jeudi 12 septembre 2019

Entorse de cheville : accès direct chez le kinésithérapeute pour soulager les urgences.


Une des mesures proposées par le gouvernement pour soulager les urgences est que les malades puissent avoir un accès direct chez les masseurs-kinésithérapeutes diplômés d'Etat (MKDE) en cas de lombalgie aiguë et/ou d'entorse de cheville. 

Les MK ont sauté au plafond de joie (ICI) mais ce n'est pas nouveau (LA).

Nous allons montrer ici qu'il s'agit d'une fausse bonne idée. Non pas parce que les MKDE seraient incompétents ou parce que les MG et les urgentistes seraient compétents mais parce que cette annonce a pour but originel (selon la ministre) de soulager les urgences.

Commençons par l'entorse de cheville.

Qui sait quelle est la fréquence de motif de consultation aux urgences pour une entorse de cheville ? 4 % (mais c'est en Suisse : voir LA) On imagine donc la fréquence de ce motif de consultation en médecine générale... Pas de chiffres dans des données de 2009 (LA).

Quelle est l'attitude à adopter en cas d'entorse de la cheville ?

Chez les adultes entre 18 et 55 ans les critères d'Ottawa (LA) indiquent s'il est nécessaire ou non de prescrire des radiographies (voir ICI une actualisation des données initiales faites en 2004 par la SFMU) chez un patient se présentant avec une entorse de cheville.

Si cela n'est pas nécessaire : une immobilisation est indiquée. 

Quelle est la meilleure immobilisation de cheville ? Oui : mais ancien : LA.

Quel est le rôle du MKDE : très ancien et HAS : ICI. En 2003 : ICI

Intérêt de la kinésithérapie : douteux ? LA

Donc, en cas d'entorse bénigne de cheville.

Que fait (en théorie) le MG ? Il ne prescrit pas de radiographies, il prescrit un glaçage, une immobilisation (voir plus haut sur les techniques), éventuellement des antalgiques et des conseils (ports de chaussures adaptées, mobilité, et cetera) et... un arrêt de travail.

Quel est le rôle spécifique du MKDE ?

Donc, en cas d'entorse non bénigne de la cheville.

Que fait (en théorie) le MG ? Il prescrit des radiographies, bla bla.

Quel est le rôle spécifique du MKDE ?

Le rôle spécifique du MKDE est secondaire dans le temps : il permet dans le cadre d'entorse bénigne et non bénigne d'éduquer le patient pour récupérer la mobilité, pour atteindre l'antalgie et pour  proposer un programme d'auto rééducation permettant de prévenir les récidives.

Il s'agit donc d'une fausse bonne idée.

Et ne parle pas des cas où nous sortons des critères d'Ottawa.

Je vous invite à lire une série de tweets de Kalie : ICI. Ils concernent surtout la lombalgie qui est un problème d'une autre complexité que l'entorse de cheville (la fréquence des lombalgies communes comme motif de consultation était en 2009 de 6,88 % dans les cabinets de médecine générale). J'ai apprécié son argumentation et j'ai été pour le moins surpris de ce que j'ai lu dans les commentaires.

Pour l'instant j'ai été d'un calme surprenant.

Ma conclusion est celle-ci : Madame Buzyn est un homme politique comme un autre, elle propose des mesures démagogiques, sans intérêt pratique, qui ne vont rien résoudre mais qui font le buzz et accessoirement qui dressent les uns contre les autres les professionnels de santé.

Autre chose : le recours direct à l'ostéopathe dans toutes les pathologies traumatiques ou post traumatiques est devenu un réflexe sociétal. Cette proposition va la renforcer.

Il existe des médecins ostéopathes comme il existe des MKDE ostéopathes, comme il existe des ostéopathes non médecins, non MKDE.

L'ostéopathie est une horreur.

PS du 15/09/19 : Voir un thread de Martin Fierro qui reprend une video de Anamorphoscience : LA.

PS du 22/09/19.
En discutant ici ou là, j'ai oublié un fait important. Un citoyen, une citoyenne, qui se rend à pied chez le pharmacien au décours immédiat d'une entorse de cheville gagnera du temps : si pas de radiographies à prescrire (cf. les critères d'Ottawa que le pharmacien pourra évaluer facilement), le citoyen, la citoyenne, sortira de la pharmacie avec une attelle, des béquilles éventuellement, des conseils de glaçage et du doliprane. Se posera, chère Madame Buzyn, le problème du remboursement (à vous de jouer).


mardi 3 septembre 2019

Immobilisation en préhospitalier : un super billet de blog qui pose beaucoup de questions.

Brancard articulé

Je lis par hasard et avec retard un billet de novembre 2017 (ICI) sur le site La Mine (LA) (1) qui est intitulé "L'immobilisation en pré-hospitalier : il est temps de tout changer" et je m'interroge.

Je m'interroge tristement car ce billet est symptomatique d'un fait qui est peu connu, négligé, caché, refoulé, car il touche au quotidien de nombre de soignants :  des pratiques médicales adoptées par tous et toutes de façon consensuelle sont  très souvent fondées sur des croyances plus que sur des preuves solides.

Je ne suis pas urgentiste, je ne sauve pas des vies, je ne suis qu'un médecin généraliste à qui il arrive de sauver des existences (2), mais ce billet est (encore) tristement symptomatique des pratiques en médecine et j'ajouterai lourdement, en santé publique : la façon dont les consensus se construisent.

Le billet illustre de façon convaincante le livre de Cifu et Prasad "Ending medical reversal" (LA) (3) dans lequel les deux auteurs rapportent combien un pourcentage important (62 %) de pratiques de soins standard ayant pignon sur rue ne sont pas fondées sur des preuves et comment des essais contrôlés bien menés ont montré qu'elles étaient erronées, combien de temps il a fallu pour revenir en arrière et comment faire pour que cela ne se reproduise pas.

La "standardisation" de soins (on parle de façon moderne de la construction des pratiques) qui seront réfutés par la suite (ou non) comporte donc 3 étapes :
  1. Une étape de validation fondée sur des données d'un faible niveau de preuves
  2. Une étape de réfutation fondée sur au moins un essai d'un meilleur niveau de preuves
  3. Une étape de remise en question des données initiales dont la durée peut être très longue en fonction de nombreux facteurs (refus de reconnaître ses erreurs ou de se remettre en question, intérêts économiques, résistance au changement, et cetera)
Pour y remédier il serait utile 
  1. De ne pas prendre de décisions hâtives sur la foi d'essais "prometteurs", "hype", "de bon sens", mais dont la méthodologie, les critères d'appréciation, la significativité statistique/clinique est peu pertinente, et cetera (4)
  2. De pratiquer des essais contrôlés dans des pathologies courantes où le consensus semble établi mais où le niveau de preuves est faible, voire très faible, afin de mettre fin à des pratiques inutiles, coûteuses, voire dangereuses.
  3. De faire preuve de réactivité quand des données solides remettent en question des pratiques infondées.


Ce billet est donc éclairant à plus d'un titre.

D'abord, il est chimiquement pur par rapport à l'industrie pharmaceutique (dans ma grande naïveté je n'ai même pas de doute sur l'industrie des matériels : y aurait-il des pressions commerciales et financières pour la vente de colliers cervicaux (5) ?)

Il pourrait être assimilé à ce qui s'est passé lorsque des lanceurs d'alerte ont réfuté la recommandation consensuelle et meurtrière de coucher les nourrissons en procubitus : voir LA. (6)

Le billet indique que la décision internationale d'immobiliser les blessés en préhospitalier s'est faite à partir d'une revue rétrospective états-unienne menée en 1979 comprenant 300 patients : le niveau de preuves était pour le moins faible mais on peut dire a posteriori (c'est donc facile) que cela reposait sur le bons sens et des chiffres qui semblaient définitifs puisqu'ils allaient dans le sens recherché (ICI).

Le billet évoque aussi les lanceurs d'alerte qui n'ont pas été écoutés (mais on peut dire aussi que l'histoire ne retient que les lanceurs d'alerte qui avaient raison et qu'on ne parle jamais de ceux qui avaient tort et qui sont sans doute beaucoup plus nombreux !) et il est clair que l'analyse rétrospective est toujours aussi démonstrative dans le sens de "Il ne faut pas avoir raison trop tôt" et "Comment se fait-il qu'on ne les ait pas écoutés ?".

Là où cela devient encore plus intéressant c'est que le billet, outre une analyse des risques de l'immobilisation qui paraît pour un profane extrêmement convaincante, indique que le tournant intellectuel de la remise en question de l'immobilisation pour tous, indépendamment des différentes expériences individuelles des praticiens, se fonde sur une étude de 1998, non randomisée, non contrôlée, comparant de façon encore une fois rétrospective et post hoc de choux et de carottes, à savoir une population états-unienne et une population malaisienne (tout le monde sait combien les deux systèmes de santé sont identiques tant en termes de prise en charge, d'assistance aux blessés, de matériel et de formation des professionnels de santé...) qui comprenait 334 patient immobilisés au Etats-Unis d'Amérique et 120 non immobilisés en Malaisie (p = 0,02)

Et voilà qu'à partir, entre autres, de ces données et d'une réflexion sans doute scientifiquement fondée les recommandations norvégiennes paraissent en 2017 (LA). Je suis bien incapable de juger de leur validité, mais je remarque qu'elles ne sont pas plus fondées sur des preuves de haut niveau que celles de 1979.

L'auteur du billet parle de bon sens, de praticité, d'évidence et, manifestement, il s'enflamme avec prudence.

On espère que les Norvégiens ont raison et que cela pourra permettre de sauver des vies et d'éviter des séquelles post traumatiques.

Mais il manque toujours un essai contrôlé.

Il sera intéressant de noter la réactivité des différents systèmes de soins, d'analyser les résistances, de surveiller l'apparition de nouveaux lanceurs d'alerte et de connaître la fin de l'histoire : ces nouvelles recommandations ne seront-elles pas un jour critiquées, non parce que la science aura fait des progrès  comme le disent les optimistes, mais parce que des études convaincantes viendront "dire" la médecine en écartant ce qui avait été pris pour "scientifique".



Voici les conclusions du billet de Rhazelovitch :

  • Le collier cervical et la planche d’immobilisation ont un très mauvais pouvoir d’immobilisation.

  • Leur pose plus prolongée que le temps d’une simple extraction, expose à des complications et effets délétères, qu’on ne retrouve pas chez des patients non immobilisés.

  • L’immobilisation passive par cale-tête ou maintien manuel (MILS), ou dans certains cas en posant la tête dans un oreiller, puis le repos sur un matelas simple ou un matelas-coquille, sont des procédés qui marchent mieux et qui sont plus physiologique que les dispositifs vus plus haut.

  • L’immobilisation du rachis est, et reste, une recommandation forte des traumatisés du rachis, le problème n’est pas là, il est dans la nature des dispositifs que l’on utilise qui doivent changer, et respecter la position naturelle et les positions de confort de nos patients.

  • Rien ne doit jamais retarder la réalisation de gestes vitaux.




Notes :

(1) Où il assez malaisé de savoir qui écrit, d'où c'est écrit, même si, dans le milieu tout le monde doit savoir qui est rhazelovitch (mais pas moi et pas les lecteurs lambda). C'est dommage.
(2) Sauver des existences signifie sauver des modes de vie, ne pas médicaliser, faire de la prévention quaternaire, soigner, et cetera.
(3) Comme d'habitude je m'auto-cite, ce qui est mal, mais ce qui fait gagner du temps à tout le monde.
(4) Un article récent dans le BMJ (ICI) rapporte que plus de 50 % des produits ayant obtenu une AMM en Allemagne entre 2011 et 2017 n'apportaient aucun bénéfice. On m'objectera que ce n'est pas tout à fait la même chose de "n'apporter rien de nouveau" comme dit la Revue Prescrire et d'être délétère ou dangereux mais cela illustre, comme le rapporte l'excellent François Maisonneuve en son blog (LA) la très mauvaise régulation du marché des médicaments.
(5) Un collier cervical coûte 10,55 euros mais j'ignore combien en sont vendus chaque année.
(6) Evolution de la mort inattendue du nourrisson en France