Le mois de juin est traditionnellement le mois des mariages.
Et depuis quelques semaines je ne cesse de recevoir des patientes qui viennent me voir avant de se marier et qui désirent la pilule. Qu'y a-t-il de si extraordinaire ? Qu'elle ne me demande pas d'emblée un dispositif intra utérin ?
Je cite à peine le cas de Mademoiselle A qui force ma consultation sur rendez-vous en prononçant la phrase magique "Il y en a pour deux minutes..." afin que je lui prescrive la pilule, la façon de s'en servir, la façon de ne pas l'oublier, la façon d'être "couverte" (si j'ose dire) dès le premier jour et cetera... Et celui de Mademoiselle A, une autre, qui me demande aussi la pilule et qui me dit que "Malheureusement, on ne parle jamais de ce qui se passe dans toutes les familles africaines du quartier..." sans récriminer, sans râler, et sans accepter non plus...
Je discutais de cela ce matin (mais pas seulement de cela) avec Monsieur A, 34 ans, un patient qui connaît la musique et avec lequel nous avons parlé de choses et d'autres, de choses banales et d'autres tout aussi réelles (sur les pratiques coutumières qui perdurent dans mon coin), mais qu'il n'est pas bon de rapporter pour plusieurs raisons : la première, parce que les propos que nous avons tenus (qu'il a surtout tenus), sont iconoclastes dans la société française ; ces propos peuvent même entraîner des interprétations tendancieuses qui feraient de lui un renégat ou un traître et de moi un propagateur des idées du Front National ; la deuxième parce que les propos en question, il ne pourrait les tenir en public (c'est lui qui me l'a dit en citant comme exemple une émission de JL Delarue) sous peine de risquer d'être mal vu de sa communauté (poularde africaine de France) ; la troisième, parce que mon point de vue sur la question, qui est un point de vue purement descriptif, pourrait être vécu comme une critique culturelle et que j'ai déjà eu l'occasion d'être mis en question (par des associations culturelles subventionnées par la mairie de mon bled) sur le point sensible, par exemple, de la prescription de contraception chez des jeunes filles musulmanes à l'insu du plein gré de leurs parents ; la quatrième, parce que la critique multiculturaliste (pour faire court) et post coloniale pourrait faire passer mon point de vue comme européocentré et dominateur et qu'un bien pensant puisse affirmer, c'est l'expression à la mode, "Cela pue...", vous savez l'expression de Chirac dans les cages d'escalier ; la cinquième, car je ne doute pas que ma façon de présenter les choses, d'un côté la réalité, de l'autre le politiquement correct de gauche et / ou de droite, pourraient faire croire qu'il n'existe pas d'études de terrain, sociologiques, menées actuellement ou d'études déjà publiées relatant les mêmes faits, mais dont il est peu fait état en raison de l'idéologie dominante gauche / droite qui domine les sciences sociales (ces points de vue heurtent la gauche qui ne veut pas voir la réalité en face et la droite qui n'imagine même pas que le Val Fourré soit un laboratoire d'idées). Mais encore : j'ai déjà abordé ces problèmes sur mon blog : ICI et LA, cela doit donc m'intéresser et me titiller.
Où en étais-je ?
J'en étais aux faits suivants : les jeunes femmes nées en France et qui ont un phénotype africain (les races n'existent pas dans le vocabulaire dominant) sont souvent "mariées" de façon arrangée ou de force à des hommes sénégalais ou maliens qu'elles ne connaissent pas (ou qu'elles connaissent formellement pour les avoir vus une fois ou deux lors d'une réunion de famille, pendant dix minutes à une semaine), mariées de façon coutumière et non selon la loi laïque à la française, ce qui est normal si le "mariage" se passe à l'étranger mais un peu moins quand il s'agit d'un mariage célébré à Plouc-La-Jolie, et elles ont besoin d'une "protection" contraceptive urgente (il en est même qui consultent la veille du mariage !) en raison du fait que la conclusion d'un mariage coutumier commence au lit... Mais ne croyez pas, chers lecteurs, qu'il n'y a pas de jeunes femmes nées en France et avec phénotype maghrébin qui ne consultent pas pour la même chose : le plus souvent elles viennent moins à la bourre (si j'ose dire) et le mariage, tout aussi préparé, est moins clandestin, bien qu'il arrive que le mariage coutumier précède de plusieurs semaines ou mois le mariage laïque.
(Je n'aborde pas ici, mais je le fais quand même pour couper court à toute critique fondée, que le statut du futur marié du point de vue du VIH et / ou de la tuberculose, par exemple, n'est jamais élucidé avant mais, malheureusement, parfois élucidé après ; je fais donc mon boulot de médecin généraliste, c'est à dire que j'informe la jeune femme sur la façon de prendre la pilule, que je lui remets un document d'une page, reformulé par mes soins et tapé par mes blancs doigts, à partir de ce que j'ai lu dans la Prestigieuse Revue Prescrire et sur le site du non moins Prestigieux et Touche-à-tout Martin Winckler, et patati et patata...)
Revenons à Monsieur A.
Monsieur A a été marié jadis selon la coutume (on parle toujours de mariages "forcés" ou arrangés pour les femmes mais on parle rarement de son symétrique pour les hommes) et cela s'est très mal passé. Désormais contremaître dans une société de transports, il est marié à une femme française d'origine africaine, ils se sont choisis (dans un échantillon socio-culturel proposé par la famille), et ça a l'air de bien se passer. Ils ont choisi de quitter le ghetto et d'aller habiter dans une ville toubab, c'est pourquoi leurs familles (je devrais dire, leur famille, car les liens intra-familiaux sont très complexes) les appellent en les critiquant et en les enviant "les toubabs".
Je ne sais pas si je vais arriver à conclure mon post.
Eh bien, Monsieur A, après que je l'eus interrogé de cette façon :"Pensez-vous que nous pouvons imposer de nouvelles traditions culturelles aux populations africaines vivant en France et de quel droit ?" m'a dit ceci : "Nous avons fait le choix de quitter le quartier. Nous ne le regrettons pas. C'est pour que nos enfants vivent comme des Français. Nous sommes les seuls Africains de notre immeuble. C'est calme." Vous remarquez qu'il n'a pas répondu à ma question. Voici ce qu'il me dit : "Vous êtes un médecin français, faites ce que vous avez à faire, suivez votre conscience, ne vous laissez pas intimider." Il est marrant, lui. Ce n'est pas toujours facile.
Mais je vous reparlerai un jour de Monsieur A. Il a beaucoup de choses à dire et il me les a dites souvent. C'est riche. Alors que ce Monsieur A n'est pas un lettré, n'est pas un intellectuel, n'a pas fait d'études en faculté...
Ce qui me frappe surtout, mais là c'est plutôt banal : ce sont les différences interindividuelles entre les membres de chacune des différentes "communautés" (maghrébine avec ses différents sous groupes, africaine de l'ouest avec les mêmes segmentations, ottomane), différences de comportement, d'habillement, d'idées politiques et / ou religieuses, différences terriblement importantes qui pourraient faire croire, au delà du phénotype, qu'il n'existe aucun esprit communautaire (ce qui est faux), mais qui rendent compte, au contraire, de l'hétérogénéité de la pensée "française" : au delà de toutes ces différences, ils pensent "français", ce qui conforte l'idée de la gauche qu'ils sont encore colonisés et heurte l'idée de droite selon laquelle ils ne peuvent s'intégrer ; ce sont aussi les différences intra-individuelles au sein de chaque individu qui pourrait faire dire (hypothèse pessimiste) qu'ils sont assis le cul entre deux chaises ou (hypothèse optimiste) qu'ils ont élargi, avec leurs assises culturelles multiples, le champ de leurs compétences.
Mais il y a aussi les victimes du système : ces personnes qui ne connaissent rien à leur culture d'origine parentale et rien de leur culture de naissance. Mais je laisse l'Education Nationale à ses démons.
Où en étais-je ? La saison des amours chez les jeunes femmes françaises dont les parents sont d'origine étrangère, une saison des amours qui pourrait être différente (et, heureusement dans les quartiers, la saison des amours ne se limite pas au mois de juin et échappe souvent au carcan coutumier) et plus "française", est une saison de crainte : crainte du mariage, crainte d'attraper une maladie, crainte d'être enceinte.
Il y a du boulot !
Très interessant tout cela. Vous devriez écrire un livre sur les us et coutumes des africains vivant en France..Avec un pseudo bien sur, pour ne pas avoir de problèmes.Vous etes aux premières loges ....Confidences, confidences...prenez des notes ..
RépondreSupprimerAu fond , il vaut mieux que les français "blancs" ne sachent pas tout...
Je trouve ces histoires émouvantes par ce qu'elles montrent à la fois de différences et de ressemblances des vies humaines, inquiétantes par les difficultés à en parler ouvertement des différents cotés et par les lourdes contraintes qu'elles révèlent. Mais des sociétés humaines si anciennement structurées ne se défont pas, et ne s'emboitent pas, si facilement.
RépondreSupprimerNP
Je suis medecin et fils d'immigrés né en France: les questions que vous soulevez dans votre texte, je me les suis posées, parfois de manière douloureuses, et elles ont beaucoup compté sur mon choix de vie: je me considère aujourd'hui comme français à part entière, mais je garde toujours un attachement fait d'un mélange d'affection et d'agacement pour la culture d'origine de mes parents. Les individus, d'où qu'ils viennent, ne sont pas tout d'une pièce et leurs contradictions font aussi leur richesse.
RépondreSupprimerBonjour,
RépondreSupprimerLa notion de race humaine n'est pas pertinente et n'est d'aucune utilité en biologie. Parlez d'UN phénotype africain n'a pas de sens non plus. Pourquoi ne pas dire tout simplement : Français d'origine africaine ?
Vous évoquez des difficultés liées à des différences de culture. Si respecter la culture de l'autre, c'est être de gauche il faut espérez que nous le soyons tous, un jour.
Par contre, dénoncer, refuser des pratiques non respectueuses des droits de l'homme ou de l'enfant et du droit à l'intégrité physique et à la santé en particulier ne fait pas de vous un suppôt du FN. Bien au contraire.
Le respect des droits de l'homme est une valeur universelle, pourquoi en avoir honte ?
Maggy Herzet
@ Maggy Herzet.
RépondreSupprimerVotre réponse mériterait de très longs développements.
Je vais tenter d'être court.
Il y avait un peu de provocation dans mon propos. Mais il est tellement facile d'être bien pensant et de donner des leçons.
Vous dites que la notion de race n'est d'aucune utilité en biologie : certes, mais nous ne sommes pas en biologie, nous sommes dans la vraie vie.
Vous me demandez : "Pourquoi ne pas dire Français d'origine africaine ?". Vous le diriez d'un Sud-Africain blanc ? C'est donc bien qu'il y a une notion phénotypique... sociétale.
Je connais des gens dits de droite qui repsectent la culture des autres. Notamment des anthropologues distingués.
Il y a malheureusement des gens de gauche qui ne sont pas respectueux des cultures.
Où commencent les pratiques respectueuses de l'intégrité physique des enfants ? Vous verrez sur ce blog que j'aborde et l'excision et la circoncision...
Mais je vous remercie pour votre commentaire qui me permet de conclure que les droits de l'homme ne peuvent être, malheureusement, une politique : il y a toujours des compromis à faire qui, souvent, ne peuvent nous satisfaire complètement.
A JCG,
RépondreSupprimerIl m'aurait semblé que les Droits de l'Homme n'étaient pas une "politique" mais un idéal vers lequel l'humanité devrait tendre.
Cela repose sur des valeurs qui peuvent être universellement partagées, la valeur essentielle, celle qui se retrouve dans chacun des droits proclamés étant le respect de l'humain dans sa dignité.Droit auquel chaque être humain doit pouvoir prétendre de manière égale.
Qui oserait dire publiquement que le droit à l'éducation, le droit à la non discrimination, le droit de ne pas être exploité sexuellement ou pou faire la guerre pour les enfants ne sont pas des objectifs nobles et dignes d'être poursuivis?
La REALITE est un compromis, les Droits de l'Homme et de l'enfant sont des idéaux. A l'interface il y a la politique dans son acception la plus large et il y a la place pour beaucoup d'hypocrisie, de cynisme et de langue de bois. Aussi bien que pour beaucoup de progrès.
CMT
@ CMT
RépondreSupprimerJe commence par dire que nous sommes d'accord.
Puis : Je me méfie des idéaux ; je me méfie des objectifs "nobles et dignes d'être poursuivis" ; je ne crois pas à la pensée universelle (unicervelle ?) ; je me méfie de l'idéal des Droits ; pour ce qui est des droits de l'enfant, je suis persuadé et circonspect : je crains que ces droits ne nous aient menés dans le mur (un pas en avant et un pas en arrière) et qu'il soit difficile à court terme de revenir en arrière...
J'ai bien peur que la mondialisation des consciences ne soit pas le signal du grand retour annonçable de nombreuses barbaries.
Mais cela demanderait de longs développements un peu au dessus de mes moyens...
Bonjour,
RépondreSupprimerL'aspiration à la justice est une valeur universelle et est probablement innée. Nous sommes des animaux sociaux. Et le sens de l'équité a dû être sélectionné pour permettre la vie en communauté, celle-ci reposant sur des liens de coopération. Chez les chasseurs cueilleurs un individu amoral était sans doute rejeté et sa lignée s'éteignait.
Vous citez l'excision. Une société conservant cette coutume serait-elle composée de personnes dépourvues de respect des autres ? Je ne crois pas. Je pense qu'il s'agit avant tout d'ignorance, du poids de la tradition, de la conviction d'agir pour le bien de leur fille.
Je lis votre blog depuis des mois et je le trouve passionnant.
Bien à vous.
Maggy Herzet