Romains Jules. (1923) Knock ou le triomphe de la médecine. Paris : Gallimard, 118 pp.
La fameuse phrase que Jules Romains a fait prononcer en 1923 au docteur Knock, « Les gens bien portants sont des malades qui s’ignorent », résume de façon lumineuse la première partie de l’histoire de la médecine moderne. Tout est dit. Tout est exprimé. L’intuition géniale de Jules Romains va au delà des faits établis par la chronologie des progrès médicaux qui, en l’occurrence, n’ont aucune importance, ils ne sont que des outils ultérieurs au développement de l’idéologie knockienne. La pièce est intitulée « Knock ou le triomphe de la médecine », ce qui est à la fois prémonitoire et incomplet. Prémonitoire, puisque la médecine et les médecins ont envahi la société tout entière au point de régir la vie des citoyens depuis leur pré conception jusqu’à leur mort, et le plus souvent, avec leur assentiment. Incomplet, car la médecine n’est rien sans le reste, à savoir les politiques de santé publique et les « bonnes » conduites individuelles.
La vision knockienne, c'est le point de vue du médecin, une vision certes toute-puissante et paternaliste, et qui ne se préoccupe que des intérêts du docteur Knock, de l’état de ses finances et, mais cela n’apparaît qu’après dans la pièce, mais c’est sans doute à l’origine de tout cela, de sa volonté de prendre le pouvoir sur la population du canton. Knock est un infatigable idéologue qui parle d’un paysage « tout imprégné de médecine » dont le premier acte fut d’organiser des consultations gratuites les jours de marché et qui énonce ceci : « J’estime que malgré toutes les tentations contraires, nous devons travailler à la conservation du malade. » Knock embarque dans son commerce le tambour du village, l’instituteur, le pharmacien et les corps constitués en général.
Jules Romains, en filant la métaphore commerciale, fondait une nouvelle pratique médicale qui atteint aujourd’hui son apogée et dépassait les propos dévastateurs de Molière en 1673 (Le malade imaginaire) et de Georges Bernard Shaw en 1906 (Le dilemme du médecin) qui dénonçaient, au delà de son mercantilisme, l’ignorance et l’arrogance du corps médical.
Jules Romains a inventé le disease mongering (voir ICI), le consumérisme, et nul doute que l'OMS, sans le savoir, a parachevé son oeuvre lorsqu'elle a dit la santé en 1946 : « La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
Ainsi, de façon prophétique et alors que les véritables progrès thérapeutiques n’étaient pas advenus (antibiothérapie, traitements cardiovasculaires, oncologie, vaccins, notamment), l’OMS annonçait que le knockisme allait s’étendre au delà de la médecine et des médecins, anticipant l’élargissement des champs de compétence des différents acteurs de la santé (les médecins, les patients, l’industrie pharmaceutique au sens large, les pouvoirs publics, les payeurs) et préfigurait les transformations des représentations collectives de la santé que l’on pouvait désormais résumer à un slogan, « toujours plus ! », à un précepte, « la santé n’a pas de prix » ou encore à deux affirmations éthiques, « la santé est un droit » et « la souffrance est une anomalie ».
Le knockisme pur et dur, celui des médecins, était dépassé : le patient devenait un sujet pensant, le pharmacien une industrie, l’instituteur un donneur de recommandations et le tambour de village le propagateur des politiques publiques.
Jules Romains (1885 - 1972) |