais de l'efficacité des vaccins, quelle que soit le domaine. Toute attitude dubitative sur le rôle imparfait de la médecine lui paraît ressortir de la théorie du complot.
Mais surtout : il est persuadé que la médecine préventive peut presque tout.
Non seulement il en est persuadé mais il y croit et l'applique dans sa vie de tous les jours : il donne des conseils hygiéno-diététiques aux jeunes mamans, aux diabétiques, aux hypertendus, aux dyslipidémiques, il déconseille l'excès d'alcool et le tabagisme et, pourtant, si on le traitait d'hygiéniste, il ne saurait même pas de quoi on pourrait l'accuser.
Il est deux choses qu'il ne comprend absolument pas : que le dosage du PSA puisse ne pas être efficace ; que le dépistage du cancer du sein puisse entraîner des désavantages.
Le docteur B se fie à son bon sens : il faut tout faire pour sauver une vie ! Et d'ailleurs, est-ce tout faire que de prescrire un PSA ? Est-ce tout faire que de prescrire une simple mammographie ?
Vous aurez beau lui donner tous les arguments du monde, lui fournir toutes les preuves contraires, il ne se fiera qu'à son sens clinique et au sourire d'une vie sauvée.
Mais alors, vous aurez tout faux si vous lui sortez des statistiques. Les statistiques l'emmerdent. Les études cliniques avec des statistiques, des petits p, des risques relatifs, tout cela l'emmerde. Les tests cliniques avec des spécificités, des sensibilités, des valeurs prédictives positives, des valeurs prédictives négatives, l'emmerdent.
Il n'a jamais lu de sa vie une étude clinique dans le texte. Il n'a jamais cru que les études cliniques pouvaient perturber sa vision personnelle de la réalité clinique.
Il ne comprend rien aux statistiques. Un point c'est tout. Et bien qu'il ne connaisse pas la phrase de Disraëli ou la phrase que l'on a attribuée à Disraëli, n'est-ce pas Mark Twain qui l'a popularisée ?, le fait de lui apprendre contentera son sentiment épidermique contre les stats.
Le docteur B croit trop en la médecine et à ses pouvoirs magiques qu'il ne considère pas comme magiques mais comme logiques.
Ce médecin est un sentimental : il croit à la sentimentalité du diagnostic qui sauve une vie.
Ce médecin, le bon docteur B, qui, on l'a vu, est un bon médecin praticien, veut faire le bonheur des malades malgré eux. Ou alors : en niant tout attitude paternaliste, il dira qu'on ne peut pas faire d'omelettes sans casser des oeufs et que pour sauver une vie il est possible soit de rendre un homme non malade impuissant, soit d'amputer le sein d'une femme non cancéreuse...
Comme il ne comprend pas les statistiques il ne sait pas que ce sont plusieurs hommes qui seront rendus impuissants par le sauvetage d'une vie (48 exactement) (voir ici) et plusieurs femmes qui seront opérées à tort pour le sauvetage d'une autre vie (10 femmes exactement) (voir ici).
Le docteur B est plus fort que les statistiques qui se trompent forcément et qui ne peuvent s'opposer au fait que sauver une vie est, finalement, l'objectif final de la médecine.
On rappelle que les statistiques actuelles (au dix-huit octobre 2010) déconseillent le dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA et indiquent que le dépistage du cancer du sein entre 50 et 75 ans par la pratique d'une mammographie tous les deux ans est loin d'avoir un rapport bénéfices / risques favorable.

samedi 16 octobre 2010

UNE FEMME COUPEE EN DEUX - HISTOIRES DE CONSULTATION : QUARANTE-SIXIEME EPISODE

Judith tranchant la tête d'Holopherne - 1620 - Artemisia Gentileschi

Madame A est compliquée. Je ne sais par quel bout la prendre et si je m'écoutais je la prendrais pour une emmerdeuse.
Je me rappelle les couplets de Brassens et je ne sais comment les manier avec la sensibilité d'aujourd'hui où cette chanson serait huée par les féministes comme, à l'époque de ses débuts, les policiers se levaient pendant son spectacle quand il chantait Voir le nombril d'la femm d'un flic....

Misogynie à part, le sage avait raison :
Il y a les emmerdantes, on en trouve à foison,
En foule elles se pressent,
Il y a les emmerdeuses un peu plus raffinées,
Et puis, très nettement au dessus du panier,
Y'a les emmerderesses.

Quoi qu'il en soit, Madame A, m'emmerde. J'ai beau tout tenter, j'ai beau me raisonner, j'ai beau réunir toutes mes ressources, je ne sais plus quoi faire. Et le pire vient, mais c'est toujours comme cela, que Madame A est aussi une femme estimable, une femme qui fait tout son possible, une femme qui fait de son mieux. Que lui reprocher ? D'avoir mal ? De déprimer ? De ne pas y arriver ? De se mentir à elle-même ? De mentir à tout le monde ? De vouloir préserver sa famille coûte que coûte ?

J'ai déjà demandé plusieurs fois à Madame A que le psychothérapeute qui s'occupe d'elle m'appelle pour que nous puissions faire le point.
C'est ce qu'il fait au bout de nombreux mois.
Il a une voix charmante au téléphone : une voix, mais pourquoi faut-il que je ne puisse m'empêcher de me moquer ?, de téléconseiller au Service Après Vente d'une société freudienne de réparation. Une voix empathique et douce comme celle d'un prédicateur laïque.
Nous comprenons que nous apprécions cette femme mais que, pour l'instant, elle travaille à contre courant. A lui elle raconte ses problèmes de douleurs physiques et à moi elle laisse entrevoir ses douleurs morales. Elle résiste, comme on dit.
Je dis ceci au psychothérapeute : je suis son médecin traitant, elle a trente-quatre ans et je la connais depuis vingt-six ans ; je connais son père, sa mère et nombre de ses frères et soeurs ; je connais son mari ; je connais ses enfants ; je connais son mode de vie ; j'entre chez elle quand elle ne peut se déplacer et je connais les détails de son appartement et les quelques secrets qu'il peut renfermer (trente-et-un ans de visites à domicile permet aussi de comprendre un peu mieux comment les "gens" vivent et ne vivent pas) ; et je n'ai pas envie d'entendre ce qu'elle commence à me raconter ; je n'ai pas envie d'entendre qu'elle me parle de ses difficultés avec son mari, sa mère, son enfance, le métier qu'elle a abandonné, je ne veux pas qu'elle me fasse de confidences ; non parce que je ne serais pas prêt, non parce que je ne serais pas formé ; mais par simple pudeur ; je ne veux pas qu'elle aille trop loin et que je doive me boucher les oreilles, que je lui demande d'arrêter ; parce que je connais son père, sa mère, ses frères et soeurs, son mari, parce que je connais trop de choses sur cette famille et que je ne veux pas qu'elle me mette en situation de devoir juger ces gens qui ont leurs défauts comme tout le monde mais qui sont plongés, non à cause d'elle mais à côté d'elle, dans une situation compliquée qui les dépasse de très loin ; je veux bien m'occuper de ses douleurs, de son mal être en général mais je ne souhaite pas être son confesseur ou son psychiatre ou son psychothérapeute ; je veux me maintenir à l'extérieur ; je n'ai pas à me protéger, je n'ai pas à préserver quelque chose qui est en moi, je souhaite seulement ne pas la voir nue devant moi ; ma pudeur s'y refuse.
Le psychothérapeute me dit : je voulais vous dire une chose importante, Madame A n'a aucune tendance hystérique.
C'était le message qu'il voulait me faire passer : occupez-vous de ses douleurs physiques et je m'occupe de ses douleurs morales ; ne la prenez pas pour une simulatrice (ce à quoi je n'ai jamais pensé). Il me dit les mots magiques : elle somatise. Diable ! Comme si je le savais pas ! Comme si le fait de le dire pouvait faire avancer Madame A...
Je suis dubitatif mais je me sens plus léger : elle ne fait pas la comédie. Mais cela ne règle pas le problème de ses douleurs et de la façon de les traiter. Les centres antidouleurs s'y sont frottés et ont laissé tomber. Il ne lui reste plus, à Madame A, que son médecin généraliste traitant qui doit gérer tous les ressentiments, ceux de Madame A, ceux de son mari, ceux de tout le monde, même moi, les ressentiments qui ne comprennent pas qu'au vingt-et-unième siècle, malgré toutes les émissions de Michel Cymes et les propos résiliants de Boris Cyrulnik ou les propos pleins de bon sens analytique de Marcel Ruffo ou les déclarations urbi et orbi des patrons de soins palliatifs, j'en passe et des meilleurs, on ne puisse pas soulager Madame A.
Je suis dubitatif mais à peine libéré d'un poids car le psychothérapeute m'a demandé mon aval pour couper cette femme en deux : d'un côté son âme, de l'autre son corps. Pour toutes les raisons que je vous ai dites, cela m'arrange mais je doute que cela facilite mes relations avec TOUTE la famille de Madame A.
Le psychothérapeute m'a affirmé qu'elle n'était pas folle.
Mais elle reste une emmerdeuse car je vais tâtonner, ne pas savoir que faire, reculer, avancer, prescrire encore et encore, elle reste une emmerdeuse qui m'appelle souvent, qui demande souvent à la secrétaire... Et le psychothérapeute coupeur de femme en morceaux, il ne la voit que deux fois par mois, il ne l'a pas trois fois par semaine au téléphone, quand ce n'est pas son mari ou ses enfants que je rencontre.
Je n'ai plus envie d'appeler Madame A une emmerdeuse mais, dans ma tête, je la nommerai Judith Holopherne en train de trancher la tête non d'Holopherne mais du psychothérapeute freudien qui me demande, lui, de la couper en deux.
Je préfère quand même la Judith Holopherne de Gustav Klimt que l'on ne voit pas trancher la tête mais dont le visage enjôleur signifie qu'elle en a été capable.

jeudi 14 octobre 2010

RETRAIT TARDIF DU MEDIATOR : UNE AFFAIRE FRANCAISE


Le journal Le Monde (ici) annonce aujourd'hui que, selon le journal Le Figaro (), le Mediator serait responsable de 500 à 1000 morts par an selon une enquête "confidentielle" de la CPAM. On nage en plein délire français.


On se rappelle que la grippe saisonnière causait entre 5000 et 7000 morts par an quand il s'agissait de promouvoir la vaccination et que les chiffres descendaient, lors d'une année où peu de gens s'étaient fait vacciner, au chiffre de 312, ou aux environs de 1000 quand Madame France Meslé écrit des articles scientifiques pour montrer combien la vaccination anti grippale est efficace dans une revue publiée par la très respectable INED (voir ici mes commentaires)...


Eh bien, pour le Mediator (benfluorex), la CPAM (on se demande ce qu'elle vient faire ici car elle n'est pas franchement connue pour ses compétences en pharmacovigilance) balance entre le simple et le double. On aimerait quand même que cette imprécision fût précisée ou fût démentie par les instances pharmacovigilantes françaises et qu'elles disent à la CPAM de se mêler de son boulot. Si la CPAM dit vrai...


On révise : le benfluorex est une molécule interdite partout dans le monde et la France a mis plus de temps que les autres pays à l'interdire (et on se demande bien pourquoi même si j'ai quelques pistes à vous proposer qui pourraient me valoir un procès, une assignation ou une interdiction d'exercice ; faisant fi à ces dangers et par esprit de résistance comme disent ceux qui ne craignent rien, voici quelques raisons explicatives : le groupe Servier est un laboratoire pharmaceutique français ; la Commission Nationale de Pharmacovigilance est un organisme indépendant ; l'hypertension artérielle pulmonaire s'arrête aux frontières de l'hexagone ; l'ASSAPS a de nombreux chats à fouetter : interdiction de l'hélicidine, notamment) ; les faits sont connus parfaitement depuis belle lurette ; les Autorités Françaises ont traîné des pieds.


Je résume ici le mal français : les médecins français ne déclarent pas les effets indésirables ; la phamacovigilance française est la meilleure du monde : elle n'a vu ni Vioxx ni Diantalvic ; mais elle a vu les mucolytiques ; l'AFFSAPs s'est laissée déborder par la CPAM sur le nombre de morts dû à une molécule : c'est comme si l'AFFSAPS se mettait à publier sur la télétransmission ; la DGS est aux abonnés absents ; l'HAS continue de publier des faux servant à asseoir le CAPI ; l'InVS fait rire tout le monde ; il existe des liaisons inscestueuses entre les laboratoires français, l'AFFSAPS, l'HAS et Big Pharma ; les Agences françaises dites indépendantes sont avant tout des agences gouvernementales aux ordres du pouvoir politique.


Un autre mal français : l'absence d'ambitions investigatrices des journalistes français, notamment dans le domaine des sciences médicales. Leur absence d'esprit critique à l'égard des publications officielles (telles celles de l'INED) mais pour être critique il faut quand même savoir de quoi l'on parle. Nous y reviendrons.


Je rappelle que mon associé et moi avions été parmi les premiers à décrire les neuropathies induites par le Vectarion, un produit du groupe Servier et qu'à ma connaissance il est toujours commercialisé.


Le mediator (plectre) est donc toujours pour moi un truc pour jouer de la guitare. Mais un peu plus dangereux quand même.


dimanche 10 octobre 2010

UNE FEMME ECRASEE PAR LE JEUNISME ET LES METHODES MODERNES DE GESTION DU PERSONNEL - HISTOIRES DE CONSULTATION : QUARANTE-CINQUIEME EPISODE.


Madame A a cinquante-sept ans. Elle a toujours travaillé dans le milieu de l'assurance. Elle a des antécédents médicaux (écrire des antécédents psychiatriques aurait été trop péjoratif et aurait induit chez le lecteur des présupposés désagréables contre cette femme) : épisode dépressif important et prolongé au décours du décès de son mari, hypertension artérielle bien contrôlée par un béta-bloquant, céphalées chroniques.
Depuis deux ans elle recommence à se sentir mal. Ses céphalées redoublent, son hypertension devient instable, et les images mentales de la dépression l'envahissent à nouveau.
Voyons les faits.
La société dans laquelle elle travaille depuis quinze ans a été rachetée par un grand groupe. Un grand groupe qui a décidé que tout le monde devait se plier aux règles modernes de la gestion des entreprises et que c'était la condition sine qua non à une expansion continue vers des lendemains de cash-flow qui chantent.
Madame A travaille désormais dans un bureau "ouvert" avec d'autres collègues qui, comme elle, passe leur vie au téléphone à répondre aux clients. Il y a une superviseure qui est là pour aider les employées et qui, selon "ma" patiente, énerve tout le monde et rend les appels plus compliqués.
Elle n'y arrive plus. "Moi qui connais mon métier, je n'arrive pas à faire des dossiers et à répondre en même temps au téléphone, c'est trop compliqué, le travail ne peut qu'être mal fait et la superviseure ne connaît pas son boulot, elle nous embrouille plus qu'elle ne nous aide."
Le diagnostic évident de cette affaire : Madame A est dépassée, elle est trop âgée, elle ne peut s'adapter à de nouvelles situations, il est temps qu'elle démissionne pour laisser la place aux jeunes.
C'est d'ailleurs, me dit-elle, ce qu'on lui dit.
Je l'écoute depuis le début avec empathie mais je ne peux m'empêcher, dans un premier temps, de penser ceci : Elle a toujours fait le même boulot toute sa vie, elle est incapable de changer, elle a atteint son niveau d'incompétence à quelques années de la retraite, c'est la vieille employée du service qu'on va finir par placardiser ou, pire, à virer pour résistance au changement. Mais je sais aussi que les nouveaux directeurs aiment faire place nette dans les entreprises, comme les régimes totalitaires rectifient les photographies officielles au fur et à mesure des purges ou des modifications de lignes politiques, afin de casser la mémoire d'entreprise, afin de casser les réseaux d'efficience, afin de pouvoir imposer des méthodes qui n'ont fait leurs preuves nulle part pour des raisons managériales strictement idéologiques (la médecine générale est un puits sans fond dans lequel sont jetés tous les déchets de l'époque), afin d'imposer des djeunes moins payés et plus malléables.
Madame A ne souhaite pas replonger (comme elle dit) dans les antidépresseurs, et je l'arrête dans un premier temps, lui donne des anxiolytiques et la revois, au début, une fois par semaine.
Un jour (elle avait repris son travail), je lui dis ceci (après l'avoir beaucoup écoutée) : Il ne faut pas que vous vous laissiez aller à croire ce que les chefs vous disent. Les gens qui ne cessent de démissionner montrent que vous n'avez pas tort, que votre expérience est un bien, que la nouveauté n'est pas gage d'excellence et que l'entreprise est peut-être en train de se planter.

J'ai vu Madame A avant-hier. Elle travaille, elle ne prend toujours pas d'antidépresseurs et elle a arrêté les anxiolytiques depuis longtemps, sa pression artérielle est normale. "Mais c'est dur", me dit-elle.
La situation dans l'entreprise est toujours aussi tendue. Des gens, même (et surtout) des jeunes démissionnent, la superviseure est stressée et stresse, la grande cheffe est dans le même métal mais il semble que les clients râlent. C'était mieux avant. Réflexion de la grande cheffe à Madame A : Les clients, vous les chouchoutiez trop, avant. Ils ont pris des mauvaises habitudes... Madame A rajoute : C'est la première fois que j'entends cela, on chouchoutait trop les clients, n'importe quoi... J'abonde dans son sens mais je souris intérieurement. Je vous dirai cela tout à l'heure (1). Pour l'instant, je tente de tirer des enseignements à partir du cas de Madame A : J'ai failli, au début, m'engager dans le courant ambiant de la mode entrepreneuriale, et la juger selon le bon fameux Principe de Peter ; je me trompais ; j'ai failli ne pas être empathique avec cette patiente et rester simplement neutre ; je me trompais ; j'ai failli céder à la phrase jeuniste : Place aux jeunes ; je me trompais... J'espère que j'ai permis à cette femme, veuve, de ne pas se retrouver seule chez elle, encore plus démoralisée, encore plus à la recherche de l'estime d'elle-même, je suis allé dans son sens, je n'ai pas contacté le médecin du travail (elle ne le voulait pas car elle ne souhaitait pas que le secret médical fût rompu... ce qui en dit long sur la confiance du public à l'égard de la médecine du travail), et, surtout, j'ai tenté de comprendre ce qui se passait dans l'entreprise. Avec tous mes préjugés et tous mes présupposés et avec ce que je sais personnellement de ce qui se passe dans les entreprise pour y avoir travaillé dans une autre vie...
Il est donc possible que Madame A, sans antidépresseurs et sans arrêts de travail, termine sa carrière dans cette entreprise avec, à la clé, une retraite meilleure.
On dirait que je donne dans le pathos...

(1) Je ne peux m'empêcher de penser à mes collègues qui, sous prétexte de respect, de rentabilité, d'organisation, imposent des règles draconiennes à leur patient dans le style C'est moi qui suis le chef et si vous n'êtes pas content, allez vous faire voir. C'était une incise qui a rapport avec l'arrogance médicale.

vendredi 8 octobre 2010

UN ENFANT ENURETIQUE DIURNE - HISTOIRES DE CONSULTATION : QUARANTE-QUATRIEME EPISODE


En recevant Madame A et son enfant, le petit A, trois ans et deux mois, j'ai ressenti, au bout de quelques minutes de consultation, une impression de déjà vu (cf. ici). Il se trouve que cet enfant est, comme l'enfant de la consultation vingt-deux, d'origine négro-africaine et la coïncidence ne pouvait en être que plus frappante dans mon esprit (vous avez sans doute remarqué que sur ce blog, j'essaie de ne pas -trop- parler de l'origine ethnique de mes patients pour ne pas induire de réflexes conditionnés de la part du lecteur ou de susciter un sentimentalisme anti raciste ou un sentimentalisme social -les pauvres populations immigrées- mais je finis par croire que j'ai tort : j'ai tort car il s'agit probablement d'autocensure de ma part, une autocensure bien pensante ou une autocensure signifiant Voyez comme je ne suis pas raciste... ). L'enfant de la consultation vingt-deux a changé d'école, on a fini par le mettre sous ritaline et les choses se passent mieux : est-ce une victoire de la pharmacopée ? Une victoire de la médecine ? Je n'en sais rien. Toujours est-il que sous ritaline l'enfant est scolarisé, la mère n'est pas contente, mais les choses rentrent dans l'ordre...
Revenons à notre petit A, trois ans et deux mois.
Voici ce que me raconte la maman : une semaine après la rentrée scolaire chez les "petits" A s'est mis à faire pipi dans sa culotte à l'école (nous sommes le cinq octobre). Réaction de l'institutrice : S'il continue, il faut l'exclure et il ne reviendra que lorsqu'il sera propre.
Le bon docteur du 16 a des idées préconçues sur l'Education Nationale mais il essaie de ranger cela dans sa poche et de mettre un mouchoir par dessus. C'est difficile.
J'interroge la maman alors que l'enfant, assis dans un fauteuil à côté de celui de sa maman, ne dit rien. J'essaie de lui poser des questions mais il ne veut pas répondre. Les analystes en auront déjà fait des tonnes. Le petit A ne fait pipi dans sa culotte qu'à l'école. Jamais à la maison, jamais chez sa grand-mère, il est propre la nuit et ne présente pas, dans la vie courante, d'impériosité.
Le versant social : la maman a longtemps vécu seule (le père est parti peu de temps après la naissance de l'enfant et il commence à revoir, mais de de temps en temps, son fils qui le réclame. Nous sommes toujours dans le discours maternel.), elle a un nouveau "compagnon" (c'est le terme qu'elle a utilisé, connaissant les habitudes linguistiques actuelles) qui habite chez elle depuis environ six mois "Et ça se passe bien."
Je résume : cet enfant demande son père qui a quitté sa mère qui vit avec un autre homme depuis six mois et présente une énurésie diurne uniquement scolaire.
L'institutrice (et la directrice) ont demandé à la maman qu'elle consulte un psychiatre et, à l'extrême rigueur son pédiatre (ce pauvre garçon est suivi par un généraliste), afin qu'il lui prescrive un médicament.
Je rassure la maman. J'essaie de lui expliquer qu'il y a probablement une cause à l'école : un conflit caché, institutrice, Atsem (agent spécialisé des écoles maternelles), camarade de classe, et cetera.
Elle doit revoir la maîtresse demain. Elle me demande un certificat que je refuse. Allez la voir, nous verrons après. Je l'informe toutefois que l'Education Nationale est un Grand Corps Sain d'où ne peuvent naître des conflits, les conflits constatés dans l'enceinte de l'école étant par définition extra scolaires, liés aux conditions de vie (la misère), aux conditions sociales (la monoparentalité), à des troubles neurologiques (dyslexie), à des troubles psychiatriques (hyperactivité), et j'en passe et ne peuvent être attribués au Corps Enseignant, aux Techniques d'Elevage, aux Théories d'Enseignement, à l'Idéologie régnante bafouée constamment (l'enfant au centre des préoccupations de l'Ecole).
Je vous donnerai des informations après que la maman m'aura raconté son entretien avec l'institutrice mais vous en connaissez déjà la teneur : Votre médecin est un con.

jeudi 7 octobre 2010

PORTRAITS MEDICAUX (1) : UN INTUITIONNISTE DEONTOLOGIQUE

Emmanuel Kant
Le docteur B est manifestement un homme de conviction. Il en a tous les attributs. Comme certaines femmes fashion sont accessoirisées par Channel, Gucci, D et G, et autres Hermès ou Vuitton, lui, le docteur B, il est accessoirisé par Le Sentiment Infini d'Etre Dans le Sens de l'Histoire. Il a le sens inné du progressisme. Comme tous les hommes (et les femmes) de conviction il est persuadé ne jamais avoir changé d'idée, de ne jamais s'être contredit, d'avoir raison quand il a tort et que les autres, les réacs, les centristes, les fascistes, les ringards, ont toujours tort d'avoir raison (quand il leur arrive d'avoir raison).
Parmi les accessoires que nous pourrions décrire à l'envi, mais nous nous réservons d'autres épisodes palpitants, il en est un qui a un charme particulier : la DCI. Pour les non initiés, la DCI signifie Dénomination Commune Internationale, il s'agit du nom international d'une molécule. Prenons un exemple pour les profanes : l'ibuprofène est la DCI de, par exemple, l'Advil qui est un nom de marque. Les partisans de la prescription en DCI ont de multiples arguments, tous plus pertinents que les autres : sécurité d'emploi, internationalisation de la prescription, recentrage sur les qualités intrinsèques des médicaments... Mais nous y reviendrons un jour dans un autre post. La prescription en DCI est, selon les convaincus, une assurance pour le patient de la qualité de la prescription et du prescripteur. Diable ! Mais les raisons cachées de la prescription en DCI sont idéologiques : 1) Les "bons" médecins qui sont de "vrais" scientifiques (la science a bon dos et à bon compte) prescrivent en DCI ; 2) Prescrire en DCI c'est contrer le capitalisme (i.e. Big Pharma).
Je n'adhère pas à ces principes bien que je prescrive en DCI. Les effets collatéraux de la DCI sont essentiellement la générication des prescriptions et une prise de pouvoir qui paraît anodine mais qui n'en est pas moins réelle des pharmaciens sur l'acte de prescrire et la dangerosité chez les personnes âgées. Passons.
Tous ces détours pour en arriver à ceci : le bon docteur B a fait le partage du monde entre les bons et les mauvais ; il fait bien entendu partie des bons qui prescrivent en DCI et lui, pour des raisons inconnues de moi mais qui doivent tenir à des opinions morales et politiques, reçoit beaucoup de patients consommant du subutex (buprénorphine en DCI), quand je dis beaucoup, c'est beaucoup (pour des raisons qui doivent être le rejet de ces populations par les autres médecins pour d'autres raisons que notre ami B se fait fort de nommer : égoïsme, refus de la différence, manque d'humanité, esprits étroits, conservatisme, stigmatisation, et cetera...), et leur prescrit beaucoup de buprénorphine. Le docteur B est le premier à jeter l'opprobre sur les pharmaciens qui n'ont pas fait ce choix de vie, recevoir beaucoup et beaucoup de consommateurs de buprénorphine, et de dénoncer leurs pratiques et leur appétit d'argent (refuser pour des raisons de papiers non en règle, et cetera...)...
Cela dit, le bon docteur B, avec un consommateur de subutex qui souhaitait consommer du subutex, pas un générique du subutex (pour des raisons que nous ne pouvons pas toutes dévoiler ici de peur de faire du prosélytisme), parce qu'il lui semblait moins efficace, le bon docteur B s'est fâché tout rouge. Il lui a lâché des arguments "scientifiques" à la goule, il l'a traité de con, il s'est dressé sur ses ergots de médecin qui fait son métier et qui sait mieux que le patient ce qui est bon pour lui, il a piétiné l'Evidence Based Medicine sur son volet Valeurs et préférences des Patients (voir ici), il a remis les pieds dans ceux des médecins qu'il dénonce à longueur d'année, paternalistes, bouffeurs de free pizzas, et autres gracieusetés. Et ainsi le patient s'est-il retrouvé sur le trottoir sans subutex mais avec la putative possibilité, désormais évanouie, d'obtenir la DCI, la burprénorphine...
Le docteur B a fait son boulot de prescripteur de DCI aussi bien que le pharmacien qui n'a pas voulu délivrer de burprénorphine pour de vagues raisons administratives...
Le bon docteur B est content de lui puisqu'il a divulgué cette non prescription à qui veut l'entendre comme une preuve de courage, de résistance à Big Pharma et autres fadaises sans consistance en ce temps de paix des braves.
Le très bon docteur B, dont on a vu plus haut, qu'il était accessoirisé par les Marchands du Temple des Bonnes Causes, il ne le sait pas vraiment car les hommes de conviction ne "pensent" pas leurs convictions, a adopté une morale, hautement estimable, et Emmanuel Kant, pourrait la commenter avec utilité : c'est une morale intuitionniste. Pour un intuitionniste comme l'excellent docteur B les savoirs moraux dépendent entièrement d'une connaissance immédiate qui ne requiert ni l'expérience sensible, ni la connaissance des faits empiriques, ni même d'inférences. Et l'excellentissime docteur B appartient (sans le savoir, le pauvre) à une catégorie particulière des médecins intuitionnistes, celle des intuitionnistes déontologiques : ces médecins croient qu'il existe une connaissance immédiate des obligations morales ; pour eux, certaines actions ont un caractère intrinsèquement obligatoire qui ne se réduit pas au fait que les conséquences réalisées ou prévisibles de ces actions soient bonnes. Ces intuitionnistes déontologiques ne pensent pas qu'enfreindre la loi morale peut conduire à un bien. Mais ils se targuent aussi, mais tous les médecins quand on les interroge ou quand ils s'interrogent pensent ainsi, de fonder leurs relations avec le malade sur le "Etre bon" qui serait une sorte d'intuitionnisme téléologique...
Mais tout cela est beaucoup trop compliqué pour notre docteur B : il prescrit en DCI, point barre. le monde peut s'écrouler à côté de lui, il aura rempli son rôle d'homme de conviction.

(Pour la partie philosophique, je me suis largement inspiré d'un article de Benoît Pain, Les incertitudes de la bientraitance, paru dans Esprit, juillet 2010 : 153-170)

mardi 5 octobre 2010

LA PILULE DU SURLENDEMAIN : DES COMMENTAIRES BIENVENUS


Gregory Goodwin Pincus (1903 - 1967)

J'avais lu dans le numéro 314 de Prescrire de décembre 2009 (Ulipristal Ellaone*. Contraception postcoïtale : pas mieux que le lévonorgestrel. Prescrire 2009;29:886-9) un article sur la pilule du surlendemain qui ne m'avait pas laissé un souvenir impérissable, non que l'article fût de mauvaise qualité mais parce que je n'en avais lu que la conclusion qui disait "Mieux vaut rester au levonorgestrel, mieux éprouvé". Je m'étais seulement dit que les conseils de Prescrire étaient "légers" compte tenu du faible niveau de preuve du levonorgestrel hors AMM...
Et voilà que je tombe sur un post de Marc Girard en son site : ici s'appelant : Pilule du "surlendemain" : quel prix pour quelle innovation ?
Ne vous y trompez pas, sous couvert d'un titre banal et qui aurait pu être un déroulé classique sur Big Pharma et ses pompes, j'ai lu un article qui m'a ouvert de nombreuses voies. Et qui m'a fait comprendre que l'ami Marc avait touché juste. Je n'ai plus de commentaires à faire.
Vous pouvez donc le lire sur le site de Marc Girard ou ici en extenso.


Pilule du "surlendemain" : quel prix pour quelle innovation ?

mercredi 29 septembre 2010 par Marc Girard
La presse de ces derniers jours de septembre 2010 a célébré comme innovation le remboursement de Ellaone (ulipristal), la pilule dite du "surlendemain", puisqu’elle est supposée active jusqu’au 5e jour après un rapport non protégé, contre 3 jours avec la pilule dite du "lendemain" (lévonorgestrel).
Ayant été interviewé à cet occasion, j’en profite pour faire un point rapide sur cette affaire. Cette pilule correspond-elle à une véritable innovation ?

Critères de crédibilité intrinsèques

Conformément à la démarche que j’ai récemment proposée pour permettre au profane d’avoir un minimum d’autonomie intellectuelle dans une problématique technico-scientifique spécialisée, examinons, sur la base des données disponibles, quelquescritères intrinsèques de crédibilité - c’est-à-dire des éléments simples, facilement vérifiables, que tout un chacun peut se réapproprier en vue d’établir son jugement.
Quatre circonstances méritent d’être relevées à ce titre.
  • Les "experts" qui interviennent dans la presse pour célébrer le nouveau produit ont manifestement oublié l’article L.4113-13 du Code de la santé publique qui leur faitobligation de déclarer leurs liens d’intérêts préalablement à toute intervention médiatique. Ce déficit de transparence est d’autant plus gênant qu’avec la psychiatrie, la gynécologie est certainement l’une des spécialités médicales où la densité des conflits d’intérêts est le plus élevée. On ne citera personne...
  • Parue dans la revue The Lancet (2010, 375 : 555-62), la principale étude supposée justifier la supériorité du nouveau médicament sur la simple pilule "du lendemain" a été entièrement financée par le fabricant. Outre les trois premiers auteurs, le statisticien (qui, en pareille espèce, est quand même "le grand manitou" dont beaucoup dépend) a également reçu des honoraires du fabricant.
  • Alors que dans ce type de situation, malheureusement courant, l’exigence se fait de plus en plus forte que l’étude et son analyse se fassent de façon totalement indépendante du sponsor, pas moins de quatre employés du sponsor (dont le PDG de l’entreprise !) ont tenu à signer l’article du Lancet, ce qui suggère à tout le moins un regrettable mélange des genres...
  • On reconnaît, dans l’équipe du sponsor, un certain nombre de personnalités ayant activement participé au développement de la mifépristone, le fameux RU486. Si l’on se rappelle les difficultés rencontrées par ce produit lors de sa mise sur le marché, à la fin des années 1980, cela n’est pas nécessairement rassurant relativement au développement du nouveau produit contraceptif (quoique ces difficultés du RU486 aient été habilement médiatisées en leur temps comme exclusivement imputables aux lobbies anti-avortement : la "cause des femmes" a bon dos...)

Lendemain ou surlendemain ?

Le point central justifiant la supposée supériorité de la nouvelle pilule est, comme par hasard, celui qui se trouve le plus contesté par :
  • l’éditorialiste du Lancet (2010 ; 375 : 527-8) réfutant, justement, que la puissance statistique de l’étude permette de montrer une supériorité d’ulipristal sur le lévonorgestrel ;
  • les deux correspondances suscitées par l’étude (Lancet 2010, 375 : 1607-8) lesquelles, outre les conflits d’intérêts susmentionnés, remettent en cause la méthodologie des comparaisons faites pour justifier la supériorité de la nouvelle pilule sur le lévonorgestrel.
Dans leur réponse aux deux correspondances suscitées, les auteurs de l’étude rétorquent notamment que leur étude a été revue par l’administration sanitaire américaine, la FDA. On rappelle que ce fut également le cas pour Vioxx ou Avandia, parmi bien d’autres exemples [1]...

Questions de sécurité

Comme dûment indiqué dans la notice d’Ellaone, on a un certain nombre de raisons pour craindre que ce nouveau produit - un antiprogestérone - ne soit toxique pour l’embryon. D’où problèmes :
  • on peut se trouver enceinte sans le savoir avant le rapport réputé non protégé : ce sera le cas, par exemple, avec toutes les adolescentes qui, croyant à tort qu’on ne peut pas "tomber enceinte" pendant les règles, ne s’alarmeront que d’un rapport en milieu de cycle, même si elles en ont eu d’autres pendant la période qu’elles imaginent infertile ;
  • qu’adviendra-t-il du foetus en cas d’échec de la méthode, étant donné qu’ulipristal ne prévient environ que deux grossesses sur trois attendues [2] ?
  • ces chiffres d’efficacité/d’inefficacité étant globaux (rapportés aux 5 jours après le rapport non protégé), que se passera-t-il si, comme insinué par les critiques de l’étude du Lancet, les taux d’efficacité s’effondrent à partir du 4e jour alors que, sous l’influence d’une promotion un peu exagérée (jointe à la promesse d’un remboursement passant par une consultation), ulipristal devient le traitement de référence sur la période 4 à 5 jours après le rapport fécondant ? Le traitement de référence pour "le surlendemain", justement ?
Plus globalement - et les correspondances précitée s’alarment aussi du fait - ulipristal est une molécule très récente, sur laquelle on ne dispose que d’un minuscule recul de pharmacovigilance, sans commune mesure avec celui du lévonorgestrel. Si, sur la base du récent exemple de Parfénac [3] (parmi bien d’autres...), on se rappelle qu’il faut parfois aux autorités jusqu’à 36 années pour évaluer des toxicités justifiant le retrait, on peut s’interroger : compte tenu des doutes persistants relativement à une supériorité (de toute façon légère) de la nouvelle pilule sur la classique "pilule du lendemain", un tel déséquilibre dans le recul de pharmacovigilance n’est-il pas de nature à faire basculer lerapport bénéfice/risque de la nouvelle pilule en faveur de l’ancienne ?

Allocation de ressources

A l’heure actuelle, la pilule "du lendemain" est en vente libre au prix de 7,58 € l’unité - à la charge de la personne choisissant ce mode de contraception. Le jour même où cet article est mis en ligne, la presse française titre "Gros tour de vis sur le budget de la Sécu" [4].
Or, pour bénéficier d’Ellaone, la pilule "du surlendemain", il faudra passer par une consultation facturée à un minimum de 23 € (à partir du 01/01/11), et payer chaque pilule au prix de 24,15 €, soit - pour simplifier - une somme aux alentours de 50 € par prescription (soit plus de 6 fois plus cher que la pilule "du lendemain").
Si l’on en revient aux données fournies par le rapport d’évaluation de l’Agence européenne, on peut dire que chez cent femmes ayant eu un rapport "non protégé" (qui n’est pas supposé déboucher systématiquement sur une grossesse), la nouvelle pilule permettra au mieux d’éviter 4 des 6 grossesses attendues. C’est dire, là encore à la louche, qu’il en coûtera 5000 € à la collectivité pour éviter au mieux 4 grossesses - sans préjudice du coût lié à d’éventuelles malformations en cas d’échec...
Cet investissement sociétal d’environ 1250 € par grossesse censément évitée mérite d’être comparé à d’autres coûts classiquement ignorés par l’assurance-maladie, comme celui des appareillages dentaires, auditifs, voire simplement des lunettes chez des gens - notamment des personnes âgées ou des travailleurs pauvres - qui en ont vraiment besoin. Il apparaît de toute façon problématique au moment même où "le gouvernement met la Sécu au régime sec" [5].

La question politique

Si l’on en croit Le Post (09/03/09), bizarrement investi sur cette histoire dont on aperçoit plus les déterminants lucratifs que la logique sociale ou humaine, les utilisatrices des pilules du lendemain/surlendemain revendiqueraient une sorte de relâchement du contrôle dans des milieux à fort conformisme social ou idéologique. C’est fort bien, mais la question politique derrière tout ça, c’est de savoir s’il échoit à la collectivité de financer une telle revendication individuelle dont l’intérêt collectif, justement, n’apparaît pas clairement ; s’il revient à la société de financer - sans esprit de retour - n’importe quel type de "développement personnel"...
Cela, on en conviendra, aurait dû appeler un minimum de débat démocratique [6]

Pour conclure

Le remboursement d’Ellaone a été présenté ces derniers jours comme une innovation majeure dans la contraception d’urgence ; certains commentateurs sont allés jusqu’à célébrer l’avènement d’un nouveau mode de contraception [7]. Pareil battage médiatique n’est pas sans rappeler celui qui a accompagné le développement de la mifépristone (RU486) à la fin des années 1980 - pour un résultat qui n’a quand même pas été à la hauteur des promesses initiales...
Il faudrait croire que, relativement à la pilule "du lendemain" (lévonorgestrel-Norlevo) de référence, l’innovation d’ulipristal tiendrait à une durée d’action prolongée jusqu’à 5 jours après le rapport non protégé. Or, c’est justement sur ce point crucial que des commentateurs autorisés ont émis le plus de critiques : la supériorité d’ulipristal relativement au lévonorgestrel sur cette question est indubitablement controversée.
En parallèle et toujours par rapport à un produit ancien comme Norlevo (qui a fait l’objet de nombreuses études et par rapport auquel on dispose d’un important recul de pharmacovigilance), les données de tolérance concernant la pilule du "surlendemain" apparaissent à tout le moins clairsemées. La notice Vidal d’Ellaone, en particulier, revient à plusieurs reprises sur l’incertitude quant à l’éventuelle toxicité de ce nouveau produit sur le foetus, par opposition, là encore, à la pilule "du lendemain" réputée ne pas exposer à un risque malformatif en cas de grossesse selon ce même Vidal.
Eu égard à une supériorité de rapport bénéfice/risque aussi incertaine, on ne peut - une fois encore - que s’interroger sur les déterminants de la générosité qui a conduit les autorités sanitaires à offrir au fabricant, en pleine période de crise, "le cadeau" [8] du remboursement, pour un coût global (incluant celui de la prescription obligatoire) qui défie toute concurrence (plus de 6 fois plus qu’avec le comparateur non remboursé).
Les mutuelles [9] ayant récemment annoncé leur volonté nouvelle d’exercer leur droit d’inventaire sur les remboursements auxquels elles consentent, gageons qu’elles vont avoir là une excellente occasion de se faire les griffes...
[1] Rires dans l’assistance.
[2] Les chiffres varient un peu selon les études : c’est un ordre de grandeur.
[3] Les perles du 14/09/10.
[4] Ouest-France, 29/09/10.
[5] Le Parisien, 28/09/10.
[6] Un peu comme avec l’hépatite B où, si plus personne de sérieux ne soutient que cette maladie menace tout un chacun, on tient pour acquis qu’il faut soumettre nos bébés et nos enfants aux risques pourtant inhabituels d’une vaccination sans intérêt direct pour eux, pour le bénéfice d’une frange minuscule qui s’obstine dans des comportements à risque : n’en déplaise aux lobbies militants gangrenés par leurs conflits d’intérêts avec les fabricants, cela aussi devrait appeler un minimum de débat démocratique.
[7] "Grand pas dans la vie des femmes après l’amour" titrait Rue89 du 09/03/09.
[8] C’est l’expression de Rue89, 23/09/10.
[9] Les Perles, 18-19/08/10.