Hier, j'ai trop vu de patients. Hier, j'ai trop répondu au téléphone. Hier, alors que j'avais la main sur la porte, il était 19 H 45, la voisine du dessus est venue sonner à ma porte (j'étais en manteau, je sauvegardais sur ma clé USB), j'ai ouvert. C'était sa fille de six ans qui avait mal à l'oreille.
Donc, hier, j'ai trop vu de patients, j'ai dû faire, comme le dit Des Spence, de la Bad Medicine (ICI, par exemple), et j'ai trop répondu au téléphone. Répondre ou ne pas répondre au téléphone est un problème que je n'ai jamais pu, en 32 ans d'exercice, résoudre. La secrétaire tente de filtrer, mais ce n'est pas facile, et la secrétaire n'est pas toujours là : il est donc difficile de filtrer. J'ai répondu à ces trois appels alors qu'à chaque fois j'avais un patient en face de moi.
102 - La secrétaire me passe Mademoiselle A, 27 ans, qui me dit : "Vous savez, je ne suis pas folle. - Hein ? - Mes douleurs dans le ventre, mes malaises, ce n'était pas dans ma tête, l'échographie a montré que j'avais des calculs dans la vésicule et des kystes aux ovaires." Je bredouille deux ou trois trucs et elle raccroche. Son dossier est rempli de crises de "tétanie", de "syncopes" sur le lieu de travail, et cetera. Mais il y a aussi des douleurs abdominales dont je n'avais pas réussi à identifier l'origine. Au temps pour moi : je suis passé à côté de l'essentiel, semble-t-il. J'espère donc que le médecin qu'elle va voir, en l'adressant à un chirurgien, "traitera" ses crises de tétanie et ses crises d'angoisse. Ce qui me gêne : en relisant ce que j'ai écrit dans le dossier, en me rappelant les consultations, le ton des consultations, je ne me rappelle pas avoir été aussi formel, aussi sûr de moi : je suis désolé pour cette patiente, j'ai dû jouer au gars à qui on ne la fait pas et qui ne se laisse pas abuser par les plaintes somatiques, expression d'un malaise plus général... cela dit, et je ne rajoute pas cela pour me défendre, elle a le droit d'être angoissée, d'avoir des calculs vésicaux et des kystes à l'ovaire, sans qu'il y ait une relation entre les trois.
L'appel est arrivé vers 9 heures : la journée commençait mal.
103 - La secrétaire me passe Monsieur X (sans âge précis) : "Docteur, je voulais vous donner des nouvelles de Monsieur A, 49 ans. Avec l'assistante sociale nous sommes passés chez lui l'autre jour et il va mieux." Le Monsieur X sans âge précis, c'est le responsable de la curatelle de Monsieur A : J'ai vu au cabinet il y a une dizaine de jours Monsieur A, le patient, accompagné d'une charmante et jeune assistante sociale afin de savoir ce qu'il était possible de faire... Et Monsieur X d'ajouter (je rougis) : "Vous avez eu raison d'insister pour qu'il reprenne son travail... C'était très positif... J'ai appris beaucoup de choses de ce cas... Merci."
Je ne rapporte pas cela pour me faire mousser. Je rapporte cela pour dire ceci : La collaboration entre les médecins généralistes et les services sociaux est rare. Pour des raisons d'agenda, probablement, tout le monde est débordé. Pour des raisons de méconnaissance des métiers. Pour des raisons statutaires : la fonction publique au sens large contre les libéraux (et vice versa) : d'un côté les "fonctionnaires" qui pensent que les libéraux ne pensent qu'au fric, de l'autre les libéraux qui pensent que les "fonctionnaires" sont des feignants. Ces généralisations sont bien entendu hâtives mais résument assez bien, vu de loin, les croyances et les préjugés. Pour des raisons organisationnelles : le mille-feuille administratif de la France est incompréhensible de l'intérieur, mais alors, de l'extérieur...
L'appel est arrivé vers 15 heures : j'allais un peu mieux.
104 - C'est un anesthésiste qui appelle. Depuis une clinique privée. "Je voulais vous demander des éclaircissements concernant Monsieur A." J'ai adressé Monsieur A, 59 ans, à l'un de mes chirurgiens favoris, pour, comme on dit, une cure de hernie inguinale. La lettre précisait que le patient avait été dilaté de son artère fémorale et qu'on lui avait posé un stent il y a environ dix-huit mois et qu'il avait comme traitement plavix et pravastatine. L'anesthésiste me pose plusieurs questions intéressantes et, notamment, celle-ci : "Pourquoi le patient est-il sous plavix et pas sous aspirine ?" Je me gratte le caillou, je me branche sur le dossier du patient, car je ne me rappelle absolument pas pourquoi il est encore sous plavix et plus sous aspirine. Rien dans les antécédents pouvant m'éclairer sinon "AOMI dilatée et stentée en 2009 - Dyslipidémie - Tabagisme : 39 paquets-années." Zut de zut. Je n'aime pas passer pour un khon. Et je finis par trouver, perdu au milieu d'une consultation : allergie supposée à l'aspirine. ouf !
Ce coup de fil amène 3 remarques (mais le lecteur aura intérêt à en trouver plus) : 1) il est rare, trop rare, que les anesthésistes nous appellent avant une intervention ; 2) les lettres adressées à nos correspondants sont parfois un peu "légères" et moins informatives qu'elles ne le devraient ; 3) un dossier mal rempli est une plaie et peut être un danger.
Un anesthésiste qui pose de bonnes questions : ça fait plaisir.
Voilà trois des x appels que j'ai reçus hier sans compter ceux que j'ai passés. Une journée trop remplie.
(Antonio Meucci - 1808 - 1889 - Le véritable inventeur du téléphone (ICI) et donc un véritable malfaiteur de l'humanité)
L'univers des blogs a beaucoup de caractéristiques que vous avez décrites récemment dans un billet un peu acide ;)
RépondreSupprimerEn bon de gazier de base, l'augmentation du dialogue avec les MG via les blogs et Twitter m'a conduit a augmenté sensiblement les couriers et coup de fil aux MG :) Comme quoi ça a du bon aussi IRL tout ça !
nfkb
PS qu'avez vous choisi comme stratégie pour ce patient ? arrêt du clopi sans relais ou chir ok pour opérer sous clopi ?
PPS ça m'amène à cette deuxième question, on voit en cs d'anesthésie des patients que nous connaissons moins bien que vous et on zappe parfois des infos dans le recueil d'information. Préférez vous que ça soit vous qui fassiez les relais de traitement ou directement l'anesthésiste dès sa consultation avec son petit bloc d'ordonnance ?
@ nfkb0 1) je n'ai pas choisi de stratégie. En l'occurrence, j'ai fait confiance. L'anesthésiste avait posé beaucoup de questions auxquelles j'avais répondu. Nous aurions été en face face que nous aurions abordé le problème. Mais nous étions au téléphone et pendant une consultation. J'ai pensé, peut-être à tort, qu'arrêter le plavix allait être la solution et que cela ne posait pas de problèmes ; 2) A partir du moment où il s'agit de décisions pré, per et post opératoires, je pense que l'anesthésiste est le "chef", sauf s'il bouleversait le traitement.
RépondreSupprimerBien à vous.
pourquoi avez-vous supprimé votre billet du jour sur le congrès de Marseille consacré au cancer du sein?
RépondreSupprimerAppel 102 :
RépondreSupprimerma belle sœur, 27 ans aussi, a vécu la même chose.
Douleurs au ventre, prise de poids en surveillant son alimentation, malaises à plusieurs reprises au travail, fatigue pendant des années. Son médecin lui disait que c'était dans sa tête (y a de quoi être un peu angoissée quand on est mal tout le temps, non ?). Son médecin généraliste voulait la droguer, neutraliser son côté battant alors qu'elle n'est ni folle ni dépressive.
Et puis, un jour, problèmes rénaux détectés aux urgences après un énième malaise et crise de douleur. En fait, elle avait une endométriose et un des kystes a fini par appuyer sur un canal du rein (un truc comme ça), son urètre et son colon sont également touché à cause d'un diagnostic trop tardif. Une chance, les opérations se sont bien passées, elle a été battante et positive tout du long, mais elles ont été plus lourdes que prévues et elles portent toujours une sonde car le diagnostic du médecin avait trop tardé...
"c'est dans la tête Meudame La Cruche qui ne veut pas prendre calmement du Xanax sans poser de questions" : une phrase que l'on devrait interdire de prononcer aux médecins.
Une patiente