Dans la même journée de mercredi dernier.
126 - Une jeune femme de 23 ans
Mademoiselle A travaille dans la fonction publique territoriale. Voici ce qu'elle dit : "Je n'en peux plus... J'ai l'estomac serré en allant au travail... Ma chef s'en prend à moi... Elle me cherche... Je fais bien mon boulot et elle me reproche toujours tout... Qu'est-ce que je lui ai fait ?... Elle dit à tout le monde que je suis indispensable et à moi elle dit que je suis nulle... Elle m'en veut et je ne sais pas pourquoi." Elle se sent harcelée.
127 - Une jeune femme de 32 ans.
Madame A travaille dans une association. "Une de mes collègues s'en prend à moi. Elle m'insulte, elle me traite de nulle. Elle dit qu'elle fera tout pour me prendre ma place... C'est un cas social. Mon patron dit qu'on ne peut pas la virer comme ça et c'est moi qui souffre... Cela va mal se terminer... Quand il y aura un accident... Il faut que je calme mon mari. Il veut venir pour lui dire un mot ou deux. Je lui ai dit que cela n'arrangeait pas les choses."Elle se sent harcelée.
128 - Une femme de 46 ans.
Madame A travaille comme secrétaire administrative dans un Comité d'Entreprise. "J'ai trois heures de transport par jour et quand j'arrive cinq minutes en retard, je me fais engueuler. Ils ne comprennent pas que les trains sont en retard, qu'il y a toujours des trucs qui se passent... Pourtant j'ai ma carte. Ils sont autoritaires... Si je racontais tout ce qui se passe ici... Je ne suis pas la seule. J'ai déjà deux collègues en arrêt de travail. Ils ne me feront pas craquer." Elle se sent harcelée.
Histoires de chasse. Je n'ai pas choisi les trois patientes.
Ce n'est pas représentatif sociologiquement : il n'y a pas de cadre supérieur, il n'y a pas d'homme travaillant en usine ou dans un magasin de pièces détachées... Pas de femme manager.
A l'exception de la deuxième patiente qui a consulté pour la première fois, les deux autres sont connues de mes services : cela dure et il y a peu de solutions sinon quitter le boulot. Pour la jeune femme de 23 ans, c'est en cours. Pour la femme de 46 ans, ce n'est pas envisageable.
Je n'en tirerai aucune leçon particulière.
J'ai fait le boulot avec ces trois femmes : explications sur les problèmes hiérarchiques, tentatives de déculpabilisation, médecin du travail, inspection du travail, associations de patients, sites internet sur le harcèlement.
J'ai fait le boulot (enfin, j'espère) et j'ai tenté de rester proche et distant (selon la magnifique définition d'Hubert Beuve-Méry de ce que devrait être un... journaliste).
Mais où est la vérité ?
Où sont les solutions ?
Devrais-je mettre sur la table, sortir de mon caddie intellectuel tout ce qui passe dans mon cerveau, tout ce qui se dit sur le harcèlement au travail, sur la normalisation des pratiques managériales... sur l'exploitation de l'homme par l'homme, sur la perversité de la hiérarchie, sur le respect implacable de la normalité, sur la contre-productivité des grands systèmes (transports, entreprises, santé) ?
Nous ne sommes pas au café du commerce mais dans un cabinet de consultation. Il faut respecter les valeurs et préférences des patients, ne pas être dupe, ni de soi-même, ni des autres...
Ce sont les "vieilles" questions de mai 1968 qui réapparaissent. A quoi servent les médecins ? Ne sont-ils là que pour remettre en état de marche les travailleurs dans une société dominée par l'exploitation ? L'accidenté du travail renvoyé à son poste, la secrétaire harcelée ramenée dans un système hiérarchique pervers, le cadre supérieur exténué replacé dans son système normé et impossible à réaliser ?
Et je n'ai pas parlé de l'incompétence, l'incompétence du harcelé comme du harcelant, ou l'inadaptation de tous.
C'est cela : adapter la personne qui travaille (pas seulement les salariés mais les libéraux, les chefs d'entreprise) à un système inadapté.
Et le pessimisme de tout le monde : pourquoi être "bien" dans un système pervers qui ne reconnaît pas mes compétences, mon abnégation, mon sens des responsabilités ?
Et l'activisme des médecins, notamment psychiatres, notamment nord-américains : décider que la norme c'est le travail bien dans sa peau, la famille bien dans sa peau, l'hygiène, décider que toute déviance sera classifiée dans le DSM V, que toute déviance sera cataloguée et qui dit catalogable, traitable par des médicaments, les pilules du bonheur.
Et l'optimisme de tout le monde : ça fonctionne quand même, c'était pire avant (il n'y avait pas internet et les téléphones portables), mais cela se détériore quand même... Mais aussi : c'était mieux avant, chacun savait ce qu'il devait faire, quelle était sa place...
Le médecin est placé au centre de ces problèmes qui lui échappent. Tous les médecins : le médecin généraliste, le médecin du travail, le médecin psychiatre, le médecin conseil.
Il faut bien composer.
Ou alors croire au Grand Soir marxiste, au Paradis communautaire...
Que faire en attendant ?
Je fournis la liste : arrêts de travail, anxiolytiques, antidépresseurs, antipsychotiques, alcool, tabac, cannabis, cocaïne, entretiens psychothérapeutiques, internements... J'ai oublié les stages de gelstat-thérapie, la thalassothérapie, le bouddhisme zen, le soufisme ou un séjour en Ahsram...
Au supermarché des solutions toutes faites pour gérer la crise de la société, on peut toujours ajouter des idées personnelles...
Et je vous ai fait grâce en ne vous parlant pas de mes dadas intellectuels, Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuy, René Girard...
C'est d'un triste.
(Je ne vous conseille pas les sites patients sur le harcèlement ou les livres cultes sur la question de Marie-France Hirigoyen... On les trouve si facilement...)
Et des problèmes que peut rencontrer un patient-client avec la manager d'un cabinet médical ayant un coportement méprisant, un ton arrogant et dont le médecin ne s'intéresse point. Elle bose à l'américaine et oublie une chose que le cabinet gagne des sous avec les patients et non l'inverse. J'avoue que je me sens maltraité par elle et je vais devoir changer de médecin, mais avant il va me falloir luter pour obtenir mon dossier médical, qu'on ne veut me délivrer que partiellement contre facturation (justement la partie la plus importante est soi-disant non transmissible - pourtant l#imprimante existe ainsi les moyens d'enregister sur un CD ou une clé USB). Quel monde pourri celui du 21e siècle.
RépondreSupprimerDésolé Dr du 16. Mais je lis ou entend que des problèmes que rencontres le médecin ou le personnel soignant et quand est-il du patient ou de sa famille? Pas tous sont ces emmerdeurs, mais subissent les même contraintes, le même stress que les médecins et le personnel soignant.
Bonne dimanche et bonne chance pour vos 3 patientes exemples parmi tant d'autres.
En rester à la fonction d'ethnologue.
RépondreSupprimerSurtout qu'en devenant libéral, vous avez déjà choisi de prendre vos distances par rapport au système. Entretien motivationnel? Empathie rogerienne?
RépondreSupprimerPrendre le temps de ne pas prescrire d'anti-dépresseur, c'est déjà rendre sa dignité à la patiente.
Un article de plus à l'appui d'une évidence de plus en plus criante : ce métier est complètement masochiste pour le perfectionniste que je suis.
RépondreSupprimerJ'en viens à me demander s'il n'y a pas incompatibilité notoire entre la lecture de ce blog et ma santé mental...
Frédéric
enfin, je veux dire "mentalE".
RépondreSupprimerHum...
@Frédéric : en effet, c'est perturbant^^ Ne parlais-tu pas de commencer un blog? Allez, lance-toi! :-)
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