Madame A, 50 ans, elle en paraît beaucoup plus, consulte avec sa dernière fille de 13 ans qui l'accompagne pour la traduction.
Madame A est arrivée en France il y a plus 20 ans et parle trois mots de français. Elle est originaire de l'Anatolie profonde.
Madame A, merci de ne pas être choqué par ma taxinomie, fait partie d'un groupe de femmes fréquentant le cabinet dont la frustration intersectionnelle s'exprime par une hypochondrie tenace qui est devenue un mode de vie et qui se nourrit de la compétition affective existant entre ses enfants (celui ou celle qui s'occupera le plus de sa mère), du désintérêt marital, de l'isolement affectif, de l'isolement familial et linguistique, de l'incompréhension du monde dans lequel elle est plongée (changement de culture), et cetera.
J'ai déjà évoqué de nombreuses fois ces cas pour lesquels je n'ai pas de solution. La barrière linguistique et culturelle étant infranchissable pour tenter d'initier un dialogue. Je suis par ailleurs étonné par le fait que ces cas touchent tout autant des femmes maghrébines que turques mais plus rarement des femmes de l'Afrique sub saharienne (musulmanes) dont l'expression du mal être est différente (dépression "vraie" voire "délire").
Le dialogue entamé se fait par l'intermédiaire d'un tiers, rarement le mari, presque toujours les enfants, filles ou garçons, plutôt filles, ce qui est encore plus malaisé : comment faire comprendre aux enfants, surtout quand ils ont treize ans, que le mal être de leur mère pourrait remettre en cause les structures familiales d'appartenance, qu'il s'agit d'une hypochondrie de compensation, d'une manifestation d'angoisse existentielle, et que cela ne peut conduire qu'à des catastrophes médicales. Mais dans le cas des filles, cette jeune fille de 13 ans qui fréquente l'école de la République, il existe un autre problème (je ne généralise pas mais cette situation est tellement fréquente) qui est la jalousie de la mère à l'égard des filles qui ne sont plus soumises à toutes les contraintes qu'elles ont connues : mariage froc, perte de sa propre famille, exil.
Il est aussi intéressant de constater que dans ces cas de non communication linguistique, la seule réponse possible est la prescription de médicaments ou d'examens complémentaires. Et ainsi, par une sorte de rapprochement paradoxal, ce sont les populations les plus aisées et les populations les moins intégrées qui demandent le plus de "médecine". C'est le consumérisme, idiot ! Les populations les moins intégrées ne peuvent comprendre le discours déprescripteur voulant mettre un terme à l'emballement mimétique familial (comme si on leur faisait comprendre une fois de plus en leur refusant de la médecine qu'ils appartenaient aux classes défavorisées) et les populations des groupes socio-professionnels aisés et cultivés n'en ont que faire, ils ont déjà leur opinion, des conseils d'un médecin généraliste puisque les examens complémentaires et les médicaments sont l'expression du progrès.
Je voudrais, en passant, souligner la complexité culturo-anthropo-religieuse de la Turquie, loin des clichés résumant le pays au kémalisme, à l'islam ou à la grosse minorité kurde. En Turquie il existe une diversité religieuse et intellectuelle très forte.
Revenons à notre consultation.
Madame A, qui est une ancienne patiente de mon ex associée, a toujours mal à la tête.
Elle a mal à la tête de façon constante.
Interrogatoire compliqué, comme on l'a vu, pression artérielle normale, examen clinique (difficile) dans le même métal, et donc : "Ma mère voudrait qu'on lui fasse un scanner." Son dossier est rempli de prises de sang, d'examens chez les spécialistes, et cetera.
Je lui dis qu'elle n'en a pas besoin et que je ne le prescrirai pas.
Cela se passe mal. La patiente n'est pas contente, la fille aussi mais un peu moins. Fin de la première partie.
La suite.
Une semaine après, Madame A revient en consultation avec sa fille de 13 ans et son mari (que je vois pour la première fois en 10 ans).
Je reconnais la pochette semi cartonnée des urgences.
Avant hier elle est allée aux urgences. Elle avait vomi dans la matinée.
Le compte rendu des urgences, automatisé (on indique bien qu'on lui a mis un bracelet d'identification), est désespérant de "gravité". Quoi qu'il en soit : ELLE A EU "SON" SCANNER.
A votre avis, le scanner, il est :
- Normal
- Normal
- Normal
Je sais, je sais, on n'a rien résolu. Mais je parie un jeton de caddie Auchan contre une Rolls Royce Silver Shadow que la prochaine fois qu'elle viendra au cabinet elle demandera, par le truchement de sa charmante fille, une IRM.
Il existe des consultations médicopsychologiques en langues étrangères à Paris :
RépondreSupprimerCENTRE FRANCOISE MINKOWSKA
Adresse : 12, rue Jacquemont
75017 Paris Métro le plus proche :
La Fourche
Téléphone : 01 53 06 84 84
Site Internet : www.minkowska.com
Conditions :
Personnes accueillies : Etrangers & migrants. Personnes en souffrance psychique
UNIQUEMENT sur RdV du LUNDI au VENDREDI de 9h15-13h et 14h-18h.
Consultations médico-psychologiques GRATUITES en DIVERSES LANGUES et cultures (Baoulé, Ewondo, Wolof, Slovaque, Slovène, Tchèque, Vietnamien, Arabe, Kabyle, Espagnol, Portugais, Turc, Croate, Hongrois, Macédonien, Polonais, Russe, Serbe, Anglais)
Peut-être une piste pour t'aider ?
Michel,
RépondreSupprimerJe suis installé à Mantes depuis 1979.
Je connais le centre Minkowska depuis l'origine. Le problème vient 1) des délais, 2) de la compréhension par la.e. patient.e. (lécriture épicène me fatigue) qu'il s'agit d'un problème psy 3) de la compréhension par la famille qu'il s'agit d'un problème psy 4) des déplacements en transports en commun depuis Mantes 5) de la lourdeur de l'affaire 6) de la remise en cause culturo-religieuse qui pourrait survenir (les fameuses résistances)
Chez les patients maghrébines il y a des psy parlant arabe littéraire, chaoui, berbère, mais assez peu et les mêmes problèmes se répètent comme vu plus haut.
Par ailleurs il s'agit plus d'un problème de transplantation culturelle que d'un problème médical et tu connais ma "reluctance" à l'égard de la médicalisation de cas non médicaux.
Il faudrait développer...
Merci : le centre Minkowska est ainsi désanonymisé et "mes" patients auront encore plus de mal à avoir un rendez-vous.
Bonjour.
RépondreSupprimerJe suis très étonné par ce billet. Et assez content que mon quotidien de Spé rejoigne un instant le tien.
C'est monnaie courante que les patients consultent pour des signes fonctionnels sans trop de signes physiques au point qu'on se demande pourquoi. La consultation OPH de base est truffée de gratouille oculaire, de céphalées et de baisses d'acuité visuelle dont l'examen ne ramène rien, en tout cas rien d'objectif qui mérite un traitement sur ordonnance.
Et les femmes turques forment un groupe singulier qui me frappe, pour lequel mes réflexions reprennent souvent ton billet, quasi mot pour mot. A tel point qu'un jour j'ai abordé le sujet avec une nièce accompagnante qui suivait le fil de mes questions cliniques avec un intérêt manifeste et une certaine distance. Elle n'a pas démenti la solitude par rapport au pays, à la famille en Turquie, la barrière de la langue, des cultures, des familles, des sociétés...
Il faut bien dire que le motif de ce genre de consultation n'est pas différent de celui de nombre de patients lambdas mais que la situation particulière de ces femmes et leurs conditions d'expression le font ressortir d'une manière assez étonnante.
Moi aussi je refuse pas mal d'examens complémentaires et mes prescriptions de sérum physiologique à acheter au besoin au supermarché doivent leur paraître bien légères...
Je sais , je vais être impertinent.
RépondreSupprimerAujourd'hui pour faire un acte positif prescription il faut le consentement du patient avec une information claire et comprise . De plus cette démarche s'inscrit dans la bientraitance et le refus du paternalisme
Lors d'une démarche négative ,un refus d'examen par exemple , on s'exonère du consentement , on rentre dans le paternalisme. Mais ne pas agir est aussi agir . Ne rien faire en médecine , c'est faire quelque chose , un choix médical .
Les notions de patient-expert disparaissent , celui qui connait ses symptômes . Il y a une rupture de la logique , si le patient est maitre de ses choix et de son corps , pouvons nous lui refuser un examen?
La différence de taille , lors d'une démarche négative , c'est qu'on ne dépense pas d'argent et cela ne gêne pas les autorités
Sur le fond du post , je suis en accord moi aussi je refuse de faire des examens inutiles, mais je m'interroge toujours aujourd'hui de la morale qui est insufflée au monde de la santé.
Merci d'avoir mis des mots sur ce que je ressentais intuitivement lors de certaines consultations.
RépondreSupprimerBen voilà, Mme A à cause de vos préjugés à l'égard de la population turque, a perdu une semaine, et une demi journée aux urgences, pour finalement passer le scanner que vous lui refusiez au nom de vos grands principes !
RépondreSupprimerPeu importe qu'il soit normal ou pas, ici le scanner aurait pu être le témoignage que vous prenez au sérieux sa maladie, la reconnaissance de ses troubles par une autorité bienveillante, la preuve de sa capacité à communiquer, bref le début d'une alliance thérapeutique.
@dsl
RépondreSupprimerVous me chauffez les oreilles.
Des préjugés à propos de la communauté turque ?
Comme vous y allez.
Vous pensez qu'il faut commencer, je cite, une alliance thérapeutique, par un mensonge ?
Vous pensez que le patient a toujours raison ?
Vous pensez que céder au scanner améliorera la situation de cette femme ?
Elle a eu un scanner et il est normal. On fait quoi, désormais ? Une IRM, une intervention stéréotaxique, une trépanation, une lobotomie ?
Vous représentez le lobby consumériste, le lobby pharmaceutique, celui du "Toujours plus!" et en plus vous m'insultez.
Ne lisez plus ce blog.
Bonne soirée.
100% de vécu similaire et 100% d'accord sur l'interprétation de ce vécu ! Je peux juste ajouter qu'en Turquie il existe aussi un consumérisme débridé pour les classes moyennes : c'est stressant de vivre en Turquie même pour un Turque. En France aussi cela devient stressant de vivre...
RépondreSupprimerDr Chevalier
merci pour votre blog que je découvre depuis aujourd'hui et qui me ravit véritablement : je me sens moins seule..... j'ai aussi pendant un temps exercé auprès de communautés pauvres quelle qu'en soit l'origine ethnique.... dans le cas présent, j'aurai prescrit le scanner afin d'être sûre qu'il n'y a pas de tumeur cérébrale ni de sinusite chronique.... il ya une chance sur 100 000 certes mais le cout et l'occuité de cet examen est très faible... le tout sans urgence pour ne pas parasiter le système de soin.... mais je ne connais pas votre patiente et je ne l'ai pas examiné donc je ne peux pas avoir de véritable opinion.... je veux juste témoigner du fait que je me suis déjà fait avoir avec des pathologies qui me paraissait fonctionnelles à 2000 pour cent et qui ne l'étaient pas....on peut être dépressive, anxieuse, hystérique et avoir une tumeur au cerveau, même si c'est très rare...cela permet de rassurer le patient mais effectivement le risque est l'escalade d'examens et de ttt que vous décrivez très bien....ce sont des situations difficiles dans un métier où le risque zéro n'existe pas.. en l'occurence,l'histoire vous donne raison... l'intérêt d'une IRM par contre, non vu que le scanner est normal....parfois on tombe sur des trucs bizarres aussi comme un hématome sous dural chronique chez une femme battue qui n'osera jamais le dire et ce d'autant que ce la passerait par la traduction d'un de ses enfants
RépondreSupprimeril ya un risque d'épuisement professionnel très important pour les médecins exercant auprès de ces communautés, c'est un exercice très difficile et pas suffisamment valorisé....
Dr PONCET
Sans vouloir dire d'ineptie, et pour rajouter au poids de la décision scanner/pas scanner, il me semble (mais je n'ai pas les compétences et perdu les sources...) que le risque de cancer radio-induit tourne autour d'1/10000 avec un scan "moyen"...
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