Introduction
La mesure de la pression artérielle est une donnée
rituelle et
majeure de la consultation de médecine générale.
Rituelle : un patient qui sort d'une consultation dit "Le docteur X est mauvais : il ne m'a même pas pris la tension !" Un autre : "Le nouveau médecin, il est drôlement bien, il prend la tension aux deux bras !" Encore un autre : "Le docteur W, il pose le brassard sur la manche de ma chemise." Le dernier, enthousiaste, "Mon médecin me prend la tension en position allongée avec un tensiomètre électronique connecté."
Majeure : Les conséquences de la mesure de la pression artérielle sont considérables, surtout si le médecin dit au patient que la pression artérielle est trop élevée et sans doute autant si les mesures de la pression artérielle font entrer le patient dans la zone grise située entre pression artérielle ni "normale" ni "élevée".
Car, contrairement à toute logique,
l'hypertension artérielle n'étant pas une maladie mais un facteur de risque cardiovasculaire (mais pas que) (1),
est rien sauf banale. Elle est grave pour la valeur symbolique qu'elle véhicule et pour les conséquences pratiques qu'elle entraîne. La consultation du chapitre wikipedia en français (
LA) est atterrante : le texte est incomplet, il manque de références, il est peu détaillé, et les liens, quand ils existent, sont soit corrompus soit inexistants... La version anglo-saxonne est meilleure mais tout aussi incomplète :
ICI.
Il était possible d'espérer mieux pour
une condition qui affecte en théorie (je me méfie des données épidémiologiques à la louche et sponsorisées plus ou moins par les laboratoires pharmaceutiques qui vendent des molécules anti hypertensives -
LA) 14,4 millions de sujets en France dont 7,6 millions de malades traités (et donc 6,8 millions non traités).
Et plus d'un milliard dans monde.
La médecine automatisée fondée sur les preuves (proposition oxymorique) devrait proposer dans le cas du diagnostic d'hypertension artérielle
une consultation d'annonce appropriée (2).
Je plaisante et je ne plaisante pas : la banalité de l'hypertension artérielle pour un médecin ne doit pas cacher le fait que pour un patient, cela peut constituer un changement de mode de vie considérable : jusque là naïf, il devient malade et, qui plus est, malade traité. On lui fixe des objectifs (plus ou moins controversés) de vie quotidienne (manger moins salé, maigrir, faire de l'activité physique), on l'informe sur les risques qu'il encourt potentiellement sur le plan cardiovasculaire et autres, rénal, oculaire, neurologique... Et on lui demande de se traiter alors que le plus souvent il ne souffre d'aucune symptomatologie ressentie (et en l'informant que le ou les traitements qu'on lui prescrira entraîneront potentiellement des effets indésirables qu'il ressentira...)
Il est possible de considérer, mais nous entrons là dans un domaine également controversé, que l'hypertension artérielle est un dommage collatéral de la société d'abondance et des pratiques d'alimentation de masse. Comme dirait un spécialiste en santé publique : "Oui. Et après ? Il faut bien faire quelque chose..."
Il serait utile et pertinent, parce qu'il s'agit du fond de l'affaire, d'aborder les (indispensables) discussions sur la qualité des critères d'entrée dans la condition d'hypertendu, les nouveaux critères transformant encore plus de citoyens ordinaires en patients hypertendus (sans le savoir) et ces critères, fondés sur les mêmes études, sont différents selon les pays (3) (4).
Ces critères d'entrée dépendent également de la pertinence (européenne et française, étatsunienne) des scores de risque cardiovasculaire : plusieurs blogs en ont traité et, personnellement, je ne sais toujours pas quoi en faire :
ICI chez JB Blanc, et
LA chez Dr Agibus.
Je n'aborderai pas non plus, mais cela fait partie du problème, du choix des antihypertenseurs en initiation de traitement. Un passage d'un billet de blog du Dr Agibus me plaît assez
Lors d'une discussion avec un cardiologue correspondant (JML) il me faisait remarquer ses interrogations sur les techniques d'automesures, leur validité diagnostique, leur prédictivité pronostique. Et il soulignait ceci : ses propres incertitudes liées aux incertitudes des sources (les études cliniques) devaient bien se remarquer dans son discours et devaient bien être remarquées par la personne à qui il s'adressait. Ces incertitudes, me disait-il, sont ressenties par le patient et il est possible de comprendre pourquoi le traitement de l'hypertension artérielle est un des traitements où l'observance est la plus faible. A ce sujet les études françaises de qualité sont peu nombreuses, voire inexistantes. Une étude par questionnaire postal est disponible (
ICI et
LA) mais il s'agit d'une étude déclarative : 60 % des hypertendus traités prendraient
correctement leur traitement.
En résumé : plus les valeurs définissant une pression artérielle anormale sont basses et plus la cible des patients à traiter est vaste (le marché des anti hypertenseurs) et moins les preuves deviennent robustes pour faire entrer une personne dans le pathologique (l'hypertension artérielle) et le traiter (et potentiellement à vie).
Un rappel.
Il semble que le consensus actuel (décembre 2018) sur la mesure de la pression artérielle pour décider de l'entrée ou non d'un patient dans le statut d'hypertendu (et pour sa surveillance) soit celui-ci (voir
LA) :
- Mesures répétées (trois mesures de suite à une minute d'intervalle) de la pression artérielle humérale au cabinet avec un tensiomètre électronique validé à déclenchement automatique de mesure, en position assise ou allongée, après repos, au calme, sans avoir fumé, sans parler...
- La moyenne des deux dernières mesures répétées déterminant le niveau de pression artérielle à considérer
- Les auto-mesures tensionnelles sont citées et leurs modalités sont décrites mais le texte des recommandations ne mentionne pas leur intérêt par rapport aux mesures pratiquées au cabinet dans la décision diagnostique. Elles sont cependant préférables à
- La mesure ambulatoire de la pression artérielle (MAPA) sur 24 heures (ou holter tensionnel) qui est pourtant une méthode tout à fait valide pour détecter des élévations nocturnes de la pression artérielle
- Enfin, il est recommandé de réaliser des mesures de pression artérielle en dehors du milieu médical avant d'entreprendre un traitement et avant de le modifier en cas d'inefficacité.
La mesure de la pression artérielle au cabinet avec un sphingomanomètre (tensiomètre) classique.
Remarque personnelle : la prise de la pression artérielle avec un tensiomètre électronique est, selon mon expérience interne, incomparablement plus appropriée que la prise de la pression artérielle avec un tensiomètre manuel classique. Sachant combien les chiffres comptent pour décider ou non de l'entrée d'une personne dans le champ des mesures hygiéno-diététiques, du traitement médicamenteux de l'hypertension artérielle ou de la modification ou non du traitement, il me paraît clair que la mesure visuelle avec un sphygmomanomètre est peu précise parce qu'elle est soumise à l'interprétation de l'observateur (la synchronisation entre le déplacement de l'aiguille et le déclenchement cérébral de la mesure est très subjectif et dépend de circonstances particulières : la personne prend-elle déjà un traitement ou non, ai-je un a priori sur la mise sous traitement, sur le changement de traitement, et cetera ?).
Il existe des mesureurs de pression artérielle optimistes, pessimistes, neutres, selon les moments.
Est-on aussi "objectif" chez un "nouveau" patient (pour qui le mesureur va décider ou non de traiter) que pour un patient déjà traité chez qui se posent les questions suivantes : le traitement choisi est-il efficace (sans oublier cette circonstance particulière : le mesureur a-t-il le même jugement de valeur selon qu'il s'agit d'un patient chez qui il a institué le traitement ou dont le traitement a été institué par un confrère, et selon la ou les molécules choisies ?), est-il possible ou non de temporiser ?, le changement de traitement éventuel peut-il être vécu par le patient et/ou par le prescripteur comme un échec ?, le changement de traitement ou l'ajout d'une nouvelle molécule est une démarche longue qui est plus difficile à effecteur en fin qu'en début de journée...
Enfin, mais c'est illusoire de penser qu'il serait possible d'envisager toutes les circonstances où l'"objectivité" peut être mise en échec, la comparaison entre les chiffres d'automesures et les chiffres mesurés au cabinet entraînent également des décisions difficiles à prendre ou à ne pas prendre.
Sans compter un mode d'entrée fréquent : la prise de la pression artérielle par le médecin du travail
Sans oublier les mesures de la pression artérielle en pharmacie qui posent des problèmes insolubles de légitimité, d'autorité, de compétition, et cetera.
Comment la (triple) mesure répétée de la pression artérielle avec un tensiomètre électronique a bouleversé ma pratique et n'a pas supprimé mes interrogations (voire les a intensifiées).
Faire la moyenne.
Prenons le cas simple suivant : les 3 mesures répétées de la PA sont : 138/82, 134/84 et 132/82. La moyenne des deux dernières mesures est : 133/83. La vie est belle.
Deuxième cas simple : 154/97, 144/92 et 139/89, le résultat est : 141,5/90,5, on arrondit : 142/91. Tout baigne. Ou presque.
Troisième cas. Moins simple. 148/88, 162/100 et 158/97. Que fais-je ? La vraie moyenne : 160/98,5 (160/99). Où est l'erreur ? Faut-il continuer à mesurer jusqu'à atteindre le "bon" chiffre ? Revoir le patient, lui demander d'acheter un tensiomètre électronique, attendre, sans doute.
Quatrième cas. 162/99, 154/94, 146/88. La moyenne est donc 150/91. Quid ? Faut-il continuer les mesures pour savoir si ces valeurs vont encore diminuer ? Faut-il, comme le suggère James Skinazi dans sa thèse consacrée aux automesures, proposer 24 mesures réparties sur 5 jours (
LA) ?
Cinquième cas. 170/103, 151/99 et 167/102. Quelles valeurs prendre . Les deux dernières : 159/101, les deux plus élevées : 169/103. Reprendre la PA pour savoir quelle est la valeur "anormale" ?
Sixième cas (tous ces exemples sont issus de ma pratique). Première mesure (chez un patient traité) : 127/83. Dois-je mesurer encore deux fois la pression artérielle ou cette valeur convenable suffit-elle ? Voici les deux autres valeurs retrouvées : 145/92 et 144/93.
Septième cas (patient traité depuis 20 jours en monothérapie). 137/79, 136/80 et 132/78. Moyenne : 134/79. Moi : "C'est parfait. Et vous n'avez pas eu les jambes qui gonflaient ? Pas d'effets indésirables ?" Le patient : "Je n'ai pas pris mon traitement, cela me faisait peur."
Dans la plupart des cas les automesures sont volontiers plus basses que les mesures au cabinet. Et parfois vraiment beaucoup plus basses. Je traiterai dans un autre billet des automesures.
Il arrive aussi qu'elles soient plus élevées à domicile. On trouve toujours des explications à tout.
Les automesures sont parfois effectuées par les patients avec l'appareil que j'utilise au cabinet... Il est difficile de ne pas introduire le doute dans l'esprit du patient et dans l'esprit du médecin (cf. supra l'avis de mon cardiologue correspondant) quand les divergences sont beaucoup trop importantes.
En conclusion (provisoire)
La subjectivité de la mesure manuelle de la pression artérielle ne me convenait pas.
La (fausse) objectivité de la triple mesure électronique de la pression artérielle me convient mieux mais ne résout pas les problèmes qui sont :
- La moyenne des deux dernières valeurs prises au cabinet et à quelle heure reflètent-elles une valeur moyenne décisionnelle de traiter ou de ne pas traiter ?
- La moyenne des deux dernières valeurs prises au cabinet correspond-elle à des données relevées dans les essais cliniques qui ont permis d'affirmer que certaines molécules appartenant à certaines classes pharmacologiques avaient un impact sur la morbidité-mortalité de l'HTA ?
- Une mesure plus "objective" ou plus (faussement) précise de la pression artérielle rend-elle les valeurs d'entrée dans l'hypertension plus précises et plus objectives ?
- La variabilité des mesures constatée au cabinet pour un même patient fait penser à la variabilité (intra et inter mesureurs) des décisions prises pour traiter ou ne pas traiter.
- Les mesures automatiques de la pression artérielle me font immanquablement penser aux résultats plutôt discordants de l'étude SPRINT (voir ICI pour l'article lui-même et LA pour mes commentaires ).
Le titre était sans doute accrocheur, le bouleversement de ma pratique, mais je ne raconte pas d'histoires : j'ai du mal à m'en remettre.
(Pour les auto-mesures, voir le billet suivant :
LA)
Notes :
(1) L'hypertension artérielle est-elle une maladie ? Oui, selon l'INSERM (
LA) et selon la Société Française de Cardiologie (
ICI), non selon la plupart des sociétés savantes. Texte anglo-saxon qui dit que les deux sont possibles :
LA.
(2) Je ne reviens pas sur la consultation d'annonce, une des tartes à la crème de la médecine moderne fondée sur la démarche qualité. Son utilisation massive en cancérologie/oncologie montre combien les bonnes idées peuvent être perverties par des pratiques non inclusives (décision partagée).
(3) Les recommandations européennes sont en deçà (voir
iCI) des recommandations états-uniennes sur les valeurs d'entrée dans l'HTA. Il semblerait pourtant que les études soient les mêmes... Voir
ICI un article du JAMA particulièrement éloquent. Donc, par un tour de passe-passe les Européens ont décidé ex abrupto que les US allaient trop loin... Voir un commentaire de Jacques Blacher, dont les liens d'intérêt sont considérables mais dont les propos sont intéressants, dans Medscape :
ICI)
(4) Peut-on parler, de la part des cardiologues internationaux, d'excès de zèle, de peur de mal faire, de corruption, de pratique du Fear Mongering, de pratique du Disease Mongering ou de syndrome de Munchausen par procuration ?
(5) Dr Agibus (
LA) : Voici ce qu'il écrit :
Je parlais il y a 2 semaines des discordances de traitement de 1ère intention dans l'HTA entre le
NICE (inhibiteurs calciques), la
Cochrane (diurétique) et l'
ESC (plutôt IEC). Le
Lancet va peut être nous aider dans cette revue systématique. En gros toutes les classes sont comparées entre elles (certes on pourrait toujours remettre en cause le fait de travailler avec des classes et non avec des molécules, mais c'est déjà un beau travail qu'ils ont fait), et les auteurs retrouvent :
- que les thiazidiques réduisent davantage les évènements cardiovasculaires et la mortalité que les IEC, ce qui tranche un peu avec la Cochrane qui disaient que c'étaient les 2 classes les plus efficaces de façon similaire (mais pas de différence entre thiazidiques et les sartans, étrange)
- les thiazidiques réduisent davantage la mortalité globale que les inhibiteurs calciques (qu'à donc fait le NICE??? eux qui recommandaient bien les thiazidiques en 1ère intention auparavant!)
- que les inhibiteurs calciques bradycardisant sont moins efficaces que toutes les autres classes
- qu'il n'y a pas de différence significative pour les autres comparaisons de molécules.