Monsieur A, 42 ans, a fait un stage post-opératoire dans un établissement de rééducation. Il en est sorti prématurément. Il avait été opéré pour une hernie discale après de longs mois de douleurs et il avait été convenu qu'il ne pourrait mener une vraie réhabilitation que dans un centre spécialisé. Il n'a pas eu de chance car on a dû le loger dans une chambre à deux et le deuxième occupant était un vieillard grabataire, insuffisant respiratoire et plutôt mal en point. Il n'a pas supporté la situation. Il n'a peut-être pas supporté le fait qu'il y ait du bruit dans la chambre, qu'il ne puisse pas dormir, qu'il geigne ou râle, qu'il pisse sous lui, qui pourrait accepter une pareille chose ? Monsieur A, et je ne sais pas si c'est une posture, je ne sais pas si c'est une façon de se justifier ou une façon de se donner le beau rôle, m'a dit ceci : "Ce n'est pas ma culture que l'on traite une vieille personne de cette façon là. Ce n'est pas comme cela que l'on m'a dit qu'il fallait s'occuper des vieilles personnes. Tout le monde lui parlait mal, quand il demandait quelque chose on l'engueulait, personne ne l'aidait vraiment à manger, c'est moi qui l'ai fait le temps que j'étais à côté de lui, c'est vraiment pas bien..." Monsieur A est algérien, il parle bien, il écrit le français, il est soudeur de profession, et j'ai essayé de défendre le système, j'ai essayé de défendre le manque de personnel, les faibles salaires et tout ce que j'entends dire et qui ne me convient pas. Mais je n'étais pas très convaincant, c'était un exercice de style comme si on m'avait demandé de défendre des idées que je ne partageais pas, même si je sais que le manque de personnel, le manque de formation, le manque de salaire, le manque de métier choisi cela n'arrange pas les choses... Mais le coeur n'y était pas.
Monsieur A est algérien mais cela ne fait que dix ans qu'il est en France, il n'a pas encore assimilé la culture française, son intégration se passe donc mal (à part qu'il est un bon ouvrier, à part qu'il était un bon ouvrier avant ses problèmes lombaires), puisqu'il a du mal à accepter la façon dont on traite parfois, dans certaines circonstances, les personnes âgées et malades dans nos institutions, publiques ou privées... Ce serait cela, l'intégration, accepter nos travers ? Car il m'a dit aussi que les femmes qui servaient les repas et les aides-soignantes itou, elles étaient souvent aussi maghrébines et qu'elles n'avaient pas compris ce qu'il voulait leur dire, à savoir qu'elles traitaient mal ce vieux monsieur et... Monsieur A m'a regardé avec un drôle d'air, je crois un air navré...
Je ne suis pas assez idiot pour croire que je peux m'exonérer d'une telle situation : c'est mon pays, ce sont mes hôpitaux, mes cliniques, mes centres de rééducation, mes chambres communes...
Je l'ai regardé et j'ai fini par lui dire : "Je suis désolé."
(Photographie : Salle commune de l'hôpital Général de Montréal en 1910)
je pense que ce monsieur ne fait pas allusion qu'au personnel mais aussi à la famille. en Algérie ce patient grabataire aurait eu en permanence qq près de lui ou au moins pour le faire manger.
RépondreSupprimerfaire manger un patient grabataire prend beaucoup de temps (j'ai testé sur ma belle mère)et dans les services de gériatrie il peut y en avoir plusieurs en mm temps
Il me semble que cela s'entend dans un processus généralisé d'acculturation: nous ne sommes plus une société d'individus caractérisée par des valeurs communes et des traditions mais une superposotion d'individus tendus chacun vers le but ultime et le plus élevé, à savoir la réussite personnelle (réussite s'entendant au sens le plus étroit du terme). Et cela commence dès la maternelle où parents et enseignants guettent avec anxiété les signaux de performance ou "inadaptation" des élèves. Dans ce contexte, les personnes âgées, les personnes handicapées, et toutes les personnes fragiles en général sont vécues, non comme des êtres humains mais comme des boulets que l'ensemble de la société des bien portants, des "performants", doit traîner au détriment de son propre droit à jouir de sa "réussite".Il y a un siècle les familles vivaient, des plus petits aux plus anciens, dans un même logement.
RépondreSupprimerEt d'autre part il y a aussi tout ce que vous avez cité.
Quand les conditions de travail sont telles qu'on ne peut qu'être mis en échec dans son souci de bien faire on n'a que deux solutions: se détester soi-même ou extérioriser cette frustration permanente en l'imposant aux autres, à commencer par les plus fragiles, ceux qui ne peuvent pas se défendre.
Et j'en suis à me demander à quel point les dysfonctionnements ne sont pas un but en soi de ces nouveaux modes de management. Un but car il contribue à la disparition de tout lien de solidarité, de toute capacité à se reconnaître et à fonctionner comme un groupe, un groupe qui pourrait menacer les normes venues d'en haut.Donc le pouvoir.
Pour donner un exemple personnel il semble que nos responsables nous reprochent de ne pas assez dysfonctionner malgré la pression: à savoir de ne pas assez se plaindre, de garder à l'esprit que notre priorité n'est pas de résoudre des problèmes administratifs idiots et inventés de toutes pièces mais de rester au service du public, de ne pas se détester mutuellement,de ne pas être en concurrence les uns avec les autres (s'organiser, p exp pour les congés malgré les contraintes bureaucratiques et de personnel de plus en plus lourdes).
Il faudrait qu'un sociologue anthropologue mette son nez là-dedans. Il découvrirait sûrement des choses très intéressantes.
CMT
@ Zigmund. Bien entendu. Je dirais même plus : en Algérie, ce patient ne serait pas hospitalisé ! Ce qui signifie, pardon pour mon dada, que nos sociétés sont des sociétés hétéronomiques au sens illichiens : elles ont persuadé les citoyens que les problèmes se résolvent grâce à un tiers étatisé ou non. Ce sont les Droits des malades, les Droits des familles. Mais c'est aussi les conséquences de la médicalisation à outrance.
RépondreSupprimerOn pourrait écrire des volumes sur le sujet.
Cela dit, même quand la famille est là, elle ne peut pas être là tout le temps.
A JCG,
RépondreSupprimerVous dites: [nos société] "ont persuadé les citoyens que les problèmes se résolvent grâce à un tiers étatisé ou non".
Mais ne sommes nous pas un peu trop faciles à persuader? Et est-ce que cela ne serait pas dû, au moins en partie, au fait que nous ne connaissons que l'un des termes du contrat, que nous savons ou croyons savoir ce que nous y gagnons mais pas ce à quoi nous devons renoncer en échange?
En affaires les choses sont plus claires: c'est donnant donnant.
Les esquimaux (ou d'autres) savaient-ils qu'en acceptant les fusils et l'alcool de l'"homme blanc" ils allaient perdre à jamais leur auto-suffisance et leur indépendance et détruire à jamais la société traditionnelle qu'ils avaient bâtie pendant des siècles?
Les sociétés occidentales pas encore mondialisée nous ont offert, pour un temps, le confort matériel, "on s'occupe de tout, vous pouvez tout avoir". Savons nous à quoi nous avons dû renoncer collectivement en échange?
Les termes du contrat, qui n'en est pas un mais cela revient au même, ne sont pas clairs.
CMT
Je vous admire pour votre conclusion: accepter de ne pas vous exonérer de la responsabilité collective.
RépondreSupprimerEn effet, ce sont nos hôpitaux dans notre pays...
La place de ce vieux monsieur est en Maison de retraite, pas ds un institut de rééducation...
RépondreSupprimerEn tout cas , il est vrai que notre culture n'incite pas à l'entraide ,mais au"chacun pour soi" ..qui mène à la grande solitude et à la détresse .
@ dernier anonyme : Monsieur A, entré pour de la rééducation, a été placé, temporairement, dans l'aile soins de suite... C'est pourquoi il s'est rendu compte de cela.
RépondreSupprimer