Fédor Dostoïevski (1821 - 1881)
J'ai en face de moi le malade A ou la malade A, je l'écoute, je les écoute, je nous écoute me parler, nous parler, qui de leur anxiété, qui de leur difficulté à vivre, qui de leur sensation de faire une dépression, qui de leur ressentiment, qui de leur incapacité à pardonner, qui de leurs insomnies, qui de leurs phobies...
J'écoute et je n'entends plus rien.
Il est même possible que je sois entré dans l'ère du doute le plus désespérant, celui qui rend impuissant, qui paralyse, qui fait de tout jugement une souffrance et de toute décision un remords.
J'ai tenté de déconstruire tout ce que l'on m'avait appris, j'ai essayé, contre moi-même, en dépit de mes penchants naturels, de tout remettre à plat, de me défaire des gangues successives qui m'ont recouvert, ligoté, aseptisé, automatisé, randomisé, culpabilisé, glorifié...
Ainsi, parti fringant, la psychanalyse freudienne à la boutonnière, lecteur analphabète de Freud et de ses collègues, attiré par la différence, Wilhelm Reich ou Ronald Laing, je me suis engouffré dans le tunnel de la littérature analytique, une voie sans issue, sans retour, sans regrets, toujours plus noire, toujours plus angoissante, toujours plus éclairante malgré le noir et la profondeur, mais un tunnel dont on ne verrait pas l'issue, un tunnel sans fin, menant dans les entrailles de la terre - cerveau, un tunnel en pente douce, avec une chaussée à la fois lisse, glissante, parfois savonnée mais aussi remplie d'ornières, de nids de poules... Et j'ai butté sur la statue en pied de Bruno Bettelheim. Je m'y suis fracassé, j'ai tenté de me relever et me suis retrouvé devant celle de Françoise Dolto, la petite messagère du sinistre Lacan, sinistre parce qu'encore plus angoissant, encore plus triste, encore moins gai, et tellement opérationnel... Il fallait donc que je fasse mon aggiornamento, que je trouve une issue de secours, un tunnel secondaire pour m'échapper, tout en entendant les voix freudiennes me susurrer dans l'oreille, me crier dans les tympans "TU RESISTES !", et que je me tourne, effaré vers un autre vade mecum rationnel : les sciences cognitives. Quel bel enthousiasme au début, quel bonheur que de lire des propos sensés, scientifiques, clairs, franchement nouveaux, qui rendaient la psychanalyse ringarde, qui permettait, surtout, d'échapper sans appel, je le croyais vraiment, aux instances, aux catégories analytiques et de pouvoir développer un raisonnement sans se référer constamment aux piliers de la philosophie freudienne. Puis vint le temps du DSM IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) en 1994 que je lisais avidement et dont je compris tout aussi rapidement qu'il s'agissait ni plus ni moins d'un outil dangereusement complet classant l'humanité en catégories, outil de combat pour la psychiatrie américaine cherchant à détrôner le Dieu Freud et à parfaire le quadrillage chimique de la planète en gommant l'inconscient et en ouvrant la porte aux rêves nano-technologiques de transformation de l'humanité (voir toute la littérature américaine "cognitiviste" autour de Richard Dawkins).
Où en étais-je ?
Ainsi, partant de Freud (de l'inconscient et de la sexualité), j'entrais dans le domaine de la Science pure et dure, celle qui tentait de rationnaliser les comportements, ces deux disciplines se partageant le "marché" avec comme arrière-plan, c'est selon, les réflexes marxistes (qui classaient les individus selon des classes) et les réflexes libéraux (l'économie comme structuration première de l'humanité).
Revenons aux malades qui s'installent en face de moi et qui sont traversés peu ou prou par ces courants contradictoires qui, chacun les uns à côté des autres, peuvent et doivent expliquer une part de la réalité. Que leur proposer ? Que leur donner en pâture ? Que dois-je faire ? Cette jeune femme angoissé, cet homme dépressif, comment les écouter ? Que personne ne vienne me parler de bon sens ! C'est d'ailleurs une des deux choses que j'ai retenues de Balint : le bon sens est dangereux (la deuxième : le médecin considère qu'il est le meilleur médicament pour son malade). Le bons sens, c'est, pour résumer, l'opinion personnelle du médecin.
Est-ce que je dois mettre en avant les conflits inconscients, les agencement neuronaux, la lutte des classes ou la loi du marché ?
Est-ce qu'un questionnement EBM (Evidence Based Medicine ou Médecine par les Preuves) est suffisant et nécessaire ? Les preuves externes sont traversées par l'idéologie : qui fait des études, pourquoi les fait-on, qui les finance, dans quel but ? Les preuves internes sont également polluées par l'idéologie de l'examinateur. Les valeurs et préférences des patients de la même façon. On est bien avancés !
Heureusement que quelques reconstructeurs (refondateurs en plus chic) me permettent de me reconstruire. Mais ils arrivent trop tard : le patient ou la patiente sont en face de moi et il n'y a pas encore de théorie constituée ou de modus operandi détectable.
Je donne deux ou trois exemples.
Ivan Illich : la critique illichienne de la médecine (développée essentiellement dans Némésis Médicale. L'expropriation de la santé (1975), dans Oeuvres Complètes, vol.1, Paris 2005, pp582-786) est une critique non marxiste (Big Pharma n'apparaît pas ; ce qui ne signifie pas dans mon esprit qu'il faille se priver d'une critique marxiste ou marxienne de la façon dont la médecine est exercée ou contrôlée) ; c'est une critique des institutions instrumentales comme l'école, l'hôpital ou les transports dont il ressort les trois niveaux de la contre-productivité : technique (les maladies iatrogènes par exemple ou le surdiagnostic) ; sociale (synergie négative entre deux modes de production, autonome et hétéronome) ; symbolique ou structurelle (paralysie de l'imagination qui empêche de voir qu'il pourrait en être différemment). Et finalement Illich dit ceci : "... la médecine, au delà de son instrumentalité spécifique, en synergie avec d'autres agences de services fonctionnant de manière analogue, tend à transformer la pensée, les représentations, les perceptions, et surtout la perception de soi-même en fonctions soumises à des commandes." (cité par Babara Duden in "Illich, seconde période. Esprit. Août septembre 2010: pp 136-157")
René Girard : la critique girardienne du freudisme et des sciences cognitives se veut anthropologique réfutant à la fois la logique freudienne et celle de la logique algorithmique transmise par la participation aux institutions. Et ainsi, René Girard en utilisant ses outils habituels extra freudiens (bien qu'il travaille sur le même terreau) et extra cognitifs (même remarque) autorise, par exemple, de considérer l'anorexie / boulimie comme un trouble mimétique, et les angoisses (et la dépression dite réactionnelle) comme les stigmates d'une exacerbation aiguë de la rivalité mimétique.
Maurice Godelier : anthropologue post marxiste, post structuraliste, post colonial, post je ne sais quoi, nous donne des exemples de différences selon les cultures, les peuples et les religions sur le "comment" s'exercent les relations entre le chaman et l'individu et / ou la tribu. Mais pas seulement : par la simple recension de faits, il met à mal les grandes "intuitions" freudiennes (la théorie de la horde primitive ou l'universalité du complexe d'Oedipe) ou structuralistes (l'énigme du don) pour nous conforter dans l'idée qu'un seul point de vue tue le point de vue.
Joan Tronto : politologue (political scientist), dont le livre fondateur a été publié en 1993 aux Etats-Unis et seulement publié en français en 2009 (Un monde vulnérable. Pour une politique du care (1993), Paris, La Découverte, 2009) a tenté de définir de façon éthique et philosophique la notion de Care comme, je cite "une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer « notre monde », de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible", ce qui ne pouvait que nous troubler, nous les médecins exerçant dans le cocon du paternalisme et de la distance, car le Care va plus loin que le soin et suppose le "bon" soin et l'implication de la personne qui prend soin.
Mais je voudrais terminer ce petit tour d'horizon, avant de reparler plus tard de ce sujet fondamental, que faire quand tout s'écroule autour de soi, en citant Dostoïevski dont ce texte, écrit en 1864, m'a fait penser aux certitudes freudo-scientistes.
"... alors, dites-vous, c'est la science en tant que telle qui apprendra aux hommes (encore que là, ce soit même du luxe à mon avis) qu'en fait, ils n'ont ni volontés ni caprices, qu'au fond, ils n'en ont jamais eu, et qu'ils ne sont eux-mêmes rien d'autre que des touches de piano, ou des goupilles d'orgue ; et que, en plus de tout cela, il y a encore les lois de la nature ; de sorte que tous les actes qu'ils font ne se font pas selon leur volonté, mais par eux-mêmes, d'après les lois de la nature. Il suffit donc de découvrir les lois de la nature et l'homme pourra cesser de répondre de ses actes, ce qui simplifiera sa vie de façon considérable. Toutes les actions humaines seront d'elles-mêmes classées selon ces lois, mathématiquement, un peu comme des tables de logarithmes, jusqu'à 108 000, elles seront inscrites à l'almanach ; ou, mieux encore, on pourra voir paraître des éditions utiles, où tout sera noté et codifié avec une telle exactitude qu'il n'y aura plus jamais d'actes ni d'aventures."
Fédor Dostoïevski. Les carnets du sous-sol. Actes Sud, 1992. Collection Babel.