mardi 7 janvier 2014

Politiques mondiales du médicament : la régulation indésirable. Par CMT : Claudina Michal Teitelbaum

Une édifiante histoire canadienne.





Quand je pense au Canada, je pense aux paysages paradisiaques des grandes étendues sauvages, quasi désertiques, s’étendant à perte de vue. Je pense aussi au froid. Et je pense à la démocratie.
Au plan de la démocratie, le Canada est, dans mon esprit et celui de beaucoup de Français, à mettre sur le même plan que les pays scandinaves ou la Suisse.
Petit pays par le nombre d’habitants, 33 millions, le Canada est un grand pays par son étendue, quinze fois celle de la France. Il est formé de dix provinces fédérées jouissant chacune d’une  large souveraineté,  car élisant leur propre parlement et possédant chacune son propre gouvernement. Les compétences du pouvoir souverain des provinces s’exercent dans des domaines comme la santé, l’éducation, la justice, les programmes sociaux…  Le reste du Canada est composé de trois territoires placés sous l’autorité du gouvernement fédéral.
La plus occidentale des provinces canadiennes, bordant le Pacifique, est la Colombie Britannique (British Columbia ou BC, en anglais), une province de 4,6 millions d’habitants, ayant pour langue officielle l’anglais,   dont la capitale est Victoria et la plus grande métropole Vancouver, qui regroupe à elle seule la moitié de la population de la province.
A l’époque des faits que je vais relater, pendant les premiers mois de 2012, c’était Mike de Jong qui était Ministre de la santé. Celui-ci appartient au parti libéral de Colombie Britannique qualifié de « conservateur » et décrit comme soutenant des politiques néo-libérales. Ce parti est aux manettes de la Colombie Britannique depuis 2001 et son action a été marquée par les dérégulations, la réduction des aides sociales,  les réductions d’impôts et la privatisation à prix soldé de certaines  entreprises publiques. Depuis septembre 2012 Margaret MacDiarmid, du même parti, lui a succédé à ce poste.
C’est dans cette province que s’est produite une attaque sévère et sournoise aux politiques de régulation du marché du médicament, mettant potentiellement en danger la santé et la sécurité des citoyens.

Mes sources
Pour une fois je ne vais pas multiplier les recoupements car, d’une part, il n’y a pas pléthore de commentaires dans la presse canadiennes sur cette affaire, et c’est un des faits inquiétants : le silence relatif  de la presse.
D’autre part, deux enquêteurs « au-dessus de tout soupçon », se sont chargés du travail.
Il s’agit , pour le premier, d’Alan Cassels, chercheur canadien en politiques du médicament de l’Université de Victoria BC, auteur de  « Selling sickness » en 2005 (qu’on peut traduire par « vendre des maladies » ou « façonnage de maladies »)en collaboration avec Ray Moynihan, journaliste d’investigation australien. Voici une présentation en français de son livre  par Med’ocean , l’association de médecins réunionnaise  (http://www.medocean.re/wp-content/uploads/Reunion-FRENCH-1-June-2013-no-photos-AB_05-30.pdf) . Alan Cassels a écrit, en mars 2013, un article rendant compte de cette affaire,  intitulé « The best place on earth (for pharmaceutical companies) » (« Le meilleur endroit du monde (pour les compagnies pharmaceutiques) »), où il faut peut-être voir une référence ironique au «Meilleur des Mondes » de Aldous Huxley. Son article a été publié dans le magazine Focus online ( http://focusonline.ca/?q=node/516) .

Le deuxième investigateur est Paul Christopher Webster,  journaliste indépendant natif de Colombie Britannique, auteur de documentaires et récompensé à plusieurs reprises par sa profession pour son travail de journaliste d’investigation (http://www.paulcwebster.com/)  , et  notamment pour l’article que je résume ici, daté d’avril 2013. Cet article a  été publié dans le magazine de Vancouver, Vanmag,  et est intitulé « Is the government  gagging BC’s drugs safety scientists ? » (« le gouvernement veut-il bâillonner les chercheurs qui évaluent la sécurité des médicaments ? ») (http://www.vanmag.com/News_and_Features/The_Back_Peddling_of_BCs_Drug_Safety_Programs).

Le contexte international du marché du médicament : la bulle pharmaceutique.

Franz Kafka (1883 - 1924)

Pour une meilleure compréhension des enjeux de cette succession d’évènements extrêmement troublants pour une démocratie, il est intéressant d’avoir une idée du contexte qui est celui du marché mondial du médicament tel qu’il s’est transformé pendant ces quinze dernières années. Je vais  tenter de résumer ces transformations de manière synthétique.
A la fin des années quatre-vingt-dix, début des années  deux-mille, la concentration du marché du médicament avait atteint son apogée puisque 98,7% du chiffre d’affaires de l’industrie pharmaceutique était réalisé dans les pays les plus riches, tandis que les dix premiers laboratoires pharmaceutiques représentaient à eux seuls 45,7% du chiffre d’affaires mondial du médicament (http://apps.who.int/medicinedocs/pdf/s6160e/s6160e.pdf).
Néanmoins, au même moment,  et pour la première fois, toutes les conditions étaient réunies pour que ce marché connaisse des mutations majeures, avec pour conséquence une fin de la suprématie des plus grosses multinationales pharmaceutiques, aussi appelées, par un raccourci, Big Pharma, simultanément à une diminution vertigineuse des dépenses de santé des pays riches, et à une diffusion massive des médicaments essentiels dans les pays pauvres.
En effet, à une panne durable de l’innovation, reconnue par les analystes sérieux du domaine, depuis les années quatre-vingt, s’ajoutait la fin prévisible des brevets de nombreux médicaments parmi les plus innovants ou les plus vendus dans le monde, source de rentes pour les grosses firmes qui en possédaient les brevets, tandis que certains pays émergents, notamment l’Inde, le Brésil et la Chine, étaient en train d’acquérir de véritables capacités industrielles de production de médicaments, annonçant une rude concurrence pour Big Pharma, et la possibilité, pour les pays les plus pauvres, d’avoir accès aux médicaments à des prix abordables.
Les brevets des médicaments les plus vendus tombant dans le domaine public les uns derrière les autres, la diffusion mondiale des génériques, aurait donc dû se traduire, à la fois par un meilleur accès aux médicaments pour les pays pauvres, et par un effondrement du marché mondial du médicament en valeur, avec des économies substantielles pour les pays riches. En effet, d’après IMS Health, multinationale privée spécialisée dans l’analyse prospective du marché de la santé  et, désormais, principal fournisseur mondial de ce type de données, pour un dollar investi dans les génériques, trois dollars sont économisés, en moyenne sur les médicaments sous brevet.
Rien de tout cela ne s’est passé, et le marché mondial du médicament a continué à croître en valeur de manière exponentielle, en particulier dans les pays riches, où les dépenses ont atteint des sommes difficilement soutenables pour des économies supposées en crise. Tandis que, d’un autre côté, malgré une diminution modeste de la concentration en pourcentage du chiffre d’affaires sur les dix premières firmes mondiales, la valeur du chiffre d’affaires détenu par ces très grosses firmes a explosé.
 En termes globaux, le chiffre d’affaires mondial de l’industrie pharmaceutique est passé de 82 Mds (milliards) en dollars courants en 1985 à 327 Mds en 1999 puis  à 856 Mds en 2012 .  De ces 856 Mds 77%, soit 660 Mds de chiffre d’affaires, est réalisé dans les pays riches (d’après le rapport de l’OMS, the World medecine situation en 2004 et les chiffre d’IMS Health pour 2012).
Si la révolution du marché mondial du médicament n’a pas eu lieu, c’est que Big Pharma a su forger une stratégie,  trouver des alliés et multiplier les tactiques pour éviter la concurrence des pays émergents et la baisse des prix des médicaments dans les pays riches . Elle a ainsi déjoué toutes les prévisions et largement conforté une position oligopolistique sur le marché du médicament.
Parmi les tactiques mises en oeuvre, nous pouvons citer en premier lieu les négociations menées au sein de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) lors des cycles de négociations internationales d’Uruguay et de Doha de 1986 à nos jours. L’un des principaux objectifs de ces négociations dans le volet concernant le marché du médicament, était d’amener les pays émergents à adopter une législation les obligeant à respecter les brevets des grosses firmes ayant leur siège dans les pays riches. Pour mener ces négociations au sein de l’OMC, les pays du G8 disposaient de moyens sans commune mesure avec ceux des pays en développement, aussi bien financiers qu’ en fonctionnaires et négociateurs. Tandis que les multinationales disposaient de régiments d’avocats-conseil et de lobbyistes.
Les négociations ont été longues, mais les pays émergents ont fini par céder. L’Inde a été, en 2005, parmi les derniers pays à avoir adopté une législation protégeant les brevets. Cela a eu pour conséquence de freiner durablement la concurrence faite par ces pays à Big Pharma mais a aussi limité, dans une large mesure, l’accès des pays les plus pauvres aux médicaments.
Ainsi, contre vents et marées et malgré la concurrence de gros producteurs dans les pays émergents, la concentration en valeur du marché du médicament sur quelques multinationales ayant leur siège dans les pays riches s’est maintenue pendant le début du vingt-et-unième siècle.
En 2012, les  dix premières firmes pharmaceutiques par le chiffre d’affaires avaient leur siège dans cinq pays (Etats Unis, Suisse, Royaume Uni, France, Israël) et représentaient à  elles seules  354,5 Mds de dollars de chiffre d’affaires, soit 41,4% du marché mondial du médicament.


Une deuxième tactique mise en place par Big Pharma pour s’opposer à la diffusion des génériques s’est concrétisée par l’explosion des demandes d’autorisation de mise sur le marché pour des me-too.
On peut définir les me-too comme des médicaments de marque brevetés proches de médicaments de référence déjà existants, n’apportant pas d’amélioration significative au plan thérapeutique. Mais les me-too présentent un grand intérêt pour les firmes pharmaceutiques. Car en les introduisant sur le marché au bon moment, avant que le brevet du médicament de référence ne soit caduc, et en utilisant toute la puissance de feu de leur service marketing, les me-too leur permettent de concurrencer efficacement les génériques du médicament de référence et de récupérer les parts de marché détenues par celui-ci au bénéfice du me-too, qu’elles se chargent de faire passer pour des innovations majeures auprès des patients et des médecins.
Les me-too permettent donc de déposer des nouveaux brevets avec très peu d’efforts de recherche, et, grâce à la complaisance des agences de contrôle et d’évaluation et aux carences de la régulation, ont permis à certaines firmes de toucher le jackpot à peu de frais. On peut citer, à titre d’exemple parmi tant d’autres, l’Inexium®, ou ésoméprazole, des laboratoires Astra Zeneca, laboratoire britannique né de la fusion entre Astra laboratoire suédois et Zeneca, et septième laboratoire mondial par le chiffre d’affaires en 2012. L’Inexium a avantageusement pris la suite du Mopral ®, oméprazole, dont il est un isomère (une molécule ayant la même formule chimique brute mais une disposition spatiale différente). L’ésoméprazole ou Inexium®, commercialisé en France en 2002, était, en 2006, au deuxième rang mondial pour le chiffre d’affaires généré, rapportant 6,7 Mds de dollars à Astra Zeneca, c'est-à-dire jusqu’à 20% du chiffre d’affaires de la firme (http://pharmacoclin.hug-ge.ch/_library/pdf/cappinfo51.pdf ). Pourtant, la spécialité avait été classée comme ayant une ASMR (Amélioration du Service Médical Rendu) de niveau IV, c'est-à-dire mineure, par la HAS (Haute Autorité de Santé). Son rapport coût/bénéfice a été notamment critiqué par la revue Prescrire (http://www.prescrire.org/aLaUne/dossierEsomeprazole.php) .  En France, c’est notamment par le biais des prescriptions hospitalières que l’Inexium avait conquis des parts de marché (http://boree.eu/?tag=inexium ).
 Pour éviter la générication de ses médicaments, Big Pharma brouille aussi les pistes, en multipliant les brevets (par exemple, en déposant des brevets qui concernent la forme galénique) pour les médicaments sous brevet existants, afin de rendre ceux qui peuvent être génériqués plus difficilement identifiables.
Pour contrer le développement d’un marché  des génériques indépendant de leur sphère d’influence, les plus grosses multinationales pharmaceutiques peuvent créer aussi leur propre division génériques, comme Zentiva pour Sanofi. Ou bien peuvent racheter les droits sur des génériques a d’autres laboratoires, comme l’a fait Pfizer en 2009 (http://www.20minutes.fr/article/554383/Economie-Pfizer-se-renforce-dans-les-generiques.php) .
La lutte des multinationales pharmaceutiques n’est pas tant contre les génériques que contre la baisse de leur chiffre d’affaires que ceux-ci pourraient provoquer. La stratégie de Big Pharma s’est avérée, à cet égard, tout à fait efficace, puisque aux Etats Unis, où, en 2010, les génériques représentaient 71,2% des médicaments prescrits, les dépenses médicamenteuses ont continué à progresser à grande vitesse (http://www.uspharmacist.com/content/s/253/c/41309/  ).
Une troisième tactique consiste à s’attaquer à la cible des ventes, c’est à dire aux patients, en élargissant cette cible, et donc le marché. C’est le sujet du livre d’Alan Cassels , « façonnage de maladies », évoqué plus haut. Grâce, bien souvent, à la complicité des sociétés savantes, notamment aux Etats Unis, dont les recommandations concernant les maladies servent habituellement de référence aux pays européens, nous avons assisté à une extension accélérée du champ de la pathologie , tout particulièrement dans les pays riches.
Un exemple parlant est fourni par le DSM, Diagnostic and statistical manual, conçu comme un guide diagnostique  qui classe les pathologies psychiatriques par catégories en fonction de leurs symptômes. La conception  de ce manuel veut qu’un ensemble de symptômes soit nécessaire et suffisant pour définir un trouble psychiatrique. Un traitement médicamenteux est généralement associé aux pathologies ainsi définies. Les DSM est mis à jour par la Société américaine de psychiatrie. Plusieurs versions de ce manuel sont parues ces dernières décennies, la dernière étant le DSM-5, en 2013. Ce que les critiques reprochent  à ce manuel est le fait  que pour certains items, les critères diagnostiques sont si larges et vagues, qu’ils ne permettent absolument pas de distinguer le physiologique du pathologique. On peut aussi lui reprocher de postuler, par un raccourci qui n’a rien de bien scientifique mais qui reflète plutôt les conflits d’intérêts des auteurs, qu’un ensemble de symptômes est en lien avec un désordre neurobiologique. Le risque, sous la pression constante du marketing de Big Pharma, est celui d’un glissement perpétuel vers un élargissement de la population diagnostiquée comme souffrant de troubles psychiatriques. Ce qui revient à une augmentation du chiffre d’affaires généré par la vente de psychotropes  pour les firmes mais entraîne un accroissement des risques pris par une population dont les symptômes plus ou moins rigoureusement identifiés par les médecins, ne correspondent en réalité à aucune maladie psychiatrique.
 Un exemple paradigmatique de dévoiement de la médecine induit par cette approche est donné par le TDAH (Trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité), trouble décrit par le DSM, supposé être d’origine neurobiologique, et pouvant être suspecté devant tout enfant plus ou moins agité. La pression de Big Pharma sur les médecins et les parents et les pressions sociales de recherche de performance se conjuguant, on en est arrivés aux Etats Unis à une situation où 3,5 millions d’enfants et adolescents sont traités  et où 15% des lycées ont été diagnostiqués comme atteints de ce trouble. Les personnalités du monde médical et de la recherche sont de plus en plus nombreuses à dénoncer cet abus (http://www.nytimes.com/2013/12/15/health/the-selling-of-attention-deficit-disorder.html?_r=0 ). Le marché des enfants commençant à s'épuiser on commence à investir le marché des adultes...
Une autre tactique pour élargir la population cible des traitements, est la modification des seuils des critères intermédiaires qui servent de repère pour la prescription de traitements au long cours, comme dans le diabète, l’hypercholestérolémie ou l’hypertension. Depuis les années quatre-vingt-dix, les seuils de traitement pour ces pathologies ont été constamment revus à la baisse (http://dartmed.dartmouth.edu/winter10/html/changing_the_rules.php).
 A ce sujet, je me contenterai de citer le dernier épisode en date, où la Société américaine de cardiologie a été prise en flagrant délit de partialité pro-pharma. Non seulement les critères de prescription des statines, médicaments contestés mais très profitables prescrits pour faire baisser le cholestérol, ont été modifiés par cette société savante hors de tout fondement scientifique en 2013, mais l’outil proposé aux médecins pour calculer le risque et évaluer l’intérêt de la prescription de statines s’est avéré biaisé. D’après des épidémiologistes renommés tels Nancy Cook aux Etats Unis, le calculateur fourni aux médecins par la Société américaine de cardiologie surévalue la population supposée relever du traitement d’après les critères définis arbitrairement par cette même société de 75 à 150%. (http://www.nytimes.com/2013/11/18/health/risk-calculator-for-cholesterol-appears-flawed.html?pagewanted=1&_r=1& ). On comprend mieux quel est l’intérêt pour Big Pharma de ces subterfuges, dès lors qu’on sait que les anticholestérolémiants représentaient en 2012, la deuxième classe thérapeutique en valeur du marché mondial du médicament, soit 3,6% de ce marché ou 30 Mds de dollars.
Il faut aussi mentionner, au titre de la recherche d’une extension du marché du médicament,  la multiplication des recommandations de dépistage systématique des cancers, souvent fondées sur des avis et des études biaisés, qui augmentent artificiellement la fréquence de certains cancers comme celui du sein, sans que les bénéfices desdits dépistage ne soient démontrés (http://docteurdu16.blogspot.fr/search/label/CANCER%20DU%20SEIN ).
Enfin, quatrième tactique et non la moindre, le développement de marchés de niche, domaine  qu’on pourrait aussi appeler » le  marché de l’espoir » ou « le marché des médicaments de la dernière chance ».
Les médicaments de niche s’adressent à des maladies graves pour lesquelles on ne dispose pas de traitement efficace.
Ces médicaments de niche sont souvent des biomédicaments définis comme des médicaments faisant appel à une source biologique pour la fabrication de leur principe actif, et issus des biotechnologies.  Un exemple de biomédicament est l’Avastin ® ou bévacizumab, du laboratoire suisse Roche, qui a obtenu l’AMM européenne en 2005. Mais les médicaments de niche peuvent aussi être des médicaments de synthèse, créés par synthèse chimique, comme le tamoxifène. Cette dernière molécule est sur le marché depuis 1976 et est donc commercialisée en tant que générique.  On lui attribue une part importante de la réduction de mortalité par cancer du sein dans les pays développés observée dans les années 90.
Le problème des biomédicaments destinés aux maladies graves c’est que, au nom de l’urgence qu’ils sont censés traiter et de leur caractère supposé innovant, ils bénéficient de procédures accélérées de mise sur le marché et tendent donc à banaliser ce type de procédures. D’après Donald Light et Joel Lexchin , des chercheurs s’intéressant au marché du médicament, 44% des médicaments postulant pour une AMM auprès de la FDA (Food and Drug Adminsitration) entre 2000 et 2010, ont bénéficié de procédures prioritaires.
 Les biomédicaments bénéficient aussi d’un regard particulièrement bienveillant des autorités de contrôle, qui aboutit à ce  que des bénéfices totalement marginaux et contestables, comme une augmentation de la survie de quelques semaines dans le traitement du cancer, sont considérés comme significatifs, et surtout suffisants pour que les autorités leur accordent une AMM ainsi que des prix de vente tout à fait exorbitants. Prix qui sont généralement remboursés par les assurances publiques ou privées, selon les cas et les pays.
 Néanmoins, on doit constater qu’à des effets thérapeutiques qui peuvent être parfois assez spectaculaires, comme en rhumatologie, sont associés des effets indésirables non moins spectaculaires, ce qui limite beaucoup l’intérêt de ces médicaments.
Mais ces effets indésirables ne seront mis en évidence, bien difficilement à vrai dire, qu’après la mise sur le marché de ces médicaments, ce qui peut provoquer, au nom de l’espoir, des véritables hécatombes. La FDA a considéré que c’était le cas pour l’Avastin, qui ne bénéfice plus de l’indication de traitement du cancer du sein métastasé depuis 2011 aux Etats Unis, en raison de ses effets indésirables provoquant une surmortalité des femmes traitées sans bénéfice observable (http://www.fda.gov/newsevents/newsroom/pressannouncements/ucm280536.htm). L’Avastin est toujours indiqué en Europe et en France dans le cancer du sein métastasé.
A la faveur de l’apparition des biomédicaments et de leur coût, les médicaments contre le cancer sont devenus la première famille thérapeutique par le chiffre d’affaires dans le monde  et représentent 4,3% du total du marché du médicament, soit 36,8 Mds de dollars, avec d’excellentes  perspectives de croissance dans les toutes prochaines années, d’après IMS Health.

Une des clés de compréhension du succès des stratégies imaginées par Big Pharma, est que le terme innovation, qui est un terme vague et n’est défini nulle part, est devenu un véritable sésame, un mot magique qui permet de traverser toutes les barrières du contrôle sans encombre et d’obtenir des prix de vente exorbitants à l’origine de dépenses insoutenables pour les finances publiques et pour les patients.
Le résultat de la combinaison de toutes les tactiques mises en œuvre par Big Pharma, est que le marché est inondé de nouvelles spécialités, apportant peu de bénéfices mais dont les effets indésirables ne sont pas correctement évalués par les essais cliniques menés par les laboratoires et visés superficiellement par les agences lors de procédures d’autorisation accélérées.
Des médicaments de plus en plus nombreux touchant des populations de plus en plus importantes dans un temps de plus en plus court, voilà qui justifierait une régulation et des contrôles accrus.
C’est exactement le contraire qui se passe, comme nous allons le constater.

Voici donc notre histoire canadienne, telle que racontée par Paul C. Webster et Alan Cassels.

Au sein du Ministère, une division du médicament efficace, indépendante et… très dérangeante.

Malcom Maclure


Au début de l’année 2012, dans le Ministère de la Santé de British Columbia, cette province canadienne autonome, il y avait une petite équipe, d’à peine sept personnes, impliquée dans l’évaluation des médicaments. Cette équipe était composée, notamment,  d’un chercheur de renommée internationale  Malcolm Maclure, formé à Harvard et Oxford, détenteur d’une chaire prestigieuse de pharmacovigilance à l’Université de British Columbia (UBC), qualifié par un autre chercheur renommé David Henry, de l’Institut pour les sciences evaluatives cliniques de Toronto, de personne totalement intègre, et de chercheur de tout premier plan. Il y avait aussi dans cette division Ron Mattson, un manager de projets de recherche, ou encore des économistes comme Bill Warburton et sa femme, Rebecca Warburton. Cette petite équipe menait de front, et en collaboration avec des chercheurs indépendants de l’université de Columbia appartenant à la Thepateutic initiative (TI), des recherches sur de nombreux médicaments dont l’efficacité ou la sécurité pouvait être mise en doute.
Le pouvoir de cette division était grand, puisque le résultat de ses recherches se traduisait directement  par des décisions de prise en charge ou non de médicaments par le système d’assurances public, appelé Pharmacare, système d’assurance public prenant en charge les prescriptions pour les personnes éligibles, ou par des retraits d’indication d’un traitement dans des pathologies où la recherche démontrait un mauvais rapport bénéfice/risque.
Pour mener ces recherches, l’équipe s’appuyait aussi sur un réseau fédéral d’évaluation des médicaments bénéficiant de financements publics, le Drug Safety and Effectiveness Network (DSEN). Elle comptait aussi sur un outil particulièrement performant, un outil de recueil et de traitement des données concernant les médicaments appelé Pharmanet. Cet outil, créé en 1996 dans la province de Colombie Britannique grâce à un financement public, était qualifié d’unique, car il permettait de centraliser toutes les informations concernant la consommation de médicaments par chaque citoyen de Colombie Britannique. Il constituait ainsi la base de données la plus complète et fiable de la consommation de médicaments au Canada. Parmi les acteurs ayant accès à ces informations, outre les pharmaciens et les médecins, le personnel de la division d’évaluation des médicaments du Ministère de la Santé, qui pouvait les utiliser, une fois anonymisées, pour des études  d’évaluation de sécurité ou d’efficacité réelle des médicaments.
Entre 1996 et 2003, les dépenses de médicaments par personne avaient doublé en Colombie Britannique, d’après un chercheur en politiques sanitaires de l’UBC, Steve Morgan. Et cette augmentation était avant tout due à la prescription de médicaments me-too, dont le prix était en moyenne quatre fois plus élevé que leurs équivalents généricables.
A partir de 2008, le travail de la division d’évaluation du médicament du Ministère de la santé, s’était traduit par une diminution des dépenses de 500 millions de dollars chaque année. Néanmoins les dépenses, en 2012, atteignaient 575 dollars par personne et par an, soit 398 euros (à titre de comparaison, les dépenses par personne en France étaient de 531 euros en 2010, et ont depuis continué à augmenter) dont environ 274 dollars pris en charge par Pharmacare. Cela faisait tout de même de la Colombie Britannique la province la moins dépensière en matière de médicaments.
En 2008, alors que les tensions entre la division chargée d’évaluer les médicaments et le gouvernement libéral ne cessaient de croître, le gouvernement décida de la création de  la Pharmaceutical Task Force ou groupe de travail sur les médicaments, décrit comme contrôlé par l’industrie pharmaceutique, pour enquêter sur le travail de la Therapeutics Initiative (http://www.ti.ubc.ca/about ), le groupe de chercheurs indépendants évaluant les médicaments à l’Université de Colombie Britannique. Cette équipe de chercheurs est plutôt renommée mondialement, et est connue, notamment, pour avoir été l’une des premières à alerter au sujet du Vioxx, cet anti-inflammatoire du laboratoire Merck, qui aurait provoqué des dizaines de milliers de décès prématurés aux Etats Unis, du fait de ses effets indésirables, notamment cardiaques, occultés par le laboratoire fabricant.
L’un des membres du groupe de travail mandaté par le gouvernement canadien pour mener l’enquête, Russell Williams, un lobbyiste connu oeuvrant pour Big Pharma, a exprimé publiquement son opinion selon laquelle le groupe de recherche universitaire indépendant devait être restructuré ou remplacé.

Le démantèlement du système d'évaluation du médicament en Colombie Britannique.

Il faut croire que quatre années de travail ardu n’ont pas suffi au groupe de travail contrôlé par l’industrie pharmaceutique, sans doute aidé par des armées d’enquêteurs privés,  pour trouver la faille qui lui aurait permis d’en finir avec l’indépendance des chercheurs chargés de l’évaluation du médicament d’une manière qui présente un semblant de légitimité démocratique.
A l’été 2012, Ron Mattson, 59 ans , manager de projet à la division d’évaluation du médicament et travaillant depuis 27 ans au ministère, est convoqué dans le bureau de son chef qui lui annonce qu’il est renvoyé. A la même période, Malcolm Maclure, le chercheur de renommée internationale âgé de 60 ans, en voyage à l’étranger, reçoit un coup de fil lui annonçant son licenciement.
Au total, ce sont sept employés de la division qui seront licenciés, dont Roderick McIsaac, un doctorant qui faisait des recherches sur les médicaments pris en charge par Pharmacare pour l’arrêt du tabac, comme le Champix. Celui-ci se suicidera en janvier 2013.
Le ministère et les enquêteurs se montrent très avares d’informations sur les raisons de ces licenciements qui sont officiellement annoncés par la ministre de la santé, successeur de Mike de Jong, Margaret McDiarmid en septembre 2012. D’après elle l’enquête aurait commencé en avril, et les charges porteraient sur la gestion des données anonymisées des patients inclus dans la base de données Pharmanet. L’utilisation de ces données auraient fait l’objet d’une conduite répréhensible de la part des employés de la division d’évaluation des médicaments lors des études menées avec l’équipe de recherche universitairede la Therapeutics Initiative. En un mot il y aurait eu une violation indue de l’anonymat.
Mais d’après le Sergent Duncan, de la Police Royale Montée Canadienne, au moment où la ministre annonçait les licenciements, le gouvernement avait encore à « complètement préparer l’affaire ». Ce qui signifie, en d’autres termes, que le gouvernement ne disposait d’aucun élément tangible pour étayer ses accusations.
Le licenciement des employés donna un coup d’arrêt aux recherches de la division en coopération avec les chercheurs de l’université de Colombie Britannique. Parmi celles-ci les recherches sur les médicaments remboursés pour l’arrêt du tabac menées par Roderick McIsaac, mais aussi des recherches de grande envergure  sur les médicaments indiqués dans la maladie d’Alzheimer, dirigées par Ron Mattson, et également des recherches sur les médicaments prescrits à 63% des femmes enceinte, pour certains desquels, parmi les plus prescrits, des données sur la sécurité faisaient défaut.
En même temps, et sans le justifier clairement, le gouvernement de Colombie Britannique bloqua l’accès à la base de données PharmaNet pour l’ensemble des chercheurs du Canada. Plus exactement la gestion de l’accès à ces données fut confiée à un certain Bruce Carleton, un professeur de pharmacologie de l’université de Columbia. Celui-ci se montra si parcimonieux et arbitraire dans la gestion des autorisations d’accès aux données qu’il contribua à bloquer une bonne partie des recherches canadiennes d’évaluation des médicaments, pour lesquelles PharmaNet était un outil essentiel. Notamment les recherches du réseau fédéral d’évaluation des médicaments, le DSEN.
 Un des chercheurs de premier plan de la Therapeutics Initiative de l’université de Colombie Britannique, Colin Dormuth, qui a, lors de ses précédentes recherches, apporté un éclairage sur des aspects essentiels concernant la sécurité des médicaments utilisés, par exemple, dans le TDAH, dans l’acné, ou sur les opioïdes, s’est plaint, pour sa part, d’avoir dû débloquer 100 000 dollars pour acheter aux Etats Unis des données qui n’étaient plus accessibles au Canada et sans lesquelles le travail de son équipe n’aurait pu  se poursuivre.
 Le comportement de Bruce Carleton, le nouveau gestionnaire de PharmaNet,  finit par provoquer des protestations de la FIPA (association pour la défense de la liberté d’information et  pour la protection de la vie privée) et de l’l’Association des médecins canadiens (http://www.cmaj.ca/content/185/9/E377 ) et déclencha une commission d’enquête dirigée par la commissaire Elizabeth Denham, du bureau d’Information et de protection de la vie privée. Celle-ci rendit des conclusions en juin 2013.  Elle qualifiait les procédures de gestion des données mises ne place par Bruce Carleton de  « lourdes et bureaucratiques » et disait  que cet état de fait était probablement dû à un souci excessif de protection de la vie privée, aux dépens de l’intérêt scientifique et pour la santé publique des données. Elle émettait également des recommandations pour faciliter l’accès aux données.
Une fois les premiers moments  de sidération et d’incompréhension passés, une fois que les employés de la division d’évaluation des médicaments eurent compris qu’il ne s’agissait ni d’un malentendu, ni d’une maladresse, ils portèrent plainte contre le gouvernement de Colombie Britannique pour licenciement abusif et pour diffamation, dans le cas de Malcolm Maclure.
Le gouvernement  de Colombie Britannique reste silencieux et l’affaire suit son cours…

The business must go on

Alan Cassels nous apprend, que dans le même temps où se déroulait cette déplorable affaire, le 19 juin 2012, le Ministre de la Santé, Mike de Jong, était à Boston au Congrès Mondial pour la Biotechnologie Globale, fréquenté par des chefs d’Etat, et annonçait en grande pompe la création d’un Centre pour la Recherche et le Développement des Médicaments (CDRD), sis dans un immeuble flambant neuf de 35000 mètres carrés, et bénéficiant de financements publics à hauteur de 54 millions de dollars. Le site internet du tout nouveau centre explique aux visiteurs : « notre mission est de minimiser les risques [pour les investisseurs] des molécules issues de la recherche financée par des fonds publics et de les transformer en investissements viables pour le secteur privé ».
 Dans une interview Mike de Jong avait confié que son gouvernement avait le souci de fournir « le bon environnement » pour le développement du marché du médicament en Colombie Britannique.
Le bon environnement, en effet.

Conclusion en forme de satire

Nous, Français et Européens, devrions méditer sur les enseignements à tirer de cette affaire. A l’évidence la Colombie Britannique, avait pris beaucoup de retard en matière de politique du médicament. Une petite équipe soudée de chercheurs et économistes indépendants, une collaboration fructueuse avec des chercheurs universitaires indépendants, des crédits publics, des outils performants comme PharmaNet, un réel pouvoir de décision… bref,  rien de tel pour vous fiche en l’air un profitable marché pharmaceutique. Indubitablement la Colombie Britannique donnait un très mauvais exemple aux administrations, aux chercheurs, et aux citoyens du monde entier.
En Europe et en France, cela fait longtemps que nous avons résolu ces problèmes. En organisant le transfert de la gestion de la pharmacovigilance à l’industrie pharmaceutique, grâce à Eudravigilance, en confiant l’essentiel des décisions d’autorisation de mise sur le marché à la commission européenne, bien connue pour ses positions pharma friendly, en morcelant les différents aspects de l’évaluation des médicaments et en diluant les responsabilités, en rendant totalement opaques les mécanismes de fixation des prix, en coupant les crédits aux services publics et chercheurs indépendants pour les verser aux partenariats public-privé oeuvrant dans la recherche de médicaments « innovants »… En vertu de quoi : observez le résultat ! Le marché européen et français du médicament se porte bien. Excellemment bien ! Dommage qu’on ne puisse pas en dire autant des malades et des finances publiques.
Je suis vraiment désolée pour nos amis canadiens. Et je tiens à leur dire que, en France, nous avons à leur disposition, s’ils le désirent, tout un échantillonnage de professeurs et d’experts aux compétences aussi discutables que leurs  conflits d’intérêts sont certains. Tellement nombreux, d’ailleurs, ces conflits d’intérêts, qu’ils en arrivent à se neutraliser mutuellement.

Ils se tiennent à leur disposition selon les besoins. Plus exactement selon les besoins du plus offrant.  Amis canadiens, il ne faudra pas hésiter à faire appel à eux pour rattraper votre retard.

mercredi 1 janvier 2014

La casa Batlló à Barcelone : l'architecture totale selon Antoni Gaudí.


La Casa Batlló fait partie des sites d'intérêt majeur de Barcelone pour le touriste contemporain, celui qui arpente le monde avec son guide, son ou ses appareils photos et sa tenue de touriste en bandoulière (le touriste a une terrible façon de s'habiller, surtout en été, une façon qui le rend reconnaissable entre tous, ridicule entre tous, mais ne nous dispersons pas, nous sommes le 27 décembre à Barcelone, il n'est pas encore possible de se promener en T-shirt, bermuda, sac à dos, chaussures nike multicolores, chaussettes improbables ou, pire, sandalettes et paquets veineux, ventre proéminent, sueur nauséabonde et casquette trop sale ou trop propre…).  Le touriste ridicule, c'est toujours l'autre, d'ailleurs.

La visite de la Casa est magique.

Il n'est pas question pour moi de vous la décrire, de singer un guide touristique ou de me mettre en scène en train de la visiter, le fameux kitsch kundérien, ou de paraphraser wikipedia dont l'article est décevant pour ce qui peut apparaître comme l'une des plus grandes curiosités architecturales privées du monde occidental (LA).

Mais voici quelques remarques plus générales.

Disons quand même, pour situer les choses, que l'architecte Antoni Gaudí a réalisé entre 1904 et 1906 une maison pour son client, le riche Batlló, à partir d'un bâtiment pré existant et qu'aujourd'hui encore, plus d'un siècle après les faits, on est saisis par la modernité intemporelle de ce bâtiment.

Pour ceux qui ne sont jamais allés à Barcelone visiter la Casa, voici une video qui en donne une idée, une video que l'on trouve sur le site officiel (ICI), une video d'une grande médiocrité en raison de cette jeune femme sortie de nulle part qui pollue véritablement la geste gaudienne. Car cette jeune femme, aussi belle soit elle, aussi mal filmée qu'elle l'ait été, est le symbole de notre vulgarité qui a mangé l'art, l'a avalé, l'a consumérisé, l'a rendu bankable non pour les quelques collectionneurs fortunés qui ont de tout temps accaparé le milieu mais pour le peuple, le vulgum pecus, celui qui achète et qui vend, qui se fait acheter et se fait vendre, et la video, avec cette jeune femme désirable, aurait très bien pu être utilisée pour vendre une voiture de sport ou une tablette électronique, les publicitaires, les vendeurs, les commerciaux sont capables de tout, voire même de ne rien vendre. Le site officiel permet également de découvir de magnifiques photographies de la maison, sa façade extérieure, sa façade intérieure donnant sur un patio, son puits de lumière, l'intérieur des pièces, ses détails de conception, microscopiques ou imposants, ses plafonds ou son ascenseur, ses poignées de portes, ses ailettes d'aération, ses rampes sculptées, ses vitraux déformants, qui témoignent non seulement du génie gaudien mais aussi de sa vision totale du monde. Pardon pour cette expression datée et connotée au totalitarisme idéologique qui a profondément marqué Barcelone au moment de la guerre civile entre fascisme, stalinisme, anarchisme et (simple) démocratie, alors que cette Casa, bien au contraire, est, dans sa conception totale, un antidote à l'architecture contemporaine (et ses exécutants) qui ont uniformisé notre mode de vie en tentant de faire croire qu'ils s'y sont adaptés.

Voici donc quelques réflexions telles qu'elles me sont venues en visitant la Casa Batlló.

  1. Sa modernité intemporelle. (Il existe sans nul doute des définitions variables de la modernité. Ce qui est moderne, au sens trivial, c'est ce qui vient de sortir, le dernier modèle de smartphone, le dernier sketch de Cyprien, et la vraie modernité en est d'autant plus éloignée de cette notion que ce qui est moderne est fait pour se démoder, c'est le principe de l'obsolescence programmée de la pensée. Ce qui est moderne, pour le sens commun, c'est ce qui est contemporain, c'est ce qui s'oppose au passé ou ce qui l'enterre, il faut être moderne, une injonction que la publicité, le sommet autoproclamé de la modernité, utiliser un nouveau téléphone intelligent, être connecté, hurler partout : ce type de modernité contemporaine ne choque pas, elle intègre, elle fédère, elle exclut aussi, ce sont les non modernes qui se font remarquer, ceux qui pensent résister en refusant le téléphone portable et l'ordinateur… et qui ne sont pas de "leur" temps. La modernité temporelle, c'est celle du désir et de l'imitation, c'est celle du buzz, c'est celle de l'emballement mimétique des foules qui pensent en être et qui sont des fourmis courant après un moi collectif inatteignable). La modernité intemporelle de la Casa Batlló tient à ceci : elle a choqué au moment de sa création et elle choque encore maintenant puisque ses formes audacieuses, ses partis pris, ses matières, ses couleurs, sa conception n'ont toujours pas intégré le domaine banal du quotidien et ne l'atteindront probablement jamais. La casa Batlló attire les regards et attise l'envie de tous ceux qui n'auront jamais le génie de Gaudi pas plus que le goût de Batlló.
  2. Sa modernité indémodable. La Casa Batlló est une oeuvre d'art toujours d'actualité, elle est revisitable, réinterprétable, reregardable à l'envi, son esthétique n'a toujours pas été digérée. Elle est toujours incompréhensible au sens commun et c'est pourquoi elle est définitivement moderne. Il n'y a pas d'évidences en elle. C'est un objet intellectuel et sensible. Elle fait partie des oeuvres humaines irrécupérables au même titre que l'Ulysse de Joyce ou que la Lulu de Berg. On peut certes fabriquer des mugs ou des cendriers  en reproduisant les couleurs de Gaudí attrapées ici ou là mais la maison elle-même est un original, une réalisation unique, le fruit de la volonté de Gaudí et de l'argent de Batllo (il faudrait creuser un peu plus ce point…). Comme toutes les grandes oeuvres elle est infinie au sens où il est impossible de la dénombrer, on peut certes compter les céramiques, les clous ou les mètres carrés de peinture, mais il n'est pas possible d'en arriver à bout. Car la Casa Batlló ne peut être embrassée en une seule visite, ne peut être détaillée en une seule fois, elle demande du temps, et, en la revoyant le lendemain ou quelques années après, en ayant lu ou non de bons ou de mauvais auteurs, force est de constater qu'elle est toujours aussi mystérieusement attirante, secrète et énigmatique : elle est pleine de ressources insoupçonnables et insoupçonnées. La comparaison la plus féconde, me semble-t-il, est celle que l'on peut faire avec la modernité indémodable de Picasso : encore maintenant, dans les grands musées internationaux, on entend des visiteurs parler de sa peinture en n'y comprenant rien ; ces visiteurs sont incrédules, ils se demandent encore où il a voulu en venir, un siècle après les faits, ils se posent encrore des questions sur ses choix esthétiques. 
  3. Son esthétique totale. Gaudí, seul ou avec les propriétaires, a réfléchi à tout. Le moindre détail a été pensé. Il a bien entendu oublié de prévoir les prises internet mais la beauté des moindres recoins, l'invention des moindres couleurs, le pensé de la circulation de l'air, le rapport regardé regardant entre les propriétaires et les passants sur le boulevard, le puits de lumière et ses teintes changeantes, le toucher et la forme des rampes d'escalier, les relations avec les maisons environnantes, la forme des plafonds, les colonnades et leur situation, tout ceci montre combien une profession, celle d'architecte et vue par Gaudí, se doit d'être curieuse de tout et de rien. Il a travaillé avec d'autres architectes, des sculpteurs, des céramistes, des forgerons, des peintres… il a supervisé, il a observé, il s'est fait son idée par lui-même. On pourrait arguer qu'une esthétique totale pourrait être dangereuse, elle est ici expérimentale, et, détail troublant, il n'y a pas de meubles en situation, si bien que le visiteur peut envisager ses propres meubles dans cette maison parfaite pour la rendre habitable et imparfaite, c'est à dire ne ressemblant pas à un musée. Les professionnels ne doivent pas se contenter de travailler, ils doivent se donner les moyens d'expérimenter eux-mêmes, de se colleter avec le réel, de ne pas croire aveuglément ce que l'on dit ici ou là, de ne pas se livrer corps et âmes aux académiciens et autres experts de tous poils qui inondent le monde. Durant cette visite j'ai ressenti le poids de la responsabilité de tout humain qui est confronté à l'humain, qu'il s'agisse de l'endroit où il habite, où il vit, ou de la façon  dont il souffre ou de la façon dont il ne se plaint de rien. Gaudí n'a pas créé d'école mais il a insufflé de la révolution dans l'architecture. Qu'un jeune homme d'aujourd'hui et futur architecte n'ait pas encore visité la Casa Batlló est difficile à concevoir tout comme un médecin généraliste...
  4. Le triomphe de l'art bourgeois révolutionnaire dans cette maison. La bourgeoisie souffre d'une réputation détestable dans le monde contemporain pour des raisons idéologiques évidentes qui tiennent au triomphe furtif de la culture prolétarienne. Batlló est un industriel. Il est probable qu'il a fait travailler dur des ouvriers et surtout des ouvrières dans des ateliers où l'inspection du travail n'avait jamais mis les pieds. Et avec son argent, plutôt que de faire construire ou rénover une maison dans le goût de son temps, celui de sa famille en l'occurrence, il a demandé à Gaudi non pas d'épater le bourgeois, comme on dit, mais de faire preuve d'originalité et d'inventivité en suivant les idées déjà développées par l'architecte en d'autres lieux. Le résultat est tel qu'encore aujourd'hui la maison épate mais surtout déconcerte. A l'époque de la construction la Casa Batlló a épaté et déconcerté les nobles catalans qui détestaient les nouveaux riches bourgeois  (à qui ils mariaient pourtant leurs filles) : la Casa Batlló est l'héritière des Lumières qui ont permis de détruire les Privilèges. La Casa Batlló est un pur produit de la culture bourgeoise occidentale, celle qui a subventionné les artistes les plus marquants, les plus révolutionnaires de leur temps (voire de l'histoire de l'humanité toutes cultures confondues), et Gaudi a réussi l'exploit que sa création soit toujours aussi révolutionnaire, dans la forme comme dans l'esprit, et que, par miracle, elle ne soit pas devenue "classique" comme la peinture de Monet et des Impressionnistes (qui, de "révolutionnaire" est redevenue "bourgeoise")  ou "vulgarisée" et datée comme les oeuvres de Vasarely ou de Klimt. 
Ce clin d'oeil de Barcelone pour ne pas nous faire oublier que la médecine générale, d'une certaine façon, c'est la médecine totale. Mais nous avons beau écarquiller les yeux, pas de docteur Gaudí et pas de Casa Batlló dans notre champ d'activité. Cela donne simplement envie d'aller encore plus loin, de réfléchir encore plus à notre métier et à ne pas nous contenter de notre simple bonheur de le pratiquer.

Le puits de lumières à la Casa Batlló (photographie du docteurdu16)

Bonne année 2014 à toutes et à tous.

The Most Original Book of the Season
Philip Roth interviews Milan Kundera (30/11/1980)
This interview is condensed from two conversations Philip Roth had with Milan Kundera after reading a translated manuscript of his "Book of Laughter and Forgetting"--one conversation while he was visiting london for the first time, the other when he was on his first visit to the United States. He took these trips from France; since 1975 he and his wife have been living as Èmigrès, in Reenes, where he taught at the University, and now in Paris. During the conversations, Kundera spoke sporadically in French, but mostly in Czech, and his wife Vera served as his translator. A final Czech text was translated into English by Peter Kussi.
PR: Do you think the destruction of the world is coming soon?
MK: That depends on what you mean by the word "soon."
PR: Tomorrow or the day after.
MK: The feeling that the world is rushing to ruin is an ancient one.
PR: So then we have nothing to worry about.
MK: On the contrary. If a fear has been present in the human mind for ages, there must be something to it.
PR: In any event, it seems to me that this concern is the background against which all the stories in your latest book take place, even those that are of a decidedly humorous nature.
MK: If someone had told me as a boy: One day you will see your nation vanish from the world, I would have considered it nonsense, something I couldn't possibly imagine. A man knows he is mortal, but he takes it for granted that his nation possesses a kind of eternal life. But after the Russian invasion of 1968, every Czech was confronted with the thought that his nation could be quietly erased from Europe, just as over the past five decades 40 million Ukrainians have been quietly vanishing from the world without the world paying any heed. Or Lithuanians. Do you know that in the 17th century, Lithuania was a powerful European nation? Today the Russians keep Lithuanians on their reservation like a half-extinct tribe; they are sealed off from the visitors to prevent knowledge about their existence from reaching the outside. I don't know what the future holds for my nation. It is certain that the Russians will do everything they can to dissolve it gradually into their own civilization. Nobody knows whether they will succeed. But the possibility is here. And the sudden realization that such a possibility exists is enough to change one's whole sense of life. Nowadays I even see Europe as fragile, mortal.
PR: And yet, are not the fates of Eastern Europe and Western Europe radically different matters?
MK: As a concept of cultural history, Eastern Europe is Russia, with its quite specific history anchored in the Byzantine world. Bohemia, Poland, Hungary, just like Austria have never been part of Eastern Europe. From the very beginning they have taken part in the great adventure of Western civilization, with its Gothic, its Renaissance, its Reformation--a movement which has its cradle precisely in this region. It was here, in Central Europe, that modern culture found its greatest impulses; psychoanalysis, structuralism, dodecaphony, BartÛk's music, Kafka's and Musil's new esthetics of the novel. The postwar annexation of Central Europe (or at least its major part) by Russian civilization caused Western culture to lose its vital center of gravity. It is the most significant event in the history of the West in our century, and we cannot dismiss the possibility that the end of Central Europe marked the beginning of the end for Europe as a whole.
PR: During the Prague Spring, your novel "The Joke" and your stories "Laughable Loves" were published in editions of 150,000. After the Russian invasion you were dismissed from your teaching post at the film academy and all your books were removed from the shelves of public libraries. Seven years later you and your wife tossed a few books and some clothes in the back of your car and drove off to France, where you've become one of the most widely read foreign authors. How do you feel as an ÈmigrÈ?
MK: For a writer, the experience of living in a number of countries is an enormous boon. You can only understand the world if you see it from several sides. My latest book, which came into being in France, unfolds in a special geographic space: Those events which take place in Prague are seen through West European eyes, while what happens in France is seen through the eyes of Prague. It is an encounter of two worlds. On one side, my native country: In the course of a mere half- century, it experienced democracy, fascism, revolution, Stalinist terror as well as the disintegration of Stalinism, German and Russian occupation, mass deportations, the death of the West in its own land. It is thus sinking under the weight of history, and looks at the world with immense skepticism. On the other side, France: For centuries it was the center of the world and nowadays it is suffering from the lack of great historic events. This is why it revels in radical ideologic postures. It is the lyrical, neurotic expectation of some great deed of its own which however is not coming, and will never come.
PR: Are you living in France as a strange or do you feel culturally at home?
MK: I am enormously fond of French culture and I am greatly indebted to it. Especially to the older literature. Rebelais is dearest to me of all writers. And Diderot. I love his "Jacques le fataliste" as much as I do Laurence Sterne. Those were the greatest experimenters of all time in the form of the novel. And their experiments were, so to say, amusing, full of happiness and joy, which have by now vanished from French literature and without which everything in art loses its significance. Sterne and Diderot understand the novel as a great game . They discovered the humor of the novelistic form. When I hear learned arguments that the novel has exhausted its possibilities, I have precisely the opposite feeling: In the course of its history the novel missed many of its possibilities. For example, impulses for the development of the novel hidden in Sterne and Diderot have not been picked up by any successors.
PR: Your latest book is not called a novel, and yet in the text you declare: This book is a novel in the form of variations. So then--is it a novel or not?
MK: As far as my own quite personal esthetic judgment goes, it really is a novel, but I have no wish to force this opinion on anyone. There is enormous freedom latent within the novelistic form. It is a mistake to regard a certain stereotyped structure as the inviolable essence of the novel.
PR: Yet surely there is something which makes a novel a novel, and which limits this freedom.
MK: A novel is a long piece of synthetic prose based on play with invented characters. These are the only limits. By the term synthetic I have in mind the novelist's desire to grasp his subject from all sides and in the fullest possible completeness. Ironic essay, novelistic narrative, autobiographical fragment, historic fact, flight of fantasy: The synthetic power of the novel is capable of combining everything into a unified whole like the voices of polyphonic music. The unity of a book need not stem from the plot, but can be provided by the theme. In my latest book, there are two such themes: laughter and forgetting.
PR: Laughter has always been close to you. Your books provoke laughter through humor or irony. When your characters come to grief it is because they bump against a world that has lost its sense of humor.
MK: I learned the value of humor during the time of Stalinist terror. I was 20 then. I could always recognize a person who was not a Stalinist, a person whom I needn't fear, by the way he smiled. A sense of humor was a trustworthy sign of recognition. Ever since, I have been terrified by a world that is losing its sense of humor.
PR: In your last book, though, something else is involved. In a little parable you compare the laughter of angels with the laughter of the devil. The devil laughs because God's world seems senseless to him; the angels laugh with joy because everything in God's world has its meaning.
MK: Yes, man uses the same physiologic manifestations--laughter--to express two different metaphysical attitudes. Someone's hat drops on a coffin in a freshly dug grave, the funeral loses its meaning and laughter is born. Two lovers race through the meadow, holding hands, laughing. Their laughter has nothing to do with jokes or humor, it is the serious laughter of angels expressing their joy of being. Both kinds of laughter belong among life's pleasures, but when it also denotes a dual apocalypse: the enthusiastic laughter of angel-fanatics, who are so convinced of their world's significance that they are ready to hang anyone not sharing their joy. And the other laughter, sounding from the opposite side, which proclaims that everything has become meaningless, that even funerals are ridiculous and group sex a mere comical pantomime. Human life is bounded by two chasms: fanaticism on one side, absolute skepticism on the other.
PR: What you now call the laughter of angels is a new term for the "lyrical attitude to life" of your previous novels. In one of your books you characterize the era of Stalinist terror as the reign of the hangman and the poet.
MK: Totalitarianism is not only hell, but also the dream of paradise--the age old drama of a world where everybody would live in harmony, united by a single common will and faith, without secrets from one another. Andrè Breton, too, dreamed of this paradise when he talked about the glass house in which he longed to live. If totalitarianism did not exploit these archetypes, which are deep inside us all and rooted deep in all religions, it could never attract so many people, especially during the early phases of its existence. Once the dream of paradise starts to turn into reality, however, here and there people begin to crop up who stand in its way, and so the rulers of paradise must build a little gulag on the side of Eden. In the course of time this gulag grows ever bigger and more perfect, while the adjoining paradise gets ever smaller and poorer.
PR: In your book, the great French poet Eluard soars over paradise and gulag, singing. Is this bit of history which you mention in the book authentic?
MK: After the war, Paul Eluard abandoned surrealism and became the greatest exponent of what I might call the "poesy of totalitarianism." He sang for brotherhood, peace, justice, better tomorrows, he sang for comradeship and against isolation, for joy and against gloom, for innocence and against cynicism. When in 1950 the rulers of paradise sentenced Eluard's Prague friend, the surrealist Zalvis Kalandra, to death by hanging, Eluard suppressed his personal feelings of friendship for the sake of supra-personal ideals, and publicly declared his approval of his comrade's execution. The hangman killed while the poet sang.
And not just the poet. The whole period of Stalinist terror was a period of collective lyrical delirium. This has by now been completely forgotten but it is the crux of the matter. People like to say: Revolution is beautiful, it is only the terror arising from it which is evil. But this is not true. The evil is already present in the beautiful, hell is already contained in the dream of paradise and if we wish to understand the essence of hell we must examine the essence of the paradise from which it originated. It is extremely easy to condemn gulags, but to reject the totalitarianism poesy which leads to the gulag, by way of paradise is as difficult as ever. Nowadays, people all over the world unequivocally reject the idea of gulags, yet they are still willing to let themselves be hypnotized by totalitarian poesy and to march to new gulags to the tune of the same lyrical song piped by Eluard when he soared over Prague like the great archangel of the lyre, while the smoke of Kalandra's body rose to the sky from the crematory chimney.
PR: What is so characteristic of your prose is the constant confrontation of the private and the public. But not in the sense that private stories take place against a political backdrop, nor that political events encroach on private lives. Rather, you continually show that political events are governed by the same laws as private happenings, so that your prose is a kind of psychoanalysis of politics.
MK: The metaphysics of man is the same in the private sphere as in the public one. Take the other theme of the book, forgetting. This is the great private problem of man: death as the loss of the self. But what is this self? It is the sum of everything we remember. Thus what terrifies us about death is not the loss of the past. Forgetting is a form of death ever present within life. This is the problem of my heroine, in desperately trying to preserve the vanishing memories of her beloved dead husband. But forgetting is also the great problem of politics. When a big power wants to deprive a small country of its national consciousness it uses the method of organized forgetting . This is what is currently happening in Bohemia. Contemporary Czech literature, insofar as it has any value at all, has not been printed for 12 years; 200 Czech writers have been proscribed, including the dead Franz Kafka; 145 Czech historians have been dismissed from their posts, history has been rewritten, monuments demolished. A nation which loses awareness of its past gradually loses its self. And so the political situation has brutally illuminated the ordinary metaphysical problem of forgetting that we face all the time, every day, without paying any attention. Politics unmasks the metaphysics of private life, private life unmasks the metaphysics of politics.
PR: In the sixth part of your book of variations the main heroine, Tamina, reaches an island where there are only children. In the end they hound her to death. Is this a dream, a fairy tale, an allegory?
MK: Nothing is more foreign to me than allegory, a story invented by the author in order to illustrate some thesis. Events, whether realistic or imaginary, must be significant in themselves, and the reader is meant to be naively seduced by their power and poetry. I have always been haunted by this image, and during one period of my life it kept recurring in my dreams: A person finds himself in a world of children, from which he cannot escape. And suddenly childhood, which we all lyricize and adore, reveals itself as pure horror. As a trap. This story is not allegory. But my book is a polyphony in which various stories mutually explain, illumine, complement each other. The basic event of the book is the story of totalitarianism, which deprives people of memory and thus retools them into a nation of children. All totalitarianisms do this. And perhaps our entire technical age does this, with its cult of the future, its indifference to the past and mistrust of thought. In the midst of a relentlessly juvenile society, an adult equipped with memory and irony feels like Tamina on the isle of children.
PR: Almost all your novels, in fact all the individual parts of your latest book, find their denouement in great scenes of coitus. Even that part which goes by the innocent name of "Mother" is but one long scene of three-way sex, with a prologue and epilogue. What does sex mean to you as a novelist?
MK: These days, when sexuality is no longer taboo, mere description, mere sexual confession, has become noticeably boring. How dated Lawrence seems, or even Henry Miller, with his lyricism of obscenity! And yet certain erotic passages of George Bataille have made a lasting impression on me. Perhaps it is because they are not lyrical but philosophic. You are right that, with me everything ends in great erotic scenes. I have the feeling that a scene of physical love generates an extremely sharp light which suddenly reveals the essence of characters and sums up their life situation. Hugo makes love to Tamina while she is desperately trying to think about lost vacations with her dead husband. The erotic scene is the focus where all the themes of the story converge and where its deepest secrets are located.
PR: The last part, the seventh, actually deals with nothing but sexuality. Why does this part close the book rather than another, such as the much more dramatic sixth party in which the heroine dies?
MK: Tamina dies, metaphorically speaking, amid the laughter of angels. Through the last section of the book, on the other hand, resounds the contrary kind of laugh, the kind heard when things lose their meaning. There is a certain imaginary dividing line beyond which things appear senseless and ridiculous. A person asks himself: Isn't it nonsensical for me to get up in the morning? to go to work? to strive for anything? to belong to a nation just because I was born that way? Man lives in close proximity to this boundary, and can easily find himself on the other side. That boundary exists everywhere, in all areas of human life and even in the deepest, most biological of all: sexuality. And precisely because it is the deepest region of life the question posed to sexuality is the deepest question. This is why my book of variations can end with no variation but this.
PR: Is this, then, the furthest point you have reached in your pessimism?
MK: I am wary of the words pessimism and optimism. A novel does not assert anything; a novel searches and poses questions. I don't know whether my nation will perish and I don't know which of my characters is right. I invent stories, confront one with another, and by this means I ask questions. The stupidity of people comes from having a question for everything. When Don Quixote went out in the world, that world turned into a mystery before his eyes. That is the legacy of the first European novel to the entire subsequent history of the novel. The novelist teaches the reader to comprehend the world as a question. There is wisdom and tolerance in that attitude. In a world built on sacrosanct certainties the novel is dead. The totalitarian world, whether founded on Marx, Islam or anything else, is a world of answers rather than questions. There, the novel has no place. In any case, it seems to me that all over the world people nowadays prefer to judge rather than to understand, to answer rather than ask, so that the voice of the novel can hardly be heard over the noisy foolishness of human certainties.