samedi 15 janvier 2011

UNE CONSULTATION DUBITATIVE - HISTOIRES DE CONSULTATIONS 62

L'IGAS indique que le Benalor n'aurait jamais dû obtenir d'AMM

Madame A, 63 ans, d'origine tunisienne, a de violentes douleurs abdominales. Elle est allée aux urgences hier matin sur mes conseils (je lui avais remis une lettre tapuscrite) et elle a pris rendez-vous ce matin car cela ne va pas mieux. Je ne sais pas ce qu'elle a. Elle a une mine qui me fait peur. Je l'examine et, pas plus que moi hier matin ou que les urgences hier après-midi, je n'arrive à trouver ce qui pourrait expliquer ce qui cloche. Je suis très ennuyé car, un samedi matin, c'est le début du week-end. Elle n'a pas l'air de faire une occlusion, pas de colite, pas d'appendicite, pas de perforation, pas de gastro-entérite mais des douleurs abdominales aiguës et des vomissements. Je l'ai palpé sous toutes les coutures, j'ai repris sa température, j'ai recherché quelque chose qui pourrait me mettre sur la voie. Rien !
Pour gagner du temps et pour me permettre de réfléchir, et alors qu'elle est allongée sur la table d'examen, je lui demande des nouvelles de son mari qui est actuellement en Tunisie (Ben Ali a quitté le pays hier et le premier ministre a pris l'intérim de la présidence). "C'est une catastrophe. Je l'ai eu au téléphone hier soir, il m'a dit que les voisins, des gens que nous connaissons depuis longtemps, sont entrés chez nous avec des couteaux. Ils l'ont menacé et ils ont tout pris dans la maison." Je la regarde, étonné. Je n'avais pas entendu cela à la radio. "La police n'est plus nulle part. Il y a des voleurs partout. Mon mari est allé dormir ailleurs. Il a peur qu'ils reviennent... La situation est terrible."
Il faut que je me concentre sur son ventre. Je me récite son dossier et me rappelle son histoire de déficit en protéine S. House en aurait fait ses choux blancs mais cela me laisse sec. Il faut que je sache si je dois ou non la renvoyer aux urgences...
Je me souviens que son mari n'aimait pas beaucoup Ben Ali. Il en parlait avec moi au cabinet. Que pouvais-je dire de plus ? Les Tunisiens, depuis trois ou quatre ans, se "lâchaient" sur le régime alors qu'avant ils ne disaient rien ou ne voulaient pas dire du mal de leur pays devant des étrangers, fût-ce leur médecin traitant. Serait-ce l'anarchie de la période de transition ? les soubresauts de la révolution ? Ou un laisser faire voulu pour rendre l'ancien régime moins dictatorial ? En d'autres occasions, je me serais intéressé au sujet. Aujourd'hui, ce n'est pas le moment.
Pourquoi suis-je si mauvais aujourd'hui ? Je n'arrive pas à me décider. Regardons les choses en face : cette femme a-t-elle besoin de retourner aux urgences ? Je me récite tout ce que je sais sur les douleurs abdominales aiguës, j'ai posé toutes les questions possibles et imaginables. Et je me sens sec. J'ai le compte rendu de l'hôpital devant les yeux, enfin, j'ai le double des examens complémentaires qui ont été demandés et j'ai beau me prendre pour le professeur Even devant le mystère du sida, je suis sans réaction.
Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive. Une grande détresse devant les mystères de la médecine. Je me dis, ce n'est pas la première fois, qu'il s'agit d'un métier de chien. Que je m'en veux d'être aussi mauvais. Que je m'en veux d'être aussi peu diagnosticien. Ou hésitant. L'échographie d'hier était non contributive. La prise de sang itou.
Cette femme ne va pas bien. Je la connais depuis longtemps et je ne lui ai jamais vu une tête pareille.
Sa fille débarque pendant la consultation.
"Alors, docteur. Qu'est-ce que vous en pensez ?
- Je ne sais pas ce qu'elle a.
- Elle a encore passé une nuit atroce. J'étais à côté d'elle. Nous n'avons pas dormi.
- Je vois."
Je ne vois rien. je pose encore deux ou trois questions et je ressens l'angoisse de ces deux femmes. Une angoisse qui peut très bien n'être que le reflet de la mienne. Je dois agir.
Je me décide, par lassitude probablement, par la renvoyer aux urgences. Je me fends d'un courrier qui commence ainsi "Je vous réadresse Madame A, 63 ans, que vous avez vue hier. Je n'ai rien de très neuf mais je sens qu'elle ne va pas bien et je ne voudrais pas passer à côté d'une ischémie..."
"Je suis obligé", je dis comme pour m'excuser, "de la renvoyer à l'hôpital..." Je regarde la fille qui pousse un soupir de soulagement. "Nous l'espérions toutes les deux... Nous sommes déjà tellement inquiètes pour mon père. Cela va mal en Tunisie. C'est allé trop vite..."
Je les raccompagne et je vais chercher mon rendez-vous suivant. Avec soulagement. En espérant qu'il s'agira d'une grippe ou du suivi d'une hypertension artérielle...
Un métier de chien, je vous dis.

11 commentaires:

  1. Ca s'est du vécu, archi vécu, la vieille douleur abdominale qui ne rentre pas dans les cases, mais dont on a pourtant la furieuse intuition qu'elle cache quelque chose de pas bon... Des moment où l'on rêverait d'avoir un scanner à la place du cerveau.
    Moi dans ces cas, une fois que j'ai ouvert tous les "tiroirs" mentaux et qu'ils sont restés désespérément vides, je laisse parler mon 3è oeil, celui de l'intuition, qui sait parfois sentir ce que le cortex ne comprend pas. Et là la question se résume souvent à
    1) urgences
    2) consignes de surveillance à domicile +- urgences !
    En tout cas je préfèrerait toujours en faire un peu trop et faire hospitaliser mon patient avec un courrier pourri, quite à passer pour un con (que je ne suis pas bien sûr), plutôt que de le laisser crever à domicile par orgueil.
    Bref, de tout coeur avec vous :
    Métier de chien... ;)

    PS : je pense m'installer d'ici qq mois (35 piges), et vous remercie de m'avoir mis sur la piste de l'EBM qui correspond tout à fait à ce que je désire pratiquer. Je commence à m'y former à travers le seul bouquin que j'ai trouvé au rayon médecine du furet du nord : "Médecine fondée sur les faits", traduit de l'ouvrage "Evidence based medecine" par Sharon E. Straus, W. Scott ridcharson, Paul Glsziou et R. Brian Haynes.
    Connaissez vous ? Avez vous d'autres références ?

    Saluts

    Frédéric

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  2. @ Frédéric.
    Je me rends compte que la réponse n'est pas aussi simple que cela.
    Personnellement je suis abonné à Prescrire et au BMJ (il y a une rubrique Minerva mais aussi une revue d'EBMJ payante http://www.ebm-journal.presse.fr/) et je lis, grâce à des copains, d'autres revues dont le NEJM.
    Pour avoir des idées sur l'EMB il faut consulter le blog de Michel Arnould : http://docdudoc.over-blog.com/ext/http://www.fmoq.org/fr/mdq/archives/10/2011/numero.aspx?num=1 qui donne de bonnes pistes (classiques) dont celle-ci : http://docdudoc.over-blog.com/article-la-medecine-factuelle-64418291.html
    Sinon il y a la revue Minerva et le site canadien (non payant) http://ktclearinghouse.ca/cebm/ou celui d'oxford http://www.cebm.net/index.aspx?o=1016
    Il faut explorer et trouver ce qui te convient le mieux.
    A +
    Tu pourras trouver dans ce blog la traduction française de l'article fondateur de Sackett.

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  3. Personnellement je doute tout le temps, en tous cas très souvent, et c'est bien pénible de ne pas être sûr de bien faire.
    Pourtant les certitudes partagées par tant de médecins sont fondées sur une conception scientiste de la médecine résultant davantage de la capacité des laboratoires pharmaceutiques à imposer une approche de la médecine qui favorise leurs propres intérêts, que d'une démarche d'évaluation coût/bénéfice ou bénéfice/risque des traitements et des démarches de soins (exp généralisation abusive de vaccins, révision à la baisse des critères intermédiaires permettant de médicaliser les patients comme dans le cadre du diabète et de l'HTA, dépistage généralisé abusif du cancer de la prostate et du sein...).
    Les certitudes, même illusoires, nous font faire des choix qui conduisent à des actes. Nos actes nous engagent et nous obligent à une rationnalisation à postériori.C'est ainsi que nous pouvons être amenés à défendre les positions et les mensonges de ceux qui nous ont manipulés. On accepte plus facilement d'avoir tort sur une idée que d'avoir mal agi.
    C'est pourquoi, même si c'est moins confortable, je préfère le doute raisonnable et rationnel à la certitude illusoire et téléguidée.
    Merci pour les références EBM
    CMT

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  4. est ce que ces douleurs ne peuvent pas être psychosomatiques compte tenu du contexte de forte anxiété?

    sinon pour les liens EBM je conseille les liens suivants

    http://cybertim.timone.univ-mrs.fr/enseignement/doc-enseignement/statistiques/EBM-RG/docpeda_fichier

    http://www.ebm.lib.ulg.ac.be/prostate/ebm.htm

    http://www.ebm.lib.ulg.ac.be/prostate/typ_etud.htm

    http://www.chu-rouen.fr/ssf/profes/medecinefondeesurlapreuve.html


    sinon le lien de la revue Minerva est

    http://www.minerva-ebm.be/fr/home.asp

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  5. @docpp Etiqueter douleur psychosomatique est la solution de facilité et ne doit être qu'un diagnostic d'élimination
    J'avais une patiente comme ça, des douleurs abdominales pendant des mois. Elle était extrêmement théâtrale, je n'ai jamais vu quelqu'un en faire autant, avec l'impression qu'elle souhaitait que son mari, son médecin s'occupent plus d'elle.
    Nous avons cherché plus loin, nous avons pensé à l'ischémie, elle a eu beaucoup d'examens qui n'ont rien montré. Les spécialistes ont conclu à un pb psy. Honnêtement le dossier a été médicalement bien ordonné
    C'est à ce moment qu'elle est décédée, je ne sais plus pourquoi l'autopsie a été pratiquée mais l'ischémie était là, partout dans son tube digestif.
    Un patient peut avoir des raisons psy d'aller mal ET avoir une "vraie" maladie

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  6. 1000 mercis !

    frédéric

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  7. a fluorette

    moi aussi j'ai des histoires de chasse à raconter
    Un patiente qui a été opérée un dizaine de fois au niveau du ventre et qui n'a plus de douleurs abdominales.... depuis qu'elle a quitté son mari qui la battait

    le diagnostic d'élimination c'est après avoir fait écho gastroscopie coloscopie transit du grele TDM....?

    j'ai l'impression qu'on ne pratique pas la même médecine ( je ne veux pas à tout prix faire un diagnostic)

    ceci dit dans le cas rapporté par Doc du 16 il n'y avait sans doute pas d'autres solutions que de réadresser aux urgences

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  8. @docpp Je ne cherche pas à tout prix les diagnostics (et dans le cas de cette patiente, ce n'est pas moi qui me suis acharnée, en tant que remplaçante je n'étais pas là tout le temps et moi je pensais quand même que c'était dans sa tête, j'avais tort), et je dis souvent aux patients que je ne sais pas.
    Ce qui me choque, c'est souvent cette propention des medecins (dont je fais partie) à dire "c'est dans la tête"
    Bien sur que ça joue énormément.
    Mais dans cette histoire on "sent" que le dr dupagne ne pense pas que ce ne soit que ça.

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  9. Avez-vous eu le diagnostic?

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  10. A Fluorette

    oui il ne faut surtout pas dire à un patient "c'est dans la tete" car pour le patient c'est nier sa souffrance comme si il était un malade imaginaire
    il faut mieux etre le plus empathique possible pour l'aider à s'en sortir

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  11. @ tous.
    Il est seize 20, ce 18 janvier 2011 : Madame A a été transférée des urgences de Mantes où elle est restée deux jours à l'Hôpital Georges Pompidou. Je viens d'avoir l'interne de chirurgie vasculaire : dissection de l'artère mésentérique inférieure en distalité (non opérable). Elle est héparinée, elle va bien, elle est transférée en médecine interne demain pour chercher une étiologie chez cette patiente compliquée.

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