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jeudi 16 janvier 2014

Les dangers de l'utilisation du tramadol (bis, ter, quater repetita). Histoire de consultation 160.


Le fils de Madame A, 92 ans, m'appelle des urgences pour me dire que sa mère est tombée et qu'elle est actuellement dans un box.
Ce n'est pas la première fois qu'elle fait une chute (la troisième, je crois) mais je n'ai jamais pu vraiment savoir ce qui se passait : une baisse de tension, un problème vasculaire ? Il n'y a jamais eu de signes neurologiques focaux au décours. La PA est généralement équilibrée avec de petites doses d'un "vieil" inhibiteur de l'enzyme de conversion.
Le surlendemain le fils m'appelle pour me demander de passer au domicile de sa mère pour savoir ce qu'il est possible de faire. A son avis elle aurait dû rester, ce qu'elle a refusé, et je sens qu'il aimerait que je la réadresse.
Pas de compte rendu des urgences. Je peux cependant consulter les résultats de la prise de sang qui montre une petite anémie microcytaire. Le médecin traitant se débrouille.
Madame A est pâle, je la connais depuis exactement 34 ans, je peux donc évaluer de façon comparative la couleur de son teint, le niveau de sa conscience, l'éclat de son regard.
Je suis triste de la voir ainsi. Je suis plutôt pessimiste.
L'examen est rassurant malgré le regard vague et le manque d'entrain de la patiente. Je n'ai droit à aucun sourire. La patiente a mal à son genou : il existe un volumineux hématome du cul-de-sac sous quadricipital. L'examen neurologique ne montre aucun déficit.
Nous envisageons d'emblée avec les enfants qui sont là les démarches administratives à entreprendre, l'Apa (LA), la télé alarme, et cetera. Je mâche, avec enthousiasme, le futur travail de l'assistante sociale.
Sur la fin, les consultations de médecine sont comme les séries policières, c'est le moment où l'on commence à entrevoir la vérité, la belle-fille me montre l'ordonnance de sortie des urgences.
Nous tenons le MacGuffin (ICI) ! Le deus ex machina ! La clé du mystère.
Le docteur senior des urgences a prescrit du tramadol LP 100 mg ! Voir ICI, LA ou ICI.
Je ne m'étonne plus que la patiente soit dans le gaz...

Je reviens une semaine après chez Madame A.
La famille est là. La patiente est souriante, elle plaisante, le teint est plus rosé, le regard est vif. L'hématome a commencé lentement à diminuer en s'écoulant le long des gaines. La douleur persiste. "Il faudrait me donner plus fort que le doliprane" me dit la patiente. Ouais. Je lui explique que la réaction qu'elle a faite au tramadol ne m'encourage pas à lui donner d'autres opiacés pour des douleurs du genou qui vont disparaître dans les jours suivants. "Serrer les dents", lui dis-je en plaisantant. Ma dernière heure est arrivée : si le syndicat de l'hédonisme généralisé apprend que j'ai prononcé cette phrase sacrilège à une jeune femme de 92 ans, si les producteurs de réglettes EVA (échelles visuelles analogiques) sont mis au courant, si l'association pour la disparition de la douleur (Non à la douleur !), si la Ligue de Protection des Personnes Agées Maltraitées, me lisent, je suis bon pour la justice, la Cour Européenne des Droits de l'Homme, que sais-je encore ?
Bon. On ne sait toujours pas pourquoi elle s'est cassée la bouille trois fois, mais, rassurez-vous, le grand orchestre des examens complémentaires est en route...
Pour ce qui est de l'administratif : ça roule aussi. On répartit les présences au domicile de Madame A entre aide ménagère, auxiliaire de vie et famille...

Mais, vous l'avez compris, le message subliminal de ce billet est : les urgentistes, arrêtez de donner des opiacés à longue durée d'action à des personnes âgées qui viennent de tomber, dont on ne connaît pas les tenants et les aboutissants de la chute et qui, finalement, n'ont presque pas mal.
Un bandeau affiché sur le mur de la salle de repos des urgentistes ne serait-il pas le bienvenu dans tous les services d'urgence programmées ou non de France ?

Illustration : pavot.

jeudi 27 janvier 2011

INDOLENCE ET ANHEDONISME : UNE SOCIETE IDEALE ?

Francis Bacon (1909 - 1992)

La conscience moderne a décidé ceci : Tu ne souffriras plus.
Cette injonction est moralement inattaquable, éthiquement indispensable et bonsensément évidente.
Il est donc nécessaire que le corps médical et ses associés paramédicaux se mobilisent pour atteindre cet idéal : la Société a une conscience universelle qui s'applique à tous les membres du corps social sans exception, c'est cela la démocratie que tout le monde nous envie.
Cet idéal est bien entendu incontestable : qui oserait s'avancer sur la voie étroite et semée de mauvais sentiments que serait l'ébauche de l'esquisse d'une acceptation de la souffrance physique et morale ?
J'essaierai de m'y risquer.
Par où commencer ?
Il n'est pas contestable que la douleur doit être "traitée" quand il est possible de le faire, c'est à dire la faire disparaître ou l'atténuer.
Il est probable que la France a mis un certain temps à comprendre que les enfants souffraient, que les personnes en fin de vie souffraient et qu'il était possible, sinon souhaitable, de leur prescrire des antalgiques adaptés, dont des opiacés et des morphiniques, malgré le risque théorique et réel de dépendance, ce qui, pour une personne très âgée semble à la fois dérisoire et sans objet. Mais maintenant que le corps médical a compris, ou a fait semblant de comprendre, l'intérêt de la prise en charge de la douleur, il n'est plus possible d'entrer dans un service hospitalier sans qu'un soignant ne vous tende une réglette EVA (échelle visuelle analogique) qui transforme en un clin d'oeil un malade souffrant de douleurs en un chiffre compris entre 0 et 10.
L'indolence physique a un prix. Les antalgiques sont susceptibles d'entraîner des effets indésirables qui peuvent avoir des conséquences néfastes quand ils perturbent la vigilance, des conducteurs ou des personnes âgées (fractures du col du fémur), et aussi quand ils conduisent à l'addiction. Mais ils sont aussi potentiellement responsables de lésions hépatiques ou de dépendance et d'accidents de coprescriptions.
Les antalgiques, pain killers en anglais, sont donc de plus en plus prescrits, sont de plus en plus vendus au dessus du comptoir (c'est à dire sans ordonnance), car personne ne supporte plus de souffrir. Cette attirance pour l'indolence est même devenue un droit : la vie humaine ne doit plus souffrir de souffrances. On en arrive à parler de la disparition de l'autonomie quand le chiffre de l'EVA devient préoccupant.
Il y a donc un marché. Et un marché quasiment infini à l'échelle de la mondialisation. De nouvelles classes de médicaments apparaissent car la douleur prend des masques complexes. Les douleurs neuropathiques sont à la mode, par exemple. Mais les "nouvelles" maladies qu'il faut traiter avec de "nouveaux" médicaments naissent aussi de la baisse des coûts des antalgiques traditionnels, produits anciens tombés dans le domaine public. Traiter une douleur avec de la prégabaline est plus rentable que de la traiter avec du paracétamol. Je ne dis pas que les douleurs neuropathiques... Je dis que la possibilité de traiter toutes les douleurs avec la prégabaline est ouverte.
Un monde sans douleur, voilà le but à atteindre. La douleur, cette ennemie, a permis, outre le développement des centres anti douleurs qui sont, après avoir été la propriété des anesthésistes, devenus celle des psychologues et, désormais, sans vergogne, celle de la pregabaline déjà citée et des stimulateurs externes. Point n'est besoin d'adresser des patients dans ces centres, sinon pour se débarrasser de patients qui ne savent pas ne pas souffrir, car ils en ressortent avec une ordonnance identique.
Un monde sans douleur dans lequel est née la fibromyalgie. J'en ai déjà parlé ici. La fibromyalgie est un cas d'école de la lutte anti douleur car tous les ingrédients de la maladie à la mode sont réunis ; gageons même que telle l'hystérie de Charcot, la fibromyalgie des fibromyalgologues disparaîtra un jour de sa même mort. Les ingrédients : la fabrication de la maladie, les hypothèses étiopathogéniques les plus farfelues comme les plus sérieuses, des débats titanesques et, au bout du compte, des ordonnances à rallonge, "symptomatiques", et des malades qui continuent de souffrir.
Un monde sans douleur et un monde, presque, sans mort. La mort dans la dignité signifie, aussi, mourir sans douleur. Les services de soins palliatifs arrivent ! Les médecins curés, imams ou rabbins sont aux manettes mais pour exercer une sorte de sainteté laïque qui consiste à rendre la fin de vie indolore et acceptable.
Et quand la médecine échoue, c'est ce que disent les partisans de la fin de vie définitive, il faut transformer les médecins en prescripteurs passifs de l'euthanasie. Et les médecins qui émettent des doutes, pas les médecins non laïques, ceux qui refusent d'abréger la vie humaine au nom de la religion, ceux-là sont des anti modernes avérés, non, les médecins qui se demandent pourquoi on fait appel à eux, en fin de vie, pour donner l'extrême-onction scientifique, alors qu'il devrait s'agir d'une affaire privée...
Car la perte d'autonomie, nouvelle notion moderne et non critiquable, la modernité est une notion per se, une notion naturelle qui n'a besoin d'aucune justification morale, conduit elle-aussi à l'euthanasie. A partir du moment où l'individu perd son autonomie il n'est plus "vivable", il ne correspond plus à l'idéal de la vie complète de l'homme (ou de la femme) moderne.
Mais la douleur morale est aussi à combattre. Qu'il s'agisse de la banale anxiété qui peut aller jusqu'à l'anxiété pathologique, qu'il s'agisse des phobies qui empêchent de vivre, qu'il s'agisse de la dépression réactionnelle ou de la bipolarité. L'humanité souffrante n'a plus le droit de souffrir moralement. Chaque "maladie" psychique est étudiée, testée, et pour chacune identifiée un ou des médicaments sont utilisables.
Vous perdez vos clés ? Une cellule psychologique est convoquée. Un enfant tombe d'un toboggan dans une école maternelle le samu psychique est exigé par le parents d'élèves. Votre petite amie vous plaque, il faut un IRS pour vous soulager. Vous avez la phobie des pots de fleurs ? Un autre IRS est à votre disposition. Vous êtes fibromyalgique ? Un antidépresseur qui agit sur le seuil de la douleur peut aussi vous être prescrit. Car le fibromyalgique, s'il souffre, ne veut pas qu'on dise qu'il souffre de sa tête, sa maladie est ORGANIQUE, alors, il prend quand même des antidépresseurs, non pour traiter sa dépression mais pour traiter sa douleur...
Combien de malades sous Prozac sont anhédoniques, c'est à dire incapables de ne plus rien éprouver, ni en bien ni en mal, combien de malades sous antidépresseurs se sentent ailleurs dans cette bulle de bien-être, une bulle de bien-être qu'à cause du Prozac ils ne peuvent même plus apprécier... Ils regrettent la "vraie" vie quand ils pleuraient lors d'un décès de l'un de leur proche, ils regrettent la "vraie" vie quand un sourire les faisait sourire.
Et il n'est pas de jours où des médecins, des associations de malades, ne s'insurgent contre le sous-diagnostic des dépressions, pas un jour où l'on n'entend de braves gens s'insurger contre la souffrance des dépressifs, des anxieux, des phobiques, ne parlons pas des schizophrènes et autres psychotiques : la maladie mentale est négligée en France.
Un monde sans douleurs, un monde où les gens ne souffrent pas, ne souffrent plus, ne souffriront pas, un monde dans lequel l'humanité non souffrante ne s'acceptera plus en tant qu'humanité mais en tant qu'humanoïdes froids et aneuronaux.
Et ainsi, dans ce monde si bien décrit par Illich (voir ici), les gens qui oseront dire le contraire seront, encore, traités de réactionnaires, de partisans du vieux monde, de vieillards lubriques répétant à l'envi "Tu accoucheras dans la douleur."
Souffrons donc de ne pas participer à l'enthousiasme général, au combat contre l'algie, sorte de divinité maléfique, cessons de nous rappeler notre spleen, cessons de le vivre notre spleen, arrêtons de chanter le blues, d'écouter le blues, de nous complaire dans la mélancolie, soyons positifs, beaux, forts et compétents, voire compétitifs, soyons malheureux de devoir être heureux, des hommes sans douleurs et sans passions.