L'autre jour j'ai vu Monsieur Quipue en visite. J'aime pas trop les visites mais c'est quand même pas mal, les visites, ça montre la vraie vie, la vraie médecine, les mains dans le cambouis, là... La merde, ce qu'y a pas dans les livres, toussa.
Tu m’emmerdes, gros con, voilà ce que je devrais dire à ce malade à qui je répète depuis
des siècles qu’il faut arrêter de bouffer de la merde et qui continue avec une
putain d’HbA1C dans les nuages à me faire douter de la médecine.
J’ai tout essayé et rien n’y a fait.
Quant à ce con de remplacé, le docteur Mescouilles, y
s’en tamponne de son malade. Il pense que chacun fait ce qui veut et que le
médecin donne des conseils et que son boulot s’arrête là. On est quand même pas
des assistantes sociales qu’il m’a dit sans utiliser le second degré !
Mais à mon avis, le second degré, y comprend pas.
Moi, je me demande si je ne suis pas parfois une
assistante sociale.
Alors, l’autre jour, je me pointe chez le mec, un
taudis où t’as envie de rester debout et de ne pas coller ton cul de nana
propre sur elle sur aucun des sièges qui te sont même pas proposés.
L’appart est un vrai chantier avec de la vaisselle pas
lavée et des mégots de cigarettes un peu partout. C’est peut-être ça qui rend
l’air irrespirable ?
Le malade, y va pas bien. Y tousse comme un damné et
il a un peu de fièvre. J’ouvre une fenêtre et y me fait une tronche pas
possible comme si j’étais en train de polluer son atmosphère.
Bon, si on faisait un peu de médecine… Faut dire que
chez Monsieur Quipue, le problème, c’est qu’y pue. J’ai failli plusieurs fois
lui demander si ça lui arrivait de se laver mais j’ai pas osé. Cela aurait servi
à quoi ? La salle de bains est encore plus sale que lui. Le lavabo est
noir et ressemble à son évier, sauf qu’il y a pas d’assiettes et de bols sales…
Donc, pour résumer, le malade est diabétique, il a une
HbA1C à 10, y veut pas se faire piquer et au bout de 150 mètres il a une crampe
dans le mollet. D’ailleurs je sais pas comment y fait pour savoir s’il a une
crampe au bout de 150 mètres puisqu’il ne marche jamais ou presque et qu’il a
une épicerie au coin de sa rue. Il picole, il fume et tout va bien.
Chaque fois que je vais en visite chez lui, je me
répète avant tout ce que je devrais faire pour changer ce bordel et à chaque
fois c’est le fiasco complet : Monsieur Quipue a une force d’inertie que
même Einstein y saurait pas s’en sortir pour la calculer… Mais tout est
relatif.
« Monsieur Quipue, faut qu’on fasse quelque
chose ! », je commence avec vaillance en tentant de respirer le moins
possible les remugles de la maison. « Ce n’est pas possible, vous avez trop
de diabète, vous fumez trop, vous buvez trop, vous ne pouvez plus marcher et
vous ne voulez rien faire… » Il me regarde avec un air bovin. J’ai oublié
que le mec qui est devant moi assis sur une chaise pliante genre camping des
flots bleus avec une table en formica souillée par de la poussière, des taches
de café genre Rorschach, un cendrier rempli à ras bord, une boîte d’allumettes
de cuisine, deux tasses ébréchées avec un fond indéterminé, Le Parisien ouvert et replié en deux à la page des mots fléchés, un bic mordillé sur le dessus et un bout de baguette dans un coin avec des miettes tout autour, était, avant que tout cela n’arrive, agent d'assurance et plutôt informé sur tout avec une solide culture de l'actualité… Y a des livres un peu partout et des livres bien, des classiques, des trucs intellectuels, des livres que j'ai même pas lus... Mais sa femme est morte il y a six ans, y
m’a raconté ça, et il n’a plus eu envie de vivre… y s’est mis à boire plus
qu’avant, et cetera… Le docteur Mescouilles m’a raconté l’histoire à sa façon,
dans le style « C’est dingue comme les accidents de la vie peuvent être fatals…
des gens biens… un peu négligents sur le ménage et tout a basculé… un cancer du sein qui a tué sa femme… c’est pourquoi moi, le
dépistage, j’y crois dur comme fer… »
Et chaque fois que je ressors de chez Monsieur Quipue
je me rends compte que j’ai rien fait, que je me suis laissée aller à ne rien
faire, qu’il continuera à bouffer du sucre, à fumer des clopes, à ne pas se
laver et à ne pas parler du décès de sa femme et de ses enfants qui ne viennent
plus le voir et qui n’attendent qu’un truc, qu’il clamse pour récupérer le
taudis…
J'y ai prescrit des antibios, du sirop, du doliprane, des bonnes paroles et je suis repartie la queue entre les jambes en me disant que la prochaine fois je ferai quelque chose. On appelle cela la procrastination...
Monsieur Quipue fait chier.
(Crédit photographique : ICI)