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mardi 24 janvier 2012

Les pédagogues aux gogues. Un enfant qui a mal au ventre. Histoire de consultation 111.


José Lupin, quand il était professeur de français latin grec au lycée Lakanal à Sceaux, nous avait dit, lui dont le style châtié était la marque de fabrique, dans un élan de provocation qu'il réservait au grandes occasions, et après une longue période qui fustigeait les nouvelles tendances de l'Education Nationale (nous étions, sauf erreur, dans l'année scolaire 1965 1966) et l'abandon des Humanités, il nous avait dit dans une sorte de cri : "Les pédagogues aux gogues !" Enfant de 13 ans, je ne comprenais pas tout, mais je me rappelle encore cette phrase prophétique et de multiples autres (pour en savoir plus, lire le livre de Mathurin Maugarlonne A la rencontre des disparus publié en 2004 chez Grasset et plus particulièrement le chapitre Allée d'honneur où l'auteur raconte à la fois son admiration pour Lupin et sa détestation, c'était un grand antisémite à l'ancienne). Lupin, à un autre moment, citait, en se moquant, une phrase qu'il avait lue : "La constitution psycho-affective de l'enfant lui fait privilégier le comportement ludique par rapport à l'activité d'étude." (Rapporté par Mathurin Maugarlone)
Toujours est-il, comme dirait l'autre, que A, 11 ans, vient consulter avec son père et sa mère, parce qu'il a mal au ventre depuis septembre. Je l'interroge et, en quelques secondes, ce n'est pas de la vantardise, la médecine est ainsi faite que le diagnostic est le plus souvent fait en trente secondes ou qu'il n'est jamais fait, je sais de quoi souffre A.
A souffre de maux de ventre. Je l'interroge en faisant un peu de docte cinéma (je joue au docteur qui fait semblant de ne pas déjà connaître le diagnostic, ce serait trop facile, il n'en aurait pas pour l'argent de ses parents, mais aussi : il arrive que l'on se trompe, que la première impression ne soit pas la bonne, donc je pose les questions qui font la réputation des bons docteurs, je m'intéresse au cas, au cas où A me cacherait quelque chose, au cas où mon diagnostic express ne serait que le fait de mes préjugés et qu'il finirait par être démenti par l'épreuve des faits, cela arrive aussi et je suis passé maître dans l'exercice d'équilibriste qui me permet de retourner ma veste en restant souriant et... compétent), je tente de l'interroger car les parents interviennent pour mettre leur grain de sel (soit les parents parlent tout le temps et l'enfant, passif, laisse dire ou se renfrogne, soit les parents le laissent parler, soit pour faire les parents modernes, soit pour enfin entendre parler leur enfant, et donc, c'est selon, avec l'air extatique des bons parents ou l'air adversif et renfrogné des mêmes bons parents, soit les parents n'arrivent pas à choisir la bonne attitude pêchée dans leur inconscient personnel ou dans le fameux livre Françoise Dolto expliquée aux parents par la rédaction du Figaro-Magazine ou du Monde Magazine), l'interrogatoire des enfants en présence des parents est une source inépuisable de renseignements sur l'état de la famille, sur les relations enfants parents, sur les relations entre parents vis à vis de l'enfant, les frustrations apparaissent au grand jour, les faux-semblants s'épaississent ou s'éclairent, les rapports de force polluent la consultation ou la rendent pertinente, les non-dits sont dits, les déjà dits se transforment, les vérités et les contre-vérités se promènent comme des intrus ou des visiteurs qui étaient jusque là ignorés, tout est possible, tout est interprétable, vous y rajoutez les présupposés du médecin et vous pouvez en conclure que tout est dans tout et réciproquement, une source inépuisable de renseignements sur l'état de la société, comment la société voit ou comprend comment on doit se comporter en famille en face d'un étranger ou d'un médecin qui ne serait pas un étranger, un véritable ami de la famille, comment le surmoi sociétal envisage les choses, sans comporter l'irruption des sentiments et du ça accumulé depuis des lustres dans cette même famille... (Le petit père Freud se régale.)
Où en étais-je ?
A s'allonge sur la table d'examen (j'ai la chance d'avoir de la place et une pièce séparée pour examiner mes patients : les parents n'ont pas suivi), je lui palpe l'abdomen pour faire docteur et pour ne pas me reprocher de ne pas faire les gestes qui me sont demandés dans le manuel normatif du bon médecin généraliste, du bon médecin de famille, selon la famille ou les autorités (académiques, celles qui donnent des injonctions sans cesse changeantes sur la façon de mener une consultation en présence d'un enfant, administratives, celles qui fixent des règles et qui donnent des points de bonus dans le cadre de la Nouvelle Convention), selon les syndicats, les associations de patients, d'usagers, ou l'association des petits garçons qui ont mal au ventre (jaimalauventre.org)...
Et pendant que je lui palpe le ventre, pendant que je discours sur ceci et cela, j'interroge encore et encore et je fais de la pédagogie, de la pédagogo, je joue au coiffeur qui parle de tout et de rien pendant qu'il vous coupe les cheveux.
Donc, chers lecteurs, patients, confrères et consoeurs, cet enfant a mal au ventre parce que les toilettes du collège sont sales, horriblement sales, parce que les portes des toilettes ne ferment plus, parce qu'il y a rarement du papier, parce que ça pue. Parce que A se retient toute la journée et il se retient tellement qu'il est devenu constipé, qu'il ne va plus aux toilettes (chez lui) qu'une fois tous les deux ou trois jours (les filles ne sont pas surprises mais les garçons sont effarés), qu'il a à la fois les selles dures et liquides, et cetera.
Les parents n'y croient pas mais A y croit.
Quelques conseils sur la régularité des selles avant de partir le matin pour le collège et le tour sera joué.
"Vous ne lui donnez pas de médicaments ? - Non."
C'était une autre version de la souffrance scolaire : Les pédagogues aux gogues.