Madame A, 91 ans, vit dans les meilleures conditions possibles : entourée de certains de ses enfants et de certains de ses petits-enfants dans une très grande maison. Il y a environ six ans, elle a commencé à présenter des troubles du comportement et de la mémoire. Ralentie, elle vivait de façon calme, habituée des lieux, connaissant le moindre des recoins, préservée des pièges de l'escalier, hypertendue légère depuis une quinzaine d'années, mangeant à la table familiale, couchée tôt, ne se levant pas la nuit sauf de façon exceptionnelle. Puis elle a commencé à présenter des troubles de la mémoire qui gênaient plus son entourage qu'elle-même, sans danger a priori, elle continuait de s'alimenter, il lui arrivait, un peu, d'être agitée vers vingt heures puis elle allait se coucher avec un noctamide 1 mg. J'ai résisté aux demandes de la famille pendant au moins un an et j'ai dû me résoudre à l'adresser au centre de gérontologie local.
(J'ai dû me résoudre : cette expression est au centre de nombre de polémiques passionnantes que l'on trouve ici et là sur le web ou, plus précisément, sur les forums cliniques réservés aux médecins ; je vais tenter de résumer les arguments pour et contre ;
- pour certains J'ai dû me résoudre est une trahison : cela traduit le renoncement des médecins généralistes qui cèdent, connaissant les données de la science (les médicaments dits anti Alzheimer ne servent à rien, voire sont néfastes), à la volonté de la famille, au consumérisme de la Santé, à la dictature des spécialistes, à l'Etat et son plan Alzheimer, au chiffre d'affaires de leur cabinet (comment ne pas perdre un malade) ;
- pour d'autres J'ai dû me résoudre est un simple accommodement : c'est une attitude pragmatique dans une situation donnée qui tient compte des données de la science (l'expérience externe, à savoir les essais contrôlés), des données du terrain (l'expérience interne du médecin et son appréciation des conditions de vie de la patiente) et des valeurs et préférences non de la patiente (qui n'est pas capable de juger) mais de la famille ;
- pour d'autres encore J'ai dû me résoudre est un choix délibéré qui permettrait de se conformer à l'état sociétal de l'opinion sur la maladie d'Alzheimer, avis sociétal bien entendu influencé par ce qu'on pourrait pompeusement appeler le lobby médico-administrativo-industriel, mais qui pourrait prétendre n'être influencé par rien, vivre en vase clos dans un monde protégé par une bulle des influences néfastes de la vie en société ?
- pour d'autres J'ai dû me résoudre est une faute majeure puisque cette attitude signifie mettre le doigt dans l'engrenage de la médicalisation de l'Alzheimer et livrer sa patiente, pieds et poings liés aux appétits diagnostiques et thérapeutiques des nouveaux spécialistes de la démence gériatrique ;
- pour certains encore J'ai dû me résoudre est une expression malheureuse pour dire à la fois je ne suis pas fier de l'avoir fait et je devais le faire, une façon maladroite de concevoir son rôle de médecin traitant, une esquive pour ne pas dire Je ne suis pas compétent pour juger, un prétexte pour ne pas affirmer qu'il est parfois nécessaire, pour ne pas qu'il y ait perte de chance, de quitter la médecine générale pour la médecine de spécialité ;
J'ai dû me résoudre est aussi une figure de style, une sorte d'autocritique annoncée, justifiant a priori un manque de courage à refuser l'aide de confrères pour prendre en charge ses propres malades.)
Le centre de gérontologie local a vu la malade, lui a fait passer des tests, a demandé un scanner, a prescrit du donépézil, et s'est fendu d'un courrier. J'y ai appris que la patiente présentait une maladie d'Alzheimer, que les tests psychiques avaient été difficilement administrables et interprétables en raison du fait que le français n'était pas la langue maternelle de la patiente et parce que son niveau d'étude était celui du certificat d'études primaire ou équivalent, que le scanner était compatible, et cetera.
Madame A est Alzheimer : elle est entrée dans une case médicale et sociétale.
J'ai revu Madame A à son domicile (je la vois toujours à son domicile, ce sera une autre question pour une autre fois, l'intérêt possible et / ou improbable des visites à domicile) et j'ai longuement discuté avec la famille et j'ai accepté la prescription de donépézil aricept, la fille de la patiente voulant tenter le coup. Nous avons tenté le coup.
Résultat au bout d'un an : état stationnaire.
La patiente continue de mener sa "petite" vie tranquille entourée de sa famille aimante et attentionnée avec l'aide une fois par semaine d'une voisine qui vient garder (au black) la grand-mère pour que la famille souffle un peu. (Le centre de gérontologie a bien entendu initié la démarche de prise en charge, j'ai rempli le dossier, il a été accepté, et cetera...)
Au bout d'un an et conformément aux recommandations de l'HAS (ICI) j'ai réadressé la patiente au centre de gérontologie avec un courrier circonstancié.
Voici la réponse : "... L'état stabilisé de la patiente justifie la poursuite du traitement par donézépil qui semble avoir montré son efficacité..."
Ainsi, en conclusion, et à mon avis, Je n'aurai jamais dû me résoudre, j'aurais dû forcer mon naturel (conciliant) et ne pas céder à la famille et au risque évasif de perte de chance, j'aurais dû prendre mes responsabilités de médecin traitant et refuser la consultation spécialisée qui a conduit, encore à mon avis, à un diagnostic erroné, cette patiente n'a pas d'Alzheimer mais un vieillissement cérébral associé à des troubles anxieux, et à des mesures thérapeutiques inadaptées. J'aurais dû penser à l'article de Philippe Nicot (LA) et me relire moi-même (ICI).
J'ai arrêté le traitement dit anti Alzheimer. La famille a accepté. La patiente va bien jusqu'à présent. Mais il est certain aussi qu'elle va mourir un jour.
(Jeanne Calment, décédée à 122 ans et 164 jours)
Je vois de plus en plus de jeunes adultes ( entre 20 et 25 ans) dont on a diagnostiqué chez un des parents ( moins de soixante ans) une maladie débutante d'Alzheimer...
RépondreSupprimerJe crois que ça illustre surtout la pression croissante que subit le médecin pour se plier à la norme, alors que le hiatus entre cette norme et l'intérêt du patient s'accroît, s'accroît... de jour en jour pourrions nous dire.
RépondreSupprimerPlus ce hiatus est grand plus la pression est forte. Pression incitative (Capis et primes diverses), pression réglementaire et judiciaire (recommandations, crainte de poursuites si non respect),pression institutionnelle, des hospitaliers aussi, qui sont souvent à fond dans le tout médicamenteux,le tout technique, judicieusement et discrètement encouragés par les labos omniprésentes et généreux à l'hôpital, pression des patients eux-mêmes qui écoutent ce que leur dicte un marketing soigneusement orchestré, dont la ligne directrice est la dramatisation et le disease mongering.
Il devient de plus en plus commode, confortable, donc de plus en plus tentant de se laisser porter par le courant.
Des irréductibles résistent encore dans leur village gaulois, je veux dire en particulier les non signataires du contrat de paiement à la performance. Et aussi d'autres qui tentent désespérément de ne pas perdre complètement de vue l'intérêt réel du patient.
Mais jusqu'à quand?
Merci pour ce billet , juste et pour les commentaires précédents.
RépondreSupprimerOui, comment résister ?
Mais surtout comment rester serein dans sa pratique devant cette pression " sociétale" ?
Résister, un peu, beaucoup, pas du tout ?
Quel est le chemin à suivre ?
Ma réponse : rester soi même, faire ce que l'on croit juste mais sans l'imposer contre vent et marée.
@ Marc. Difficile de rester soi-même... car ce "soi-même" change tout le temps... Mais je comprends votre attitude. Elle me convient. Pour faire un parallèle avec le dosage du PSA : je connais la littérature, je connais la problématique et, pourtant, il m'arrive de prescrire un dosage de PSA... après avoir expliqué ce que je sais de la question. Certains de nos confrères ne le font JAMAIS et préfèrent, je résume, n'avoir dans leur patientèle que des patients qui pensent comme eux. Comme il m'arrive de vacciner contre le papillomavirus ! Et qu'on ne vienne pas me dire que c'est par pur clientélisme, pour gagner de l'argent... car, si c'est un peu vrai, ce n'est bien entendu pas la réponse exacte. Je ne suis pas là pour que tous mes patients pensent comme moi sur tous les sujets de la création, je suis là, dans les limites bien entendu de l'acceptable, pour qu'ils puissent vivre leurs maladies ou leurs non maladies selon leurs propres valeurs. Mais cela pourrait nous entraîner très loin...
RépondreSupprimer"je suis là, dans les limites bien entendu de l'acceptable, pour qu'ils puissent vivre leurs maladies ou leurs non maladies selon leurs propres valeurs."
RépondreSupprimerYes !
C'est l'écart entre la théorie et la pratique, entre les principes et le principe de réalité.
RépondreSupprimerNotre rôle, notre responsabilité, si nous l'acceptons (mission impossible) c'est d'informer.
Ensuite il suffit qu'un confrère passe derrière et prononce un mot bien choisi, un mot qui fait peur, pour démolir tout l'édifice rationnel.
Dans une relation interpersonnelle on ne peut pas fonctionner que avec des grands principes.
L'essentiel c'est de dialoguer et de ne pas perdre de vue l'intérêt du patient.
Il vaut mieux parfois céder sur certaines choses pour garder le lien.
Personnellement je n'ai pas de croisade à mener et je pense que les patients sont les mieux palcés pour choisir, mêmem si je mets des limites.
bonjour docteur du 16.
RépondreSupprimerbravo pour votre dernier billet sur " alzheimer et pour tous les autres;Les médecins généralistes ne peuvent plus exerçer sereinement leur métier . mon avis est le suivant ; il tiens en une seule phrase :
" il n ' est plus possible d ' exerçer la médecine générale ; une révolution serait nécessaire ..."
Une MINORITE de patients nous font encore confiance, ne se comportent
pas comme des consommateurs et pensent que c 'est encore leur médecin
de famille le plus compétent pour les soigner et non pas... la concierge ,
la cousine aide - soignante , la belle - soeur infirmière ou le cousin PAUL
qui a failli " faire médecine " !
Après 10 , 20 ou 30 ans d ' exercice , ARRÊTONS de lutter ,
d ' expliquer longuement , de chercher à comprendre ;
c 'est une perte de temps . Ainsi , il faut rejoindre
le troupeau des confrères moutonniers. Tenez ! : patients , clients ,
consommateurs : prenez , servez- vous ; c ' est presque gratuit ! :
massages en piscine pour hystériques , antibiotiques - cortisone
pour rhinopharyngite qui" va descendre sur les bronches " , scanners
et IRM pour névrosés , certificats pour jouer à la pétanque , pour aller
faire du ski en pleine santé , pour ne pas aller à l ' école ; arrêts de travail
pour se venger sur le patron ou la copine syndiquée , bilans médico - psycho
- sociologiques pour vieillesse déclinante .
Voulez - vous autre chose ?
Bienheureux les médecins dynamiques et souriants qui sont commerçants
avant d ' être médecins .Vendez du vent , il en restera toujours quelque
chose .
pour quand la révolution ?? à bientot
Dans ce domaine c'est difficile d'être soi-même comme je l'écrivais, mais je crois que c'est la seule solution.
RépondreSupprimerJe ne crois pas comme le "médecindu16" que soi-même change tout le temps .
Non, c'est la recherche de ce soi-même qui est "mouvante" . Comme dirait quelqu'un : "on ne se baigne jamais dans le même fleuve" , c'est entendu mais le fleuve reste le même lui.
Il est utopiste à mon avis de croire à la révolution .
Donc comme le système ne changera pas comme je le souhaite la seule façon pour vivre avec est que moi je m'adapte.
Mais m'adapter ne veut pas dire tout accepter.
Comme je n'ai de l'influence que sur moi même et en aucun cas sur ce qui ne dépend pas de moi; je dois trouver le juste équilibre entre mes valeurs et celles que m'impose la société .
C'est ce que j'appelle être moi-même.
Et cela est possible . Mais ce n'est pas donné sans effort personnel .