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dimanche 14 novembre 2010

UN MEDECIN MILLENARISTE - PORTRAITS MEDICAUX (3)

BERLIN
Le docteur B est un médecin généraliste installé depuis vingt-deux ans. Il a une bonne clientèle. Il voit en moyenne 26 malades par jour et prend cinq semaines de vacances par an (environ 130.000 euro de CA annuel). Sa femme travaille comme professeure d'anglais et il paie beaucoup trop d'impôts selon lui.
Le docteur B n'est pas content de sa façon d'exercer la médecine. Il n'est pas content de la médecine qu'il pratique, il n'est pas content du (peu de) temps qu'il passe avec ses patients, il n'est pas content du (trop grand) nombre d'heures temps qu'il passe au cabinet, il n'est pas content de ses rapports (de dépendance) avec les médecins spécialistes à qui il doit adresser ses patients, il n'est pas content de son isolement dans cette petite ville de province, il n'est pas content des séances de Formation Médicale Continue qui lui semblent trop influencées par les laboratoires et il a cessé de recevoir la visite médicale depuis une bonne dizaine d'années.
Le docteur B est déçu par les syndicats médicaux qui ne le représentent pas, selon lui, il vote mais sans beaucoup de conviction, il est abonné à Prescrire et reçoit gratuitement Le Quotidien du Médecin, Le Généraliste et quelques autres feuilles de choux qu'il lit distraitement.
Le docteur B n'est pas un exemple, il ne fait pas partie de la majorité des médecins généralistes, ni en nombre d'actes, ni en comportement.
Le docteur B n'est pas content de son exercice et pense que deux solutions pourraient le tirer d'affaire : l'arrêt du paiement à l'acte et la nationalisation de la médecine.

L'arrêt du paiement à l'acte. Les arguments pour sont nombreux selon le docteur B : faire plus d'actions de prévention, s'occuper mieux des patients, ne pas faire la course à l'acte, mieux se former, avoir le temps de s'occuper des patients en longitudinal et... gagner plus d'argent. Ce dernier point est lié au fait que le pays du non paiement à l'acte, la Grande-Bretagne, offre des revenus nettement supérieurs à ceux des médecins français (voir ici). Mais l'analyse de ce médecin fait l'hypothèse que la course à l'acte rend nécessairement les médecins mauvais (il doit bien y avoir une courbe en J à produire) et que le salariat rend les gens bons pour des raisons éthiques et scientifiques. Ce bon docteur B, bon médecin généraliste devant l'éternel, devrait faire un tour dans les endroits où la médecine salariée, en France, s'exerce dans le bonheur le plus complet : les médecins de PMI, les médecins des mines, les médecins-conseils, les médecins du travail, les médecins de la DGS et... les médecins hospitaliers... Cela se saurait si les médecins hospitaliers n'étaient pas corrompus par l'argent, les offres publicitaires et la médiocrité... Par ailleurs notre bon docteur B devrait s'informer : en Grande-Bretagne, ce n'est pas le salariat et le système des listes de patients (list size) qui ont rendu les médecins généralistes anglais heureux mais la volonté politique de privilégier la médecine générale aux dépens de la médecine spécialisée et de la médecine hospitalière. Lire Des Spence, médecin généraliste écossais chroniqueur au British Medical Journal, devrait suffire à le convaincre : ici.
C'est le Nouveau Contrat qui a changé les choses, un nouveau contrat llimitant le nombre d'heures de travail, redéfinissant les tâches, et cetera...

La nationalisation de l'industrie pharmaceutique. Pour le docteur B, l'industrie pharmaceutique est le mal absolu. Tout vient de là : l'industrie pharmaceutique ne fabrique pas des médicaments mais des maladies, l'industrie pharmaceutique cache les événements indésirables des médicaments, l'industrie pharmaceutique corrompt les chercheurs et les médecins et tout ce qu'elle fait est pourri. Le docteur B a la mémoire courte. Non, je ne vais pas parler de et de (je ne veux pas atteindre le point Godwin à toute allure), je vais seulement parler de la nationalisation de la crise de la grippe dite pandémique : on imagine Roselyne IMC Glaxo, directrice de l'industrie pharmaceutique française et entourée d'un aréopage d'experts tous aussi brillants les uns que les autres. Non, ne me parlez pas de Flahaut, de Houssin, de Veber, de Bricaire, parlez moi plutôt de Jean-Luc Mélenchon, directeur de la Recherche et criant "La Santé Publique, ça s'applique, ça se discute ensuite..." et discutant avec Marguerite Chan de la meilleure façon de mener des essais randomisés sur les partisans du Dalaï Lama, parlez-moi plutôt du Comité de Pilotage des Essais Cliniques avec Jacques Chérèque demandant des essais pragmatiques en médecine générale, sans dépasser 22 euro par consultation (mince, le paiement à l'acte n'existerait plus), le professeur Debré parlant de grippette mais imposant le dosage systématisé du PSA. Ouah, j'en rêve. Parlez-moi des médecins conseils qui proposent des essais cliniques, des médecins du travail, des médecins de PMI, qui seraient aux manettes de l'industrie française. J'en rêve.

Que le docteur B ne croie pas à ces sornettes.
Ce sont les médecins généralistes eux-mêmes qui se tuent.
Les expériences anglaises et écossaises de P4P (paiement à la performance) montrent des choses étonnantes sur les résultats de la médecine salariée : voir ici.

Les systèmes sont certes importants mais ce sont les hommes qui font leur destin et les médecins qui traitent leurs malades et qui ne traitent pas leurs patients. Sauf, bien entendu, dans les systèmes totalitaires.

Mais le docteur B est un homme de gauche. C'est un démocrate. Il n'a jamais atteint le point Godwin.

lundi 18 octobre 2010

UN BON MEDECIN QUI NE CONNAIT PAS LES STATISTIQUES : PORTRAITS MEDICAUX (2)

Benjamin Disraëli (1804 - 1881)
Il y a trois sortes de mensonges : les gros mensonges, les mensonges sacrés et les statistiques.
Lies, damned lies, and statistics.

Le docteur B est un bon médecin généraliste qui fait correctement son travail. Il ne reçoit que sur rendez-vous et ne fait jamais, sauf urgence du siècle, de dérogation. Il lui arrive de faire des visites, environ cinq ou six par semaine, mais il s'agit de visites programmées chez des personnes âgées ou invalides qui ne peuvent se déplacer (que chez leur spécialiste). Il est un bon médecin généraliste qui ne se contente pas de faire de la bobologie et de croire qu'il n'en fait pas. Il est dévoué avec ses patients, n'hésita pas à passer du temps quand il faut passer du temps, il fait le suivi des nourrissons, il fait le suivi des femmes enceintes, il débarrasse les patients de leurs verrues, il fait de la petite chirurgie, il infiltre les épaules, les genoux, les canaux carpiens, les épicondyles, il lui arrive même de faire des électrocardiogrammes, il fait des frottis vaginaux. Compte tenu du prix de la consultation, de son appartenance au secteur I sans dépassement d'honoraires, on peut dire qu'il donne de sa personne et qu'il n'est pas avare de son temps. Il se rend dans des séances de formation médicale continue sponsorisée pour les repas par l'industrie pharmaceutique, il reçoit un laboratoire pharmaceutique par semaine à son cabinet et il lui arrive de déjeuner à l'oeil dans un restaurant de sa ville invité par une charmante déléguée médicale. L'observation de ses prescriptions indique qu'il prescrit peu d'antibiotiques dans les affections virales, qu'il prescrit modérément dans nombre de maladies, que le nombre de lignes sur les ordonnances de personnes âgées est un peu au dessus de la moyenne nationale mais que cela n'a rien d'exceptionnel, il prescrit des arrêts de travail avec mesure et tact compte tenu de la zone dans laquelle il exerce, il ne prend plus de gardes depuis des lustres parce qu'il trouve que ses journées sont assez remplies comme cela, il adresse les patients en loco-régional parce qu'il trouve que les spécialistes de sa ville sont compétents, il s'informe en lisant la presse sponsorisée... Que dire de plus ? C'est un bon médecin au sens classique du terme : il écoute, il entend, il ne fait pas que de la médecine, il fait aussi du social, mais comment pourrait-il faire autrement dans le type de ville où il exerce ?
Mais il y a un hic : il croit beaucoup trop en la médecine.
Je ne sais pas trop comment exprimer cela.
En gros, pour simplifier, allons, simplifions, il pense que les progrès enregistrés dans les pays industrialisés comme la baisse de la mortalité infantile ou l'augmentation de l'espérance de vie sont liés exclusivement à l'action de la médecine et des médecins.
Il ne croit pas aux paradoxes tels que 'La mortalité cardiovasculaire a diminué avant l'arrivée des anti hypertenseurs efficaces' ou 'La mortalité par rhumatisme articulaire aigu a diminué avant l'arrivée de la pénicilline' ; il ne doute jamais de l'efficacité des vaccins, quelle que soit le domaine. Toute attitude dubitative sur le rôle imparfait de la médecine lui paraît ressortir de la théorie du complot.
Mais surtout : il est persuadé que la médecine préventive peut presque tout.
Non seulement il en est persuadé mais il y croit et l'applique dans sa vie de tous les jours : il donne des conseils hygiéno-diététiques aux jeunes mamans, aux diabétiques, aux hypertendus, aux dyslipidémiques, il déconseille l'excès d'alcool et le tabagisme et, pourtant, si on le traitait d'hygiéniste, il ne saurait même pas de quoi on pourrait l'accuser.
Il est deux choses qu'il ne comprend absolument pas : que le dosage du PSA puisse ne pas être efficace ; que le dépistage du cancer du sein puisse entraîner des désavantages.
Le docteur B se fie à son bon sens : il faut tout faire pour sauver une vie ! Et d'ailleurs, est-ce tout faire que de prescrire un PSA ? Est-ce tout faire que de prescrire une simple mammographie ?
Vous aurez beau lui donner tous les arguments du monde, lui fournir toutes les preuves contraires, il ne se fiera qu'à son sens clinique et au sourire d'une vie sauvée.
Mais alors, vous aurez tout faux si vous lui sortez des statistiques. Les statistiques l'emmerdent. Les études cliniques avec des statistiques, des petits p, des risques relatifs, tout cela l'emmerde. Les tests cliniques avec des spécificités, des sensibilités, des valeurs prédictives positives, des valeurs prédictives négatives, l'emmerdent.
Il n'a jamais lu de sa vie une étude clinique dans le texte. Il n'a jamais cru que les études cliniques pouvaient perturber sa vision personnelle de la réalité clinique.
Il ne comprend rien aux statistiques. Un point c'est tout. Et bien qu'il ne connaisse pas la phrase de Disraëli ou la phrase que l'on a attribuée à Disraëli, n'est-ce pas Mark Twain qui l'a popularisée ?, le fait de lui apprendre contentera son sentiment épidermique contre les stats.
Le docteur B croit trop en la médecine et à ses pouvoirs magiques qu'il ne considère pas comme magiques mais comme logiques.
Ce médecin est un sentimental : il croit à la sentimentalité du diagnostic qui sauve une vie.
Ce médecin, le bon docteur B, qui, on l'a vu, est un bon médecin praticien, veut faire le bonheur des malades malgré eux. Ou alors : en niant tout attitude paternaliste, il dira qu'on ne peut pas faire d'omelettes sans casser des oeufs et que pour sauver une vie il est possible soit de rendre un homme non malade impuissant, soit d'amputer le sein d'une femme non cancéreuse...
Comme il ne comprend pas les statistiques il ne sait pas que ce sont plusieurs hommes qui seront rendus impuissants par le sauvetage d'une vie (48 exactement) (voir ici) et plusieurs femmes qui seront opérées à tort pour le sauvetage d'une autre vie (10 femmes exactement) (voir ici).
Le docteur B est plus fort que les statistiques qui se trompent forcément et qui ne peuvent s'opposer au fait que sauver une vie est, finalement, l'objectif final de la médecine.
On rappelle que les statistiques actuelles (au dix-huit octobre 2010) déconseillent le dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA et indiquent que le dépistage du cancer du sein entre 50 et 75 ans par la pratique d'une mammographie tous les deux ans est loin d'avoir un rapport bénéfices / risques favorable.

jeudi 7 octobre 2010

PORTRAITS MEDICAUX (1) : UN INTUITIONNISTE DEONTOLOGIQUE

Emmanuel Kant
Le docteur B est manifestement un homme de conviction. Il en a tous les attributs. Comme certaines femmes fashion sont accessoirisées par Channel, Gucci, D et G, et autres Hermès ou Vuitton, lui, le docteur B, il est accessoirisé par Le Sentiment Infini d'Etre Dans le Sens de l'Histoire. Il a le sens inné du progressisme. Comme tous les hommes (et les femmes) de conviction il est persuadé ne jamais avoir changé d'idée, de ne jamais s'être contredit, d'avoir raison quand il a tort et que les autres, les réacs, les centristes, les fascistes, les ringards, ont toujours tort d'avoir raison (quand il leur arrive d'avoir raison).
Parmi les accessoires que nous pourrions décrire à l'envi, mais nous nous réservons d'autres épisodes palpitants, il en est un qui a un charme particulier : la DCI. Pour les non initiés, la DCI signifie Dénomination Commune Internationale, il s'agit du nom international d'une molécule. Prenons un exemple pour les profanes : l'ibuprofène est la DCI de, par exemple, l'Advil qui est un nom de marque. Les partisans de la prescription en DCI ont de multiples arguments, tous plus pertinents que les autres : sécurité d'emploi, internationalisation de la prescription, recentrage sur les qualités intrinsèques des médicaments... Mais nous y reviendrons un jour dans un autre post. La prescription en DCI est, selon les convaincus, une assurance pour le patient de la qualité de la prescription et du prescripteur. Diable ! Mais les raisons cachées de la prescription en DCI sont idéologiques : 1) Les "bons" médecins qui sont de "vrais" scientifiques (la science a bon dos et à bon compte) prescrivent en DCI ; 2) Prescrire en DCI c'est contrer le capitalisme (i.e. Big Pharma).
Je n'adhère pas à ces principes bien que je prescrive en DCI. Les effets collatéraux de la DCI sont essentiellement la générication des prescriptions et une prise de pouvoir qui paraît anodine mais qui n'en est pas moins réelle des pharmaciens sur l'acte de prescrire et la dangerosité chez les personnes âgées. Passons.
Tous ces détours pour en arriver à ceci : le bon docteur B a fait le partage du monde entre les bons et les mauvais ; il fait bien entendu partie des bons qui prescrivent en DCI et lui, pour des raisons inconnues de moi mais qui doivent tenir à des opinions morales et politiques, reçoit beaucoup de patients consommant du subutex (buprénorphine en DCI), quand je dis beaucoup, c'est beaucoup (pour des raisons qui doivent être le rejet de ces populations par les autres médecins pour d'autres raisons que notre ami B se fait fort de nommer : égoïsme, refus de la différence, manque d'humanité, esprits étroits, conservatisme, stigmatisation, et cetera...), et leur prescrit beaucoup de buprénorphine. Le docteur B est le premier à jeter l'opprobre sur les pharmaciens qui n'ont pas fait ce choix de vie, recevoir beaucoup et beaucoup de consommateurs de buprénorphine, et de dénoncer leurs pratiques et leur appétit d'argent (refuser pour des raisons de papiers non en règle, et cetera...)...
Cela dit, le bon docteur B, avec un consommateur de subutex qui souhaitait consommer du subutex, pas un générique du subutex (pour des raisons que nous ne pouvons pas toutes dévoiler ici de peur de faire du prosélytisme), parce qu'il lui semblait moins efficace, le bon docteur B s'est fâché tout rouge. Il lui a lâché des arguments "scientifiques" à la goule, il l'a traité de con, il s'est dressé sur ses ergots de médecin qui fait son métier et qui sait mieux que le patient ce qui est bon pour lui, il a piétiné l'Evidence Based Medicine sur son volet Valeurs et préférences des Patients (voir ici), il a remis les pieds dans ceux des médecins qu'il dénonce à longueur d'année, paternalistes, bouffeurs de free pizzas, et autres gracieusetés. Et ainsi le patient s'est-il retrouvé sur le trottoir sans subutex mais avec la putative possibilité, désormais évanouie, d'obtenir la DCI, la burprénorphine...
Le docteur B a fait son boulot de prescripteur de DCI aussi bien que le pharmacien qui n'a pas voulu délivrer de burprénorphine pour de vagues raisons administratives...
Le bon docteur B est content de lui puisqu'il a divulgué cette non prescription à qui veut l'entendre comme une preuve de courage, de résistance à Big Pharma et autres fadaises sans consistance en ce temps de paix des braves.
Le très bon docteur B, dont on a vu plus haut, qu'il était accessoirisé par les Marchands du Temple des Bonnes Causes, il ne le sait pas vraiment car les hommes de conviction ne "pensent" pas leurs convictions, a adopté une morale, hautement estimable, et Emmanuel Kant, pourrait la commenter avec utilité : c'est une morale intuitionniste. Pour un intuitionniste comme l'excellent docteur B les savoirs moraux dépendent entièrement d'une connaissance immédiate qui ne requiert ni l'expérience sensible, ni la connaissance des faits empiriques, ni même d'inférences. Et l'excellentissime docteur B appartient (sans le savoir, le pauvre) à une catégorie particulière des médecins intuitionnistes, celle des intuitionnistes déontologiques : ces médecins croient qu'il existe une connaissance immédiate des obligations morales ; pour eux, certaines actions ont un caractère intrinsèquement obligatoire qui ne se réduit pas au fait que les conséquences réalisées ou prévisibles de ces actions soient bonnes. Ces intuitionnistes déontologiques ne pensent pas qu'enfreindre la loi morale peut conduire à un bien. Mais ils se targuent aussi, mais tous les médecins quand on les interroge ou quand ils s'interrogent pensent ainsi, de fonder leurs relations avec le malade sur le "Etre bon" qui serait une sorte d'intuitionnisme téléologique...
Mais tout cela est beaucoup trop compliqué pour notre docteur B : il prescrit en DCI, point barre. le monde peut s'écrouler à côté de lui, il aura rempli son rôle d'homme de conviction.

(Pour la partie philosophique, je me suis largement inspiré d'un article de Benoît Pain, Les incertitudes de la bientraitance, paru dans Esprit, juillet 2010 : 153-170)