Avant de commencer, et pour me conformer au Code de la Santé publique, Article L4113-13, je déclare à nouveau ne pas avoir de liens d'intérêts avec les industriels de la santé.
Cependant, et comme je l'ai précisé ICI, j'ai été médecin généraliste libéral pendant 41 ans entre le 5 septembre 1979 et le 30 juin 2021. Ce qui est un lien d'intérêts majeur.
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pp 294, 15 euros |
Il faut remercier Nicolas Da Silva pour cette somme historique (le consensus supposé autour du Conseil National de la Résistance), pour les informations sourcées qu'il fournit (338 références), pour les données économiques qu'il développe (le fameux trou de la Sécu), pour les partis-pris qu'il assume.
J'ajoute que j'ai lu le livre en même temps qu'un article du même auteur que j'ai trouvé provocateur (je l'ai commenté ICI) et qui m'a influencé dans la lecture critique du livre. Cet article est non seulement provocateur mais erroné en raison de nombreux biais.
Car Nicolas Da Silva (NDS) a des partis-pris.
Il présuppose "... qu'il existe deux formes historiques de protection sociale publique : la Sociale et l'Etat social." La définition qu'il donne de la première est mystérieuse : "... portée par les individus eux-mêmes." Il ne cache pas non plus que la disparition de la médecine libérale fait partie de ses solutions, voire même qu'il s'agit de la "balle magique" pour sauver l'hôpital.
Il n'est pas possible de commenter en détail tant sont rapportés des faits intéressants, des détails croustillants, des mises au point salutaires et quelques erreurs manifestes.
J'ajoute que je ne dirai rien du dernier chapitre consacré à la crise du Covid, tant il m'a paru faible par rapport au reste de l'ouvrage, tant il m'a paru bâclé, et mal renseigné.
Quelques commentaires succincts.
- Le sous-titre du livre, Une histoire du système de santé, est trompeur à moins de donner une définition très restreinte de la santé.
- Rappelons la définition de la santé donnée par l'OMS en 1946 : "La santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité." Cette définition extensive permet de ne pas omettre les principaux déterminants de la santé que sont le revenu, l'emploi, l'éducation et l'alphabétisme, les conditions de vie et la sécurité alimentaire.
- Les critères épidémiologiques historiques de la santé publique, à savoir l'espérance de vie à la naissance, la mortalité infantile et la mortalité en couche (auxquels on ajoute à l'époque moderne l'espérance de vie en bonne santé tout comme l'espérance de vie à 35 ans, par exemple) sont en France du niveau de ceux des grands pays développés (mais pas à la meilleure place) mais trahissent aussi les fortes inégalités de santé liées aux déterminants que nous avons cités.
- L'auteur n'aborde donc pas ce que sont la santé et la santé publique. Rien ou presque. Comme si la santé était un concept unifié et universel dont la signification était implicite.
- La sociologie indique que la santé a trait à ses représentations collectives et comment elles ont été construites par l'histoire en général, par l'histoire des idées, par l'histoire des sciences, par l'histoire de la médecine, par les luttes sociales et par la politique au sens large dans un monde globalisé et inégalitaire. Quant à la santé publique proprement dite, elle dépend éminemment de la politique et des décisions politiques prises par l'Etat et non par la Sécu : les conditions de travail et le niveau socio-économique et éducationnel..
- L'auteur omet, et c'est une composante essentielle des représentations collectives de la santé, les formidables progrès de la médecine et de la santé publique depuis 1945. J'insiste ici sur la différence entre la santé publique et la médecine qui sont deux notions qui ne se recouvrent pas complètement. La santé publique contient la médecine mais il arrive trop souvent qu'elle ne la contienne pas (au sens de la limiter) et très souvent qu'elle n'ose pas la dépasser.
- Les représentations collectives de la santé sont liées, pour résumer rapidement :
- Au formidable recul de la mort des enfants depuis la fin du 19° siècle : la mortalité infantile est passée de 15 % en 1900 à 0,4 ou 0,5 % actuellement, soit 300 fois moins ! (Yonnet P. 2006, Le recul de la mort, Paris, Gallimard) et, plus généralement à la transition épidémiologique ou sanitaire définie ainsi par l'INED : "Période de baisse de la mortalité qui accompagne la transition démographique. Elle s'accompagne d'une amélioration de l'hygiène de l'alimentation et de l'organisation des systèmes de santé et d'une transformation des causes de décès, les maladies infectieuses disparaissant progressivement au profit des maladies chroniques et dégénératives et des accidents."
- A la transition épistémologique ou le triomphe supposé de la médecine et des médecins : mythe de la bonne santé, silence des organes, zéro défaut. Le silence des organes suppose non seulement de l'assumer curativement (en développant les techniques diagnostiques les plus complexes et les plus chères et en proposant des médicaments pour chaque "bruit" des organes) et préventivement (pour que les organes ne fassent pas de "bruit"). Cette avalanche d'examens complémentaires, de chiffres, de pixels conforte l'idée que la technique va tout régler.
- A la médicalisation complète de la santé (Illich I. 1975, Némésis médicale, Paris, Fayard) : tout est médical selon les médecins alors que la plupart des grandes avancées et la plupart des mesures prises en cas de chronicité, d'invalidité ou de handicap dépendent du médico-social.
- Il omet également de citer (mais ce n'est pas son sujet) le grand projet du capitalisme libéral mondialisé, à savoir plus précisément le biocapital et la bioéconomie tels que résumés par le rapport de l'OCDE de 2009 ICI, analysés par Céline Lafontaine (LA) qui définit la nouvelle biocitoyenneté comme "... s'inscrivant dans un processus plus large de dépolitisation des questions de santé publique (lutte contre les inégalités, contre la pauvreté et pour l'accès aux soins, au profit d'une biologisation des identités citoyennes". J'ai recensé ICI et LA les thèmes de ce livre.
- Le point de vue de l'auteur est celui de l'hospitalo-centrisme, c'est à dire qu'il reproduit le discours de caste des mandarins, le discours de classe des mandarins, le discours de mépris des mandarins à l'égard de ce qui n'est pas hospitalier, voire de ce qui n'est pas CHU. Mon jugement est sans doute exagéré mais il se réfère aux attaques constantes et réitérées de NDS contre les soins primaires libéraux sous un angle idéologique (étatiser les soins primaires) et sous l'emprise de la conception élitiste d'un hôpital dépositaire de la "vraie" médecine. L'hospitalo-centrisme est la maladie infantile de la médecine et de la santé publique et corrompt le débat public sur les choix et les arbitrages en termes budgétaires. Les dépenses hospitalières françaises comparées à celles des autres membres de l'OCDE sont considérables (nous sommes seconds voire premiers pour les soins courants comme le rapporte une publication de la DREES en 2020 : LA)
- Si l'hospitalo-centrisme avait un contenu scientifique fondé sur les preuves pour délivrer des soins, ce serait un moindre mal, mais ce n'est pas le cas. J'ai rapporté LA des données états-uniennes, britanniques et australiennes qui concluent que de 35 à 54 % des pratiques académiques hospitalières (hors homéopathie) de soins ne sont pas validées. Et manquent bien entendu des données concernant les soins primaires (on peut imaginer que ce serait pire).
- L'auteur centre idéologiquement son livre sur La Sociale et prône, je cite, "... une sécurité sociale auto-organisée contre le capital et contre l'Etat... "Malheureusement, la définition de La Sociale manque : s'agit-il simplement d'un système auto-organisé des salariés pour diriger la Sécu qui serait une entité hors sol, simple outil de gouvernance d'une santé dont on ne discuterait pas les contenus idéologique et social ? On ne peut plus d'ailleurs aujourd'hui omettre les patients et les citoyens en bonne santé de cette gouvernance. L'accès aux soins et le reste à charge sont, certes, des composantes majeures du combat social mais le contenu scientifique des soins et les arbitrages ne peuvent être laissés de côté et confiés à la seule Faculté de médecine.
- C'est le livre des oublis : oubli des professionnels de santé non médecins, oubli du médico-social (pas une seule fois la profession d'assistante sociale n'est citée), oubli des apports majeurs des soins primaires sur la prise en compte des patients et des citoyens dans le processus décisionnel, les décision partagée, les valeurs et préférences des patients, l'Evidence Based Medicine, oubli des patients et des citoyens, on dit désormais et à tort, les usagers du système de soin, mais, surtout :
- Oubli de la corruption généralisée de la santé publique par l'industrie pharmaceutique et celle des matériels que l'on appellera de façon synthétique les pouvoirs illimités du complexe santéo-industriel. Négliger cette composante revient à blanchir les membres de l'Etat social de toute responsabilité individuelle. Même s'il est pratiquement impossible de mener une recherche bioclinique indépendante de l'industrie en France.
- L'hôpital public corrompu alimente en effet le personnel du Ministère de la Santé, l'hôpital public corrompu alimente le personnel de la Direction Générale de la Santé, l'hôpital public corrompu alimente le personnel des agences gouvernementales françaises (Agence du médicament, Haute Autorité de Santé, Haut Conseil de la Santé Publique, Institut National du Cancer, et cetera) et européennes (EMA) et cette corruption s'étend à la formation des étudiants en médecine, à la formation continue des médecins, concerne également la recherche publique et privée...
- La bataille de la Sécu ne peut donc être seulement un combat neutre entre l'Etat social et la Sociale quand la santé publique dépend de mesures politico-sociales (niveaux des minima sociaux, allocations de ressources pour l'habitat, éducation nationale,...) et de procédures de soins dont la validation pose problème tant pour les médicaments que pour les matériels. Une validation qui est corrompue par des recommandations non indépendantes émanant d'agences gouvernementales dont les pratiques mafieuses ont été largement décrites (Mediator, implants mammaires, par exemple).
- Et, paradoxalement, puisque NDS ne propose pas de solutions autres que rendre la gestion de la Sécu aux travailleurs, il faudrait plus précisément parler des usagers des soins, il a écrit bien malgré lui un formidable réquisitoire contre l'Etat social qui est quand même considéré par tous comme le service public (renvoi aux représentations collectives de la santé). C'est ce qui s'appelle se tirer une balle dans le pied.
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Le carré de White selon Green. |
En conclusion.
L'angle mort du livre de Nicolas Da Silva est, justement, la santé.
L'auto-organisation des travailleurs pour gérer la Sécu est une préconisation qui ne s'entend que dans un cadre plus large, politique, qui est celui des soins, de la pertinence des soins, de la qualité des soins, dans une perspective de déshopitalocentrer la santé. Tous les pays développés sont confrontés aux mêmes problèmes que posent les soins primaires, c'est à dire des prises en charge moins techniques, moins "scientifiques" où règne l'incertitude et où les acteurs de ces soins primaires exercent un effet barrière qui permet de soulager l'hôpital (en amont comme en aval).
Pour être provocateur à mon tour, j'ajouterais que l'idée selon laquelle la deuxième guerre mondiale a été plus importante pour le fonctionnement de la Sécu que la diffusion des antibiotiques ou des examens diagnostiques (scanners, IRM), est très discutable. Les transformations majeures de la Sécu sont survenues en temps de paix et sont liées aux raisons pour lesquelles des personnes vivant en France décident de consulter plus souvent qu'auparavant un professionnel de santé, lequel, où, et combien cela va leur coûter, à eux et à la collectivité, en exigeant toujours plus de techniques et d'examens.
Toutes choses égales par ailleurs (les pays développés où d'ailleurs la France est mal placée pour la mortalité infantile, la mortalité en couche, le nombre de fumeurs, le nombre de consommateurs d'alcool), ce sont les déterminants socio-économiques et éducationnels qui pèsent le plus sur la santé publique. Et donc des décisions politiques.
L'abandon des soins primaires serait une erreur majeure.
Ce n'est pas la médecine générale libérale qui menace les soins primaires, c'est l'hospitalo-centrisme qui méprise les soins primaires (dans lesquels il faut inclure les soins délivrés par les sages-femmes, les infirmiers, les kinésithérapeutes, les orthophonistes, et pardon pour les oublis) en niant son rôle et en traitant les médecins généralistes de nuls recalés des concours.
L'augmentation du recours aux urgences hospitalières (que l'on constate partout dans les pays développés) n'est pas seulement liée à un manque de disponibilité des médecins généralistes mais aussi aux représentations collectives de la santé : culture du diagnostic, culture de l'imagerie, culture des examens complémentaires, silence des organes, indolence, et cetera.
Désengorger l'hôpital c'est encourager les jeunes internes en médecine générale à s'installer comme libéraux ou comme salariés en repensant le rôle des soins primaires qui sont fondamentaux pour l'économie de la santé, c'est à dire en repensant l'enseignement de la médecine qui n'est adapté qu'à une carrière hospitalière et non à un exercice en ville.
Encourager l'installation en soins primaires sans développer une politique d'éducation à la santé permettant de désengorger les consultations avec des jeunes médecins salariés travaillant moins et dans de meilleurs conditions va entraîner un sacré choc en termes d'accès aux soins.
Quant aux débats sur la capitation, le paiement à l'acte ou au forfait, l'expérience des autres pays montre que cela ne règle rien, que chaque système a ses avantages et ses inconvénients. Il faut en discuter.
Excellent livre historique, excellent livre d'un économiste, excellent point de vue académique de gauche (ce n'est pas un oxymore) mais qui demanderait de nombreux éclaircissements et des approfondissements.
Enfin, j'ai limité mon propos, le livre comportant 294 pages et 338 références (on remarquera quand même l'absence de références non françaises pertinentes), et je suis prêt à en discuter ici ou là.