vendredi 1 mai 2015

Faut-il interdire la domperidone ?












Le billet de Dominique Dupagne, que je vous invite à lire ICI, pose plusieurs questions médicales, industrielles et idéologiques qui vont bien au delà du problème de la molécule elle-même.

Il faut d'abord dire que ce billet présenté sous la forme d'un questionnement fictif est avant tout un plagiat.

Plagiat d'un article de Marc Girard que vous pouvez lire LA.
Si j'avais le temps et l'intérêt de surligner les "doublons"vous seriez surpris du résultat.

La domperidone est une molécule peu active dont le Service Médical Rendu est soit modéré (soulagement des symptômes de type nausées et vomissements), soit insuffisant dans toutes ses autres indications.

Voici donc quelques réflexions qui mériteraient chacune de longs développements.
  1. Qu'est-ce qu'une publication ou une "recommandation" de la Revue Prescrire ? Est-ce qu'une revue de littérature de la Revue Prescrire a la même valeur prescriptive qu'une méta-analyse de la Collaboration Cochrane ? Marc Girard a répondu sur le point de la valeur scientifique d'une publication en interne dont les tenants et les aboutissants, c'est à dire les validités intrinsèque et extrinsèque sont pour le moins floues et franchement liées à une expertise a priori, avis d'expert, qui serait ici la Revue Prescrire elle-même. J'ajouterai ceci (et je précise, je déclare mes liens d'intérêt,  que je suis abonné à la Revue Prescrire, que j'en suis parfois relecteur) :  la Revue Prescrire m'a apporté, elle continue de m'apporter, de moins en moins car cela ronronne sec, un éclairage pertinent sur ma façon de prescrire en médecine générale... (Je ne développe pas non plus les critiques qui peuvent être faites sur la Collaboration Cochrane mais il faut se rappeler que l'esprit critique est indispensable même et surtout quand il s'agit d'institutions). Dans le cas présent la Revue Prescrire publie un communiqué de presse (ICI) à partir d'un article édité dans un journal de pharmacoépidémiologie (LA) signé par Catherine Hill et 5 autres personnes (relevons, dans le cadre de la transparence, que le communiqué de presse ne mentionne pas que l'un des signataires, PN, est un abonné de la revue et qu'un autre, BT, en est le directeur éditorial) et, en lisant entre les lignes, demande d'abord le déremboursement, puis, sans doute, l'interdiction de la molécule. La méthodologie de l'étude même pose problème. J'ai déjà signalé (LA), mais les interprétateurs étaient différents, à propos d'un rapport de l'ANSM sur les glitazones, que les bases de données utilisées (celles de la CNAM) étaient pour le moins peu pertinentes et que la robustesse des donnée était pour le moins farfelue. Voir le rapport ICI.
  2. Faut-il interdire des molécules commercialisées depuis plusieurs dizaines d'années ? La question peut paraître sotte si on ne la considère que sous l'aspect des effets indésirables et, plus généralement, du rapport bénéfices/risques. Si les effets indésirables sont graves et/ou le rapport bénéfices/risques défavorable (les effets de la domperidone sont pour le moins modestes), où est le problème de les retirer du marché ? Il y a 4 interrogations en réalité : (a)  : Comment se fait-ce que l'on ne s'en soit pas rendu compte avant ? Est-ce lié à la sous déclaration des effets indésirables ? Est-ce lié à un mésusage ? Est-ce lié à des doses aberrantes ? Est-ce lié au fait que cela n'est pas vrai, tout simplement ? ; (b) : Ne s'agit-il pas d'une manoeuvre de big pharma pour laisser passer au bon moment des informations qu'elle avait tues jusqu'à présent ou fournir de fausses informations alarmantes dans le but, dans les deux cas, de promouvoir d'autres produits, plus récents, moins étudiés, et dix fois plus chers ? ; (c) : N'y a-t-il pas un danger de transferts de prescriptions vers des molécules encore moins sûres ? ; (d) Est-ce que le fait que certains malades, même quelques uns, puissent vraiment en bénéficier suffit à ce que le retrait ne soit pas prononcé (tout en sachant que la preuve de ce besoin exclusif pour certains patients soit affirmée) ?
  3. Si ce que prétendent Hill et coll est vrai, le scandale du Mediator, c'est de la gnognote par rapport à celui de la domperidone. 231 morts en une seule année (2012) ! Qui dit mieux ? Il faudrait prendre des mesures urgentes alors que le plus souvent la domperidone est prescrite dans des indications mineures et de confort. Nous ne parlons pas des nausées/vomissements induits par la chimiothérapie (ça marche peu) ou des vomissements prolongés de la grossesse (ça marche pas beaucoup mieux) mais des vomissements dans les gastroentérites où la situation clinique est la plus souvant hyper gênante mais ne met pas le pronostic en jeu (sauf chez les nourrissons où les solutés de réhydratation...), sauf chez les personnes âgées où là, justement, les risques d'accidents électriques cardiaques sont les plus importants en raison de la déshydratation, des pathologies et des médicaments associés.
  4. Rappelons également pour mémoire l'affaire prepulsid/cisapride retiré du marché américain le 14 juillet 2000 par la firme Janssen et du marché français le 3 mars 2011. La molécule était en particulier "indiquée" chez l'enfant de moins de 3 ans et utilisé larga manu par les pédiatres dans le cas de reflux gastro-oesophagien alors qu'une publication Cochrane indiquait que son efficacité n'avait pas été démontrée (LA). Cette affaire était exemplaire de la mécanique big pharmienne de promotion dans le cadre du phénomène général de disease-mongering : dossier d'évaluation sans preuves ; promotion intense en amont de l'AMM ; mise en avant de la "gravité" de l'affection chez les "petits" ; AMM obtenue avec des restrictions ; promotion intense en aval chez les pédiatres et les médecins généralistes pour élargir la cible promotionnelle (c'est à dire prescrire chez des sujets non identifiés refluant) ; persuader les médecins que "ça" marche dans leur expérience interne et rendre le médicament "indispensable". La crainte de procès a fait le reste.
  5. Faut-il publier des listes positives ou des listes négatives de médicaments ? La Revue Prescrire a choisi la deuxième solution (voir LA). Indépendamment de la question de fond (l'interdiction, au bout du compte), est-ce que cela marche ? Il serait intéressant de regarder la courbe des ventes des 71 molécules jugées inutiles ou dangereuses par la revue. J'en suis incapable personnellement car il faut disposer de données payantes. Qui pourrait nous donner des informations ?
  6. Faut-il faire confiance à l'information éclairée des possibles prescripteurs et des patients ? Ce point est crucial. Marc Girard et Dominique Dupagne sont d'accord sur ce point : ils pensent, sauf information à laquelle j'ai échappé, que les retraits de médicaments sont contre-productifs. Ce qui signifie, selon moi, qu'ils pensent que le marché va se réguler tout seul. Personnellement, je ne fais confiance à personne et encore moins à des médecins qui seraient de purs scientifiques au service de leurs patients. J'ai soutenu, avant même que l'affaire n'éclate,  le retrait de Diane 35 et de ses génériques. Avais-je tort ? Je n'en sais rien mais la prescription des pilules 3G et 4G se sont effondrées (selon les dires des agences gouvernementales). Je ne crois donc pas beaucoup au tact prescripteur des prescripteurs à moins qu'ils ne soient menacés personnellement de poursuites pénales ou de pertes financières. (Je ne souhaite pas entrer encore une fois dans la querelle libéralisme, néo-libéralisme, voire libertarianisme, les libéraux en général prétendant que ce sont les individus pensant et informés qui doivent décider par eux-mêmes, une régulation "naturelle" se produisant "naturellement")
  7. Faut-il prescrire des placebos ? Cette question peut paraître incongrue dans le contexte de l'interdiction éventuelle d'un médicament pour effets indésirables graves mais elle a été soulevée dans les commentaires du billet de Dominique Dupagne. J'ai trois petits commentaires à faire sur le commentaire de JM Bellatar ***. Précisons ceci sur l'utilisation d'un placebo en médecine : j'ai largement exprimé mon opinion contre l'utilisation de placebo en médecine (sans omettre qu'il m'arrivait de le faire dans des moments de grande fatigue, de désespoir ou de renoncement) : voir ICI ce que j'en pense. Les commentaires : (a) : l'effet médecin fait certes partie de l'effet placebo mais l'effet placebo, c'est surtout le médicament (du moins dans notre culture et notamment dans les essais contrôlés où l'on tente de négativer cet effet pour dégager l'effet thérapeutique du médicament actif) ; (b) : le remède-médecin décrit par Balint est surtout critiqué par lui pour ses effets nocebo : les mots ont un fort pouvoir létal, prétend-il ; (c) : le fait de ne pas prescrire un médicament actif (en l'occurence un "placebo" avec des effets indésirables) dans des pathologies où le malade "guérit" tout seul ressort de la déprescription que nous tentons de nous promouvoir.  
  8. Je lis aussi que quelques malades en ont vraiment besoin. Est-ce vrai ? 
  9. Enfin, il me semble, je peux me tromper, que le billet dont nous parlons peut être ressenti comme une attaque violente contre la Revue Prescrire et, indirectement contre Catherine Hill.

Conclusion : faut-il ou non interdire la domperidone ? Sans doute oui si l'essai de Hill et coll. est fondé. Sinon : de grosses restrictions d'utilisations sont à prévoir.
Conclusion 2 (après le commentaire d'un anonyme) : faut-il ou non interdire la domperidone ? Immédiatement (mais sur le plan réglementaire cela va être compliqué) si l'essai de Hill et coll. est fondé mais vous avez compris qu'il me semble que cela n'est pas le cas. Sinon : campagne grand public et sérieuses restrictions d'utilisation à prévoir notamment chez les personnes à risques et en limitant sérieusement les doses.


*** j’utilise de plus en plus l’effet placebo (encouragé par la revue Prescrire ), que l’on peut appeler aussi remède-médecin selon Balint, ou pour le dire autrement un temps d’écoute prolongé de la parole du patient, avec une amélioration des symptômes très fréquente sans aucune prescription médicamenteuse(je n’ai jamais réellement cru à l’effet de la dompéridone).



jeudi 16 avril 2015

Les spécialistes d'organe sont indispensables, mais je me soigne.


Récemment, sur Twitter, un ophtalmologiste n'était pas content du tout car je relayais des informations Prescrire concernant des produits d'ophtalmologie. Un autre est venu à sa rescousse pour en rajouter. Le discours, en substance, était le suivant : "De quel droit Prescrire se permet-il de juger nos prescriptions ?..." Je rajoute sans forcer ce qu'ils voulaient dire : "De grands spécialistes n'ont pas besoin de journalistes non spécialistes pour dire leur spécialité."



Bon, faisons un détour par Prescrire avant de continuer.
Chaque année la revue détaille l'origine de ses abonnés. Et le nombre de spécialistes d'organes stagne lamentablement (5,3 % en septembre 2014). A quoi est-ce dû ? Je me permets une interprétation : Prescrire est une revue généraliste qui analyse la littérature scientifique et les spécialistes d'organes ont besoin de Closer et de bruits de chiottes pour briller. Ce n'est pas une provocation ! Restez avec nous. Closer, c'est le Quotidien du Médecin, Le Généraliste, Doctissimo, le JIM, Closer, c'est le ou la VM qui dit confidentiellement au spécialiste, avant les autres, pour qu'il passe pour un pionnier, un précurseur, un gars qui en est, que le professeur Dugland de l'hôpital des Trente et Quarante, eh ben, le vitreozumag, on peut en faire hors AMM dans telle indication et ça marche ! Un abstract publié par un des labos du big five et passez muscade (un des ophtalmologues condescendants avec Prescrire et avec ma pomme m'adresse  ce qu'il croit être un missile, un article (ou plutôt un abstract) tiré de PubMed qui justifie ses dires. Il suffit de cliquer sur le nom des auteurs pour se rendre compte que le papier a été financé par le laboratoire qui commercialise le produit. Beaucoup de naïveté.

Il y a aussi des médecins généralistes qui versent dans la servitude volontaire. "Puisque je n'y connais rien, faisons confiance" dit l'un, "La confiance est la base de la confraternité" dit l'autre. Ou alors :"Ils ont fait tant d'études qu'ils ne peuvent se tromper..."

Photographie de patients de John Sassall par Jean Mohr


Nous ne pouvons pas tout vérifier, cela va de soi. Nous avons donc des aides pour exercer notre esprit critique, Prescrire, bien entendu, mais aussi nos correspondants qui partagent avec nous une vision commune de la médecine, des relations avec les patients, des relations avec l'industrie, des relations avec les autorités. Mais tout comme nous ne pouvons être complètement d'accord avec Prescrire, nous ne pouvons être complètement d'accord avec nos correspondants, fussent-ils des amis chers et/ou de purs techniciens. Chaque spécialité a par ailleurs sa spécificité, ses qualités et ses dangers.

J'ai déjà écrit sur le sujet de l'importance des spécialistes d'organe : ICI. Mais il semble, d'après de multiples réactions négatives, que mon propos soit mal passé auprès de ces spécialistes qui pensent que la seule critique qu'ils puissent accepter ne puisse venir que de leurs pairs. J'ai également écrit par provocation que les spécialistes d'organes devraient faire un peu plus de médecine générale (LA). Pas de retours.

John Sassall


Les spécialistes d'organe sont indispensables.
Ils sont indispensables car ils ont suivi une formation spécifique (si je voulais être méchant, je dirais un formatage) et que les malades qui leur sont adressés sont des malades sélectionnés que les médecins généralistes n'ont pas l'habitude de voir (en termes de fréquence).
Ils sont indispensables car il est des situations cliniques qui exigent des examens complémentaires auxquels il est nécessaire d'être adapté et compétent, des situations cliniques qui exigent une adresse intellectuelle et manuelle liés à l'expérience interne, à l'expérience externe et, aussi, à l'automaticité des comportements.
Ils sont indispensables car certains malades nécessitent une hospitalisation, des soins particuliers, des tests diagnostiques effectués dans des laboratoires spécialisés.

Les spécialistes d'organe ne se ressemblent pas.
Nous entrons ici dans le vif du sujet. La prescription d'un spécialiste d'organe par un médecin traitant n'est pas un geste anodin et exige beaucoup de réflexion. Mais le médecin traitant dispose-t-il des éléments lui permettant de choisir ? Doit-on prescrire des radiographies en précisant le nom du radiologue ? A-t-on, en raison de la raréfaction de certaines spécialités, le choix éclairé possible ?
La connaissance du milieu est fondamentale. Ecoutez les conversations entre cardiologues et/ou entre chirurgiens orthopédistes, vous serez édifié sur qui est à la pointe, qui est un vendu, qui est un excellent clinicien, qui est un spécialiste de ceci ou de cela, qui est un sale khon.
Je dirai ceci par pure provocation : quand nous adressons un patient en aveugle chez un spécialiste, et en dehors de l'urgence, c'est que nous ne faisons pas notre boulot de médecin généraliste.

Les spécialistes d'organes ne sont donc pas généricables.
Il est donc du devoir du médecin généraliste de choisir. Mais est-ce possible et sur quels arguments peut-il se fonder ? Qu'est-ce qu'un bon spécialiste d'organe ? Chaque médecin généraliste prend des décisions inconscientes et conscientes dans ces situations.
Il paraît logique que l'on doive se décider en fonction de l'EBM en médecine générale (j'ai développé LA). Mais il arrive que nous ayons besoin, pour nos patients, d'un spécialiste qui ne partage pas notre vision de la médecine EBM en médecine générale...

Les spécialistes d'organe se doivent d'être à la pointe de leurs connaissances.
Un spécialiste d'organe a une obligation de connaissance, il se doit de lire, de discuter, de commenter les dernières publications concernant sa spécialité. Sinon, il ne sert à rien ! Quand un médecin généraliste se trompe, quand un médecin généraliste ne connaît pas la dernière mode, quand un médecin généraliste prescrit des examens complémentaires inutiles, il est tout aussi condamnable qu'un autre médecin mais il est nécessaire d'être indulgent, car la médecine générale, je l'ai assez répété, est un trou sans fond, un tonneau percé, une ouverture sur l'impensé, une inconnue sidérale, alors que le spécialiste d'organe est concentré sur un champ plus limité de la connaissance et de la pathologie.

Le rôle du spécialiste d'organe est aussi de donner l'exemple.
Donner l'exemple c'est former le médecin généraliste dans sa spécialité, c'est éviter les consultations inutiles, les interrogations pour rassurer, combler les manques conceptuels ou purement cognitifs, prescrire à bon escient, éliminer les produits inutiles, se concerter, ne pas céder aux sirènes de big pharma, des bruits de couloir, des bruits de chiottes entendus ici et là et, surtout, j'insiste lourdement, le rôle du spécialiste d'organes c'est d'affirmer, de confirmer les diagnostics et ne pas faire de la médecine d'organe probabiliste.

Dénoncer les pratiques anormales des spécialistes d'organe est aussi le rôle des médecins généralistes. Et vice versa.
Il ne s'agit pas de faire des listes et de donner des noms, il s'agit de rappeler l'excellence et de dénoncer les compromissions, quand elles existent, et de rappeler au règlement quand il s'agit de pratiques illicites, non déontologiques, commerciales, big pharmiennes, big matérielles...

Quelques idées de blogs spécialisés.
A défaut d'avoir ces spécialistes comme correspondants.

Pneumologie : https://2garcons1fille.wordpress.com/category/bureau-de-totomathon/. Je vous conseille notamment ses deux billets sur la spirométrie en médecine générale. Remarquable. https://2garcons1fille.wordpress.com/2014/01/30/la-spirometrie-pour-tous-1-la-spirometrie-en-cabinet-de-medecine-generale/

Cardiologie : http://grangeblanche.com, dans ce blog on trouve des analyses que l'on ne trouve nulle part ailleurs sur les médicaments et sur leur usage. En toute indépendance et avec beaucoup d'alacrité masquée.

Néphrologie : http://perruchenautomne.eu/wordpress/ et voici un exemple d'article "fameux" sur AINS et Insuffisance rénale aiguë : http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=3308 mais celui sur la restriction hydrique était un top : http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=3083 . A explorer.

Ophtalmologie : http://le-rhinoceros-regarde-la-lune.over-blog.org/page-1221302.html, blog militant mais quand il parle d'ophtalmologie, les propos sont didactiques et très adaptés à l'ignorant médecin généraliste que je suis.

Neurologie : http://etunpeudeneurologie.blogspot.fr. J'ai par exemple trouvé ce billet sur les arnoldalgies tout simplement remarquables : http://etunpeudeneurologie.blogspot.fr/2015/03/cephalees-dites-darnold-et-autres.html

Je me suis fait des amis en ne citant pas d'autres blogs tout aussi talentueux mais disons que je dis... la vérité sur ma pratique blogueuse.

John Berger
Les photographies sont tirées de l'excellent blog littéraire de Rick Poynor (LA) et montrent notamment les visages de John Sassall, le médecin généraliste rural, et de John Berger, activiste d'extrême-gauche connu pour son soutien aux Black Panthers et aux Palestiniens.

Selon les formules consacrées, ce livre devrait être remboursé par la sécurité sociale (du moins l'AMO) et, comme le dirait Bernard Pivot, si vous le lisez et si vous ne l'appréciez pas...

Il devrait, selon la formule paternaliste bien connue, être lu par tout étudiant en médecine et par tout IMG avant toute installation bien que la fin tragique du médecin pût entraîner une certaine réserve.

PS : désolé pour l'erreur technique qui a fait disparaître le billet du blog et qui n'a laissé en mémoire pour l'administrateur qu'une version très ancienne.


lundi 6 avril 2015

Big Data et Big Brother. Données et secret médical, vente de dossiers médicaux aux sociétés privées et médecine personnalisée. Le secret médical est il soluble dans la technologie et « le progrès » ? Claudina Michal-Teitelbaum.

Larry Page, co fondateur de Google Inc

Merci, avant de commencer, de vous référer au très beau texte de Dany Baud (ICI) qui aborde le premier cas français d’utilisation des données médicales aux fins de surveillance, de coercition et de restriction d’accès aux soins du patient dans le cadre de l’apnée du sommeil.

L’apnée du sommeil, peut nécessiter, selon des critères médicaux, la prescription d’appareils à pression positive continue (PPC), utilisés la nuit pour prévenir les conséquence néfastes de cette pathologie, notamment la fatigue et les conséquences cardio-vasculaires. Cela concerne en France environ 400 000 personnes. Ce sont des prestataires privés comme Resmed et Phillips qui fournissent et entretiennent ces appareils qui sont en partie pris en charge par la sécurité sociale. Cela coûte cher, notamment en raison des prix pratiqués par les prestataires, et les bénéficiaires, comme dans toutes les pathologies chroniques, ne sont pas totalement observants, c'est-à-dire que certains patients n’utilisent pas leurs appareils ou les utilisent peu. A la suite à ce constat, des négociations entre les prestataires privés, la direction de l’assurance maladie, et les services des  ministères de tutelle (Ministres des affaires sociales  et de la santé et de l’économie et des finances) ont abouti en janvier 2014, à la publication d’arrêtés ministériels conditionnant le remboursement par la sécurité sociale des appareils à l’obligation pour les bénéficiaires d’accepter la télétransmission en temps réel de l’utilisation de leurs appareils aux prestataires privés. Le remboursement d’appareils nécessaires à la santé des bénéficiaires était donc subordonné à la transmission obligatoire de données relevant de la vie intime à des prestataires privés. Prestataires qui, une fois en possession de ces données, pouvaient en faire ce que bon leur en semblait, par exemple les revendre.
Le décret évoqué dans ce texte a été finalement annulé par le conseil d’Etat en novembre 2014 au terme d’une bataille juridique engagée par des associations d’usagers (Fédération des patients insuffisants respiratoires, FFAIR), parce que le Conseil d’Etat a jugé que la ministre de la santé n’avait pas compétence pour prendre une telle décision qui rendait le remboursement du dispositif médical destiné aux personnes souffrant d’apnée du sommeil tributaire d’une condition d’observance, ce qui n’était pas prévu par la loi.

Big Data.




Cette affaire posait le problème de la transmission de données de type médical et relevant de l’intime à des sociétés privées. On est donc bien dans le domaine du Big Data.
Chacun sait, désormais, que le Big data, ou données de masse, est le nouvel eldorado économique, le nouvel objet de spéculation et le nouveau chouchou des marchés financiers supposé peser quelques 125 milliards de dollars en 2015 (LA) .

Mais il n’est pas que cela. Il est aussi une nouvelle menace pesant sur la démocratie.
Le problème se pose avec une particulière acuité concernant les données médicales, en raison de l’informatisation croissante des dossiers médicaux dans les hôpitaux et cliniques, les cabinets médicaux, et dans les services, agences  et collectivités publics ou effectuant des missions de service public.

Du point de vue des sociétés privées, l’intérêt de ces données est clair : il s’agit de connaître dans le moindre  détail, la vie privée, les goûts, les comportements, les problèmes personnels ou de santé de chaque personne afin d’optimiser l’utilisation des fichiers clients, d’adapter la communication de masse mais aussi de mieux cibler individuellement  les offres de biens et de services. Comme le dit Thierry Jadot, ancien élève de Science Po et CEO  (équivalent ronflant et branché de PDG) du groupe Dentsu Aegis Network en France dans son livre L’été numérique, les huit révolutions digitales qui vont transformer l’entreprise : "En réalité, l’enjeu du Big Data n’est pas le stockage de données, ni l’abondance des informations collectées, mais son traitement qualitatif, afin d’être, pour l’entreprise, une source de pilotage de sa stratégie de communication, d’optimisation de ses investissements, et d’amélioration constante de son offre et de son fonctionnement". Formulé d’une manière moins policée, cela signifie que les données sur la vie privée recueillies sont destinées à être analysées afin de pouvoir anticiper, influencer puis contrôler les comportements des individus afin de limiter les risques et maximiser les bénéfices financiers et commerciaux des entreprises. Ou encore : "l’ère du marketing one to one" comme la définit Thierry Jadot, c'est la mise en oeuvre d'une relation d’une asymétrie totale entre des sociétés privées connaissant tout du client, et un client fragilisé, rendu vulnérable,  parce que son intimité lui a été dérobée. Car c’est bien de vol dont nous allons parler.

Face à cette vision très rationnelle, finaliste et claire de la valeur économique du Big Data, le citoyen moyen en est encore à un état de naïveté tel qu’on peut le comparer aux indigènes du nouveau monde face aux colons venus d’Europe, qui échangeant leurs plus grandes richesses contre des simples verroteries.
Etalage de sa vie privée sur les réseaux sociaux, participation à des forums santé, le citoyen passe son temps à fournir des informations personnelles aux sociétés privées, de manière plus ou moins consciente. Généralement, et de manière tacite, les plus informés considèrent que livrer sa vie privée est la contrepartie nécessaire pour bénéficier de différents services fournis par des sociétés privées, et, notamment, par des multinationales.
Toutefois,  dans le cas des réseaux sociaux, on peut considérer qu’il s’agit aussi d’un moyen pour l’internaute de se mettre en scène, et on peut penser que celui-ci ne dit pas toute la vérité et ne livre que les informations qu’il souhaite livrer, souvent sous couvert d’anonymat. Même s’il ne mesure pas forcément les conséquences de cette impudeur.

La situation est très différente, en revanche, quand le citoyen doit livrer des informations sur lui-même dans un cadre contraint et qu’il se trouve dans un état de vulnérabilité. C’est ce qui se passe lorsque le patient livre des informations à un médecin, en cabinet, à l’hôpital, en clinique, ou au sein d’un service public.




J’avais déjà évoqué le secret médical et les menaces qui pesaient sur lui dans un précédent article (LA) . Mon analyse se basait essentiellement sur les textes de loi, circulaires et règlements.

Mais je veux rappeler ici le sens, la raison d’être du secret médical, qui est de protéger le patient de l’abus de pouvoir et de l’exploitation de la part de tiers car, comme le disait La Rochefoucaluld : "celui à qui vous dites votre secret devient maître de votre liberté". C’est la garantie du secret qui autorise la confiance, et la confiance qui permet la confidence. Comme souvent, le sens des lois et règlements protégeant  le secret médical est ici de préserver l’ordre public en évitant que le rapport de forces soit totalement déséquilibré en faveur d’une des parties. C’est pourquoi la violation du secret médical est punissable par le Code pénal car elle est une modalité particulière du secret professionnel garanti au patient (article 226-13 du Code pénal).
Je ne m’étendrai pas ici sur les aspects juridiques plus techniques parce que je l’avais déjà fait dans le précédent texte de 2012.
Mon but est, cette fois, d’apporter quelques informations méconnues du public et d’alerter sur les enjeux et les risques de cette problématique.


« Libérer les données », mais au bénéfice de qui ? et pour quoi faire ?

La notion de "donnée de santé" n’est pas  définie juridiquement, ce qui est tout de même assez ennuyeux pour un type d’information objet d’enjeux économiques aussi massifs et qui se confond dangereusement avec les informations couvertes par le secret médical, ce qui soulève des questionnements éthiques, déontologiques et juridiques.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le Collectif interassociatif sur la Santé (CISS) et les associations de consommateurs comme « Que choisir » ou « 60 millions de consommateurs », ont  fait preuve d’une certaine légèreté, début 2013,  lorsqu’ils se sont associés à des mutuelles, et  à une société privée de traitement des données, Celtipharm, dont je reparlerai plus tard, pour réclamer l’ouverture  à tous ces acteurs des données contenues dans la base de données de la sécurité sociale appelée SNIIRAM pour système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie  (LA). Cette base de données regroupe quantité d’informations sur les assurés rattachés aux différents régimes de base de l’assurance maladie et sur les patients hospitalisés. Les informations y sont pseudonymisées ICI).
Ce collectif et ces associations ne semblent avoir mesuré à aucun moment la portée de cette demande, qui faisait donc du droit d’accès à la base de données publiques contenant des données personnelles protégées par le secret médical un droit universel, dont auraient dû bénéficier de la même manière des sociétés privées et des associations ou des  acteurs publics.

Les seuls acteurs à se préoccuper vraiment du sujet et à en mesurer les enjeux, ce sont les ONG oeuvrant dans le domaine des droits de l’Homme (ICI). En effet, ces ONG savent que lorsque les citoyens deviennent transparents pour le pouvoir, quel que soit ce pouvoir, il n’y a plus de démocratie possible. Elles ont entrepris une démarche coordonnée d’analyse de la situation dans différents pays européens au regard des fichiers de données informatisés dans les domaines sensibles de la justice, de l’éducation, de la police et de la santé (voir, en particulier, la monographie concernant la France).

Mais cette analyse porte essentiellement sur le degré de protection qu’offrent les législations locales.

Or, très clairement, la pression est telle de la part des sociétés privées, et, plus particulièrement des grands groupes  multinationaux qui ont les moyens d’exploiter les données pour  y avoir accès et se les approprier, que le problème posé par la gestion des fichiers de données médicales se pose surtout dans le domaine extra-légal, là où il existe des vides juridiques, des failles et des possibilités de contourner la loi et ses interdits.



Une protection juridique  très insuffisante du citoyen

La CNIL, Commission nationale informatique et libertés, a été créée par la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978. Cette commission a pour rôle de garantir la protection des données personnelles et possède un pouvoir de sanction financière, toutefois limité.
Néanmoins, en ce qui concerne les données personnelles médicales, il est évident, lorsqu’on explore les droits et obligations des usagers, que les obligations pèsent davantage du côté du citoyen, que du côté de ceux qui recueillent les données informatisées.

Ainsi, la loi définit que « Selon l’article L 1111-8 du Code de la Santé Publique, l’hébergement de données de santé à caractère personnel ne peut avoir lieu qu’après recueil du consentement exprès du patient [cette notion de consentement exprès, impliquant, en théorie, un consentement écrit, rarement respecté].
Cependant, ce consentement n’est pas nécessaire lorsque les professionnels ou établissements de santé utilisent leur propre système ou des systèmes appartenant à des hébergeurs agréés dès lors que l’accès aux données est limité aux professionnels ou à l’établissement de santé qui les a déposées, ainsi qu’à la personne concernée. »
Néanmoins, le patient n’a pas la possibilité de s’opposer au recueil informatisé de ses données de santé dans les « fichiers obligatoires » comme celui de la sécurité sociale, ou le fichier de police, par exemple. Et s’il souhaite s’opposer au recueil de ses données de santé dans d’autres fichiers, celui de l’hôpital, celui de la PMI, celui de son médecin… il doit le faire  par écrit et "pour des motifs légitimes » (article 38 de la loi informatique et libertés)". Le titulaire du fichier dispose alors d’un délai de deux mois pour répondre et peut refuser l’opposition. Pour le DMP, dossier médical personnel, informatisé, en revanche, l’opposition à sa création ne nécessite pas d’être motivée.
Les obligations d’information à l’égard du patient de la part de celui qui recueille les données sont, par contraste, beaucoup plus sommaires. Elles n’apportent aucune garantie au patient sur les destinataires des données. Bien que la CNIL,  de manière totalement irréaliste, continue à prétendre,  que  le médecin reste garant du secret médical (LA) .

Clairement, JE ne peux garantir au patient que des tiers n’auront pas accès à des informations médicales les concernant que j’aurais mises sur un réseau informatisé, qui y circuleront de manière parfois non cryptée, pouvant être accessibles aux détenteurs du système d’exploitation, à des personnels non médicaux, etc. et qui sont destinées à être conservées pendant plusieurs décennies, ce qui signifie que leur violation n’est qu’une question de temps. Et je peux  encore moins garantir que ces tiers n’en feront pas usage à l’encontre des intérêts du patient qui s’est confié à moi.


Le Conseil National de l’Ordre des médecins (CNOM), dont une des missions essentielles est la question relevant de l’éthique et du secret médical, botte en touche. Dans le bulletin numéro 38 de janvier-février 2015, dans un dossier concernant la e-santé et les nouvelles technologies, le Dr Patrick Romestaing, vice-président du Conseil National de l’Ordre, déclare : "la volonté d’organiser ces think tank au sein de l’institution, contribue à préparer la profession à ces changements, et surtout à accompagner cette évolution". Tandis que Jacques Lucas, autre vice-président, nous explique que concernant un autre domaine, celui des objets connectés, le principe adopté est celui de la confiance a priori. A savoir qu’on commence par faire confiance, et qu'on constate les dégâts ensuite.



Des dossiers médicaux confiés ou vendus à des sociétés privées en Grande-Bretagne et en France : pas de quoi fouetter un chat ?





En décembre 2011, David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni depuis 2010, déplorait publiquement le gâchis représenté par le fait que les données détenues par le National Health Service (NHS), service de santé publique britannique, ne soient pas utilisées. Peu après, a été discuté puis voté le Health and Social Care Act, entré en vigueur en avril 2013. Cette loi, entre autres mesures, donna naissance à un nouvel organisme, le Health and Social Care Information Center (le HSCIC ou centre d’information sur la santé et la protection sociale). Ce nouvel organisme, s’est vu investi du pouvoir de collecter des informations de la part de tous les services publics, mais aussi d’organismes ou de sociétés extérieurs et de les diffuser à qui bon lui semblait, sans obligation ferme d’anonymisation de ces données.
Des groupes de pression et des associations de protection des libertés civiques, se sont alors regroupés en un collectif pour lutter contre les violations potentielles de la vie privée induites par cette nouvelle loi, créant le collectif medConfidential (ICI
En février 2014, le journal « The Telegraph » faisait  éclater un scandale en révélant que 47 millions de dossiers médicaux hospitaliers, couvrant 13 années entre 1997 et 2010, avaient été vendus par le NHS à 178 sociétés d’assurances. Ces dossiers avaient été utilisés par une société d’actuaires (spécialistes du calcul des probabilités pour les compagnies d’assurance) afin d’affiner le calcul des primes d’assurance en les croisant avec des informations issues d’une société de crédit qui détenait des données sur le style de vie de ses clients. Comme le niveau de morbidité des patients de plus de 50 ans s’était relevé plus élevé que prévu, les compagnies d’assurances avaient augmenté les primes pour cette catégorie de clients. Cette affaire survient au moment où le gouvernement britannique envisage la vente des dossiers de patients suivis par des médecins généralistes (GP). Il prétend que cela améliorerait les soins aux patients et le taux de survie des cancéreux (ICI). Cette vente massive de dossiers médicaux aux assureurs était pourtant considérée comme illégale. L’Associations des Médecins Britanniques(BMA) et le Collège Royal des médecin Généralistes (RCGP) ont protesté et obtenu la suspension du programme de collecte de données. Malgré tout, la vente de dossiers s’est poursuivie en catimini bien qu’ayant été officiellement désavouée. Le directeur du service public de collecte de données, HSCIC, cité plus haut, Sir Nick Partridge,  expliquait que la vente se poursuivrait « seulement à condition que les assureurs puissent prouver que cela serait au bénéfice de la santé publique et non dans un but commercial (LA).
Compte tenu du fait que l’accord des patients à la collecte informatisée de leurs données par les médecins généralistes est présumé et ne nécessite pas d’accord explicite de leur part, le collectif d’associations de défense des libertés civiques recommande désormais aux patients de remplir un formulaire officiel demandant à ce que leurs données ne puissent être collectées à partir des  réseaux informatiques de leurs médecins par le HSCIC, afin qu’elles ne puissent être vendues à des tiers (opt-out ou désengagement des patients du contrat tacite qui permet aux GPs britanniques de communiquer leurs données médicales au service publique de santé, le NHS).


En France, il faut savoir que des dossiers hospitaliers sont couramment confiés à des prestataires privés. Ceci afin d’améliorer le codage informatisé car le mauvais codage des actes est source de perte de revenu pour les hôpitaux, puisque le financement des hôpitaux se fait selon le système de tarification à l’activité ou T2A mis en œuvre dans les hôpitaux depuis 2007. Pourtant, le recours à des sociétés privées pour cette tâche ne correspond pas à un besoin avéré et constitue une violation du secret médical. Certains médecins, tels Jean-Jacques Tanquerel,  se sont insurgés contre cet état de fait et ont été désavoués par leur hiérarchie (ICI).

Une société privée travaillant avec des gros laboratoires pharmaceutiques obtient l’aval du Conseil d’Etat pour avoir accès aux ordonnances des patients

Une PME française, Celtipharm, qui avait participé avec des associations de consommateurs et le CISS à l’action visant à « libérer les données de santé » avait obtenu, en septembre 2011, l’autorisation de la CNIL pour recueillir auprès de certaines pharmacies et pour exploiter les ordonnances de patients. Cette société se décrit ainsi : "Notre métier : Nous inventons, spécifions et déployons des dispositifs médico-économiques et des plans d'actions marketing-ventes pour les différents acteurs de santé." et elle a aussi pour clients de gros laboratoires pharmaceutiques. La multinationale IMS Health, une société américaine qui est le plus gros opérateur mondial de données de santé qu’elle revend sous forme d’études à des organismes publics et privés, s’était opposée à cette décision et avait présenté un recours devant le Conseil d’Etat. En 2013, une action de lobbying avait eu lieu à l’Assemblée Nationale en faveur de Celtipharm, plusieurs parlementaires, tels Jean-Pierre Door, connu pour avoir présidé la mission d’enquête parlementaire suite à la pseudo-pandémie H1N1, ayant posé en séance des questions insistantes sur la libération des données au ministre de la santé (LA). Le 26 mai 2014 le Conseil d’Etat avait rendu une décision favorable à Celtipharm, l’autorisant donc à recevoir les données issues des ordonnances d’officine anonymisées par hachage (ICI).

L’anonymisation des dossiers médicaux est un leurre

Le problème, c’est que les spécialistes sont d’accord pour dire qu’aucun procédé d’anonymisation n’est fiable. Un spécialiste connu et reconnu de la sécurité informatique, Ross Anderson, professeur à Cambridge, alertait sur l’impossibilité de protéger les données des dossiers médicaux par des méthodes d’anonymisation [1]. Un rapport sénatorial avait également établi et démontré les multiples failles du système (LA)   .
La désanonymisation des dossiers par des moyens techniques ne présenterait pas de difficultés majeures. Mais on peut aussi avoir recours à un procédé de croisement des informations, semblable à celui utilisé dans le jeu Akinator (ICI)  .
 Ce qui revient à dire que fournir des données médicales personnelles sur les patients à Celtipharm, qui prétend vouloir faire des études épidémiologiques d’intérêt général, c’est les fournir aux laboratoires pharmaceutiques qui sont ses clients.

La loi santé ouvre l’accès de données de santé et permet le croisement de plusieurs fichiers différents

Le Système national des données de santé, SNDS, institué par l’article 47 de la  loi relative à la  santé, va croiser plusieurs registres de données : le PMSI qui contient toutes les données sur l’hospitalisation des patients, le SNIIRAM, qui regroupe tout le détail des remboursements, les données sur les cause de décès des communes, et le système Monaco créé en partenariat avec les complémentaires qui permet de connaître le reste à charge des patients (ICI). 
A priori, pour l’instant, l’accès aux données de santé sera régulé par un comité scientifique, avec comme critères discriminants principaux, la nature des données selon qu’elles peuvent être identifiantes ou non, que la demande ait pour objet une recherche d’intérêt public et que les organismes demandeurs soient ou non à but lucratif. Les données ne seraient pas, pour l’instant, accessibles aux organismes à but lucratif. Mais on attend le vote de la loi pour avoir la version définitive de cet article.
Cela mécontente toute une série d’acteurs, qui espéraient bien tirer le plus grand profit de l’ouverture des données, acteurs allant des associations de journalistes aux laboratoires pharmaceutiques en passant par les mutuelles, les sociétés d’assurances et le CISS. Mais également l’INDS, Institut national des données de santé. Pour tous ces acteurs les données de santé ne seront jamais assez accessibles (LA).  Le lobbying continue.

Un débat dépassé ? Médecine personnalisée : la grande illusion

Beaucoup espèrent que ce débat sera bientôt dépassé car ils comptent que ce sera le citoyen qui fournira lui-même toutes les informations nécessaires pour  se transformer en consommateur docile et soumis grâce à l’asymétrie permise par le contrôle des données individuelles par des sociétés privées et le marketing one to one. Parmi ceux qui espèrent beaucoup en la symbiose entre la médecine de précision, ou individuelle, ou personnalisée d’une part et les objets connectés d’autre part,  il y a les laboratoires pharmaceutiques mais aussi les géants tels qu'Apple ou Google.

Faisons un peu de prospective. Bientôt ce sera très simple. Chacun se connectera lui-même à des objets de mesure, qui transmettront instantanément toutes sortes de données à des sociétés privées spécialisées (peut-être une fusion de Merck et de Google, de plus en plus impliqué dans le domaine de la santé ?). En effet, Google et Apple s’avèrent être des acteurs majeurs dans le domaine des objets connectés et Google investit de plus en plus massivement dans la santé comme le montre la création en 2013 de la société Calico, avec, à sa tête Arthur D Levinson [2]  (LA). 

Les objets connectés  indiqueront au patient  le moment où ces mesures dépasseront le seuil de la norme, tel qu’établi par des sociétés savantes dont les membres seront directement rémunérés, pour faire plus simple, par les dites sociétés. Ou lui indiqueront qu’il est porteur de tel gène qui peut potentiellement induire un cancer dans 30 ou 50 ans. Une fois l’anomalie détectée, les mêmes sociétés lui fourniront les tests adéquats et le traitement associé (traitement approuvé par la FDA en 24 hs et réputé "sûr et efficace" --safe and effective). Puis veilleront à ce que ce traitement soit pris sans faute, en harcelant le patient ou en subordonnant l’accès à certains droits à la prise régulière du traitement, comme dans le cas de l’apnée du sommeil. Entretemps, la société d’assurances, qui aura, grâce à cette masse d’informations, pu individualiser les primes d’assurance, aura été prévenue et augmentera sa prime compte tenu de la dégradation potentielle de l’état de santé de l’assuré.

Que fera-t-on quand, à la naissance de son enfant, son génome ayant été décrypté immédiatement, on nous annoncera qu’il est prédestiné à développer un cancer, puisque la génétique le dit, et qu’il devra prendre tel traitement toute sa vie pour l’éviter ? Ainsi, le citoyen sera transformé en patient/client passif n’ayant plus qu’à suivre le parcours fléché tracé par son fournisseur d’objets connectés. Un patient-consommateur à qui on demandera de ne surtout jamais exercer son jugement ou faire preuve de discernement, mais simplement de consommer ce qui lui est proposé, qui lui sera, dans ces conditions, bien plus nuisible que bénéfique.

Ce monde, pour l’instant, n’existe que dans les fantasmes des multinationales. Mais son avènement se produit à une vitesse toujours accéléré et est déjà célébré par les marchés, les experts les plus en vue du monde scientifique et médical, ceux-là même qui sont perclus de conflits d’intérêts, les fondations sous l’emprise de dirigeants de ces mêmes multinationales et les associations de patients les plus influentes, donnant l’impression qu’il est inéluctable.

La vérité est que la vie et la santé sont des phénomènes bien trop complexes pour être réduits à quelques algorithmes, et que la plupart des cancers ne sont pas essentiellement déterminés par la génétique. Nous devons aussi être conscients du fait  que les multinationales ne sont pas les mieux placées pour prendre soin de notre santé.

Tout ce scénario fait fi du fait que les progrès dans le domaine des biomédicaments sont encore très très loin de se traduire en progrès de santé, comme en atteste, notamment l’analyse faite par Tito Fojo, cancérologue et chercheur au National Center Institute (voir LA), qui évalue entre 2,1 et 2,5 mois le gain d’espérance de vie moyen permis par les nouveaux anticancéreux mis sur le marché par la FDA entre 2000 et 2014 et ceci, d’après les essais cliniques effectués par les laboratoires et non dans la vie réelle (ICI).  Ce qui signifie qu’en réalité ces gains pourraient être nuls. Pourtant, si on se fie à l’analyse de la multinationale IMS Health, les anticancéreux sont la classe thérapeutique dont le chiffre d’affaires a augmenté le plus rapidement depuis 2000 et devrait continuer à augmenter de manière exponentielle, en passant de 36 Milliards de dollars en 2012 à 83 Mds en 2016 (LA). En 2013, ils étaient au premier rang du chiffre d’affaires mondial, par classe thérapeutique, avec 67 Mds de dollars de chiffre d’affaires, donc, probablement, une évolution plus rapide que prévu  (ICI). On peut résumer la situation  autrement : il existe une déconnexion de plus en plus marquée entre la proportion de la richesse produite au niveau mondial captée par les multinationales pharmaceutiques, d’une part, et les bénéfices de santé induits par leurs produits, d’autre part, mesurés en termes d’amélioration de la santé publique. Ceci est bien illustré par le pays le plus en pointe dans le domaine des biotechnologies, les Etats-Unis, qui est aussi celui qui présente les indicateurs de santé publique les plus calamiteux parmi les pays développés, avec, dans le même temps, des dépenses de santé qui explosent et mettent en péril tout le système d’assurance santé. Il existe un gouffre entre les progrès effectués dans le domaine des biotechnologies et leur traduction en termes de bénéfices de santé que les médias et le marketing s’efforcent de combler artificiellement en vantant tous les jours les mérites d’une médecine personnalisée qui n’existe que dans les fantasmes commercialo-scientistes collectifs comme l’indique clairement le rapport du Sénat sur le sujet  (LA).

Mais l’irruption d’une médecine personnalisée très coûteuse aux bénéfices inexistants dans notre quotidien pourra se concrétiser demain, et prendre corps dans la réalité virtuelle du marketing, grâce aux lacunes du système de contrôle des agences autorisant des mises sur le marché toujours plus rapides, de médicaments et dispositifs qu’on nous présentera comme fiables. Dans un éditorial publié début 2015 par la FDA, le directeur du service des nouveaux médicaments se flattait d’avoir fait bénéficier 46% des 41 nouvelles entités moléculaires (nouvelles molécules jamais utilisées auparavant en médecine, par opposition aux extensions d’indication des anciennes molécules) soumises à l’approbation de ses services d’une procédure accélérée, c’est à dire d’une approbation au rabais ne garantissant ni l’efficacité ni la sécurité de ces molécules  (ICI).

On peut même aller plus loin et se dire que demain, la « médecine personnalisée » rendra les essais cliniques caducs. Tout reposera sur la capacité des grands groupes à persuader chaque patient-client, à travers le marketing personnalisé one to one, qu’il possède la solution adaptée individuellement pour prévenir le problème potentiel de santé que ces grands groupes auront eux-mêmes diagnostiqué grâce aux objets connectés.

Tout cela a bien un sens, mais ce n’est pas celui mis en avant par les médias. Le Big data, la médecine personnalisée (ou individualisée, ou de précision), seront la voie royale pour contourner toute forme de régulation collective. Des freins et des verrous protecteurs, comme la nécessité de tester un médicament selon des règles précises avant de le proposer aux patients, ou l’interdiction de la publicité directe aux patients, vont tomber et laisser l’individu seul face à une formidable puissance marketing assise sur des centaines de milliards de dollars de chiffres d’affaires.
Contrairement à ce que disent les associations de patients, les fondations, les experts, ceci n’est pas un grand espoir mais une redoutable menace. Ce n’est pas l’outil qui est en cause mais l’impossibilité de le réguler.

Dans ce contexte, la médiation d’un tiers, le médecin, mais seulement s’il est  formé et informé de manière indépendante, est plus que jamais indispensable pour permettre au patient de ne pas se laisser piéger par des vaines promesses sans aucun fondement scientifique.


Notes :
[1] http://www.theguardian.com/commentisfree/2012/aug/28/code-practice-medical-data-vulnerable . « An answer to Cameron came from the Royal Society in June, in its report on science as an open enterprise. "It had been assumed in the past that the privacy of data subjects could be protected by processes of anonymisation such as the removal of names and precise addresses of data subjects," noted a distinguished committee, including such luminaries as the philosopher Baroness O'Neill and the director of the Wellcome Trust, Sir Mark Walport. Their warning was brutal: "However, a substantial body of work in computer science has now demonstrated that the security of personal records in databases cannot be guaranteed through anonymisation procedures where identities are actively sought."
[2] Arthur D. Levinson est à la fois directeur d’Apple, depuis 2011, succédant à Steve Jobs, directeur de Genentech, biotech rachetée en 2011 par Hoffmann La Roche, multinationale suisse et deuxième groupe pharmaceutique mondial par le chiffre d’affaires en 2014 d’après le classement Fortune et, donc, directeur de Calico, dont l’ambition affichée est de prolonger la vie jusqu’à 1000 ans. Arthur D Levinson est aussi conseiller scientifique au Memorial Sloan Kettering center of New York, centre majeur dans la recherche sur le cancer.