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dimanche 10 octobre 2010

UNE FEMME ECRASEE PAR LE JEUNISME ET LES METHODES MODERNES DE GESTION DU PERSONNEL - HISTOIRES DE CONSULTATION : QUARANTE-CINQUIEME EPISODE.


Madame A a cinquante-sept ans. Elle a toujours travaillé dans le milieu de l'assurance. Elle a des antécédents médicaux (écrire des antécédents psychiatriques aurait été trop péjoratif et aurait induit chez le lecteur des présupposés désagréables contre cette femme) : épisode dépressif important et prolongé au décours du décès de son mari, hypertension artérielle bien contrôlée par un béta-bloquant, céphalées chroniques.
Depuis deux ans elle recommence à se sentir mal. Ses céphalées redoublent, son hypertension devient instable, et les images mentales de la dépression l'envahissent à nouveau.
Voyons les faits.
La société dans laquelle elle travaille depuis quinze ans a été rachetée par un grand groupe. Un grand groupe qui a décidé que tout le monde devait se plier aux règles modernes de la gestion des entreprises et que c'était la condition sine qua non à une expansion continue vers des lendemains de cash-flow qui chantent.
Madame A travaille désormais dans un bureau "ouvert" avec d'autres collègues qui, comme elle, passe leur vie au téléphone à répondre aux clients. Il y a une superviseure qui est là pour aider les employées et qui, selon "ma" patiente, énerve tout le monde et rend les appels plus compliqués.
Elle n'y arrive plus. "Moi qui connais mon métier, je n'arrive pas à faire des dossiers et à répondre en même temps au téléphone, c'est trop compliqué, le travail ne peut qu'être mal fait et la superviseure ne connaît pas son boulot, elle nous embrouille plus qu'elle ne nous aide."
Le diagnostic évident de cette affaire : Madame A est dépassée, elle est trop âgée, elle ne peut s'adapter à de nouvelles situations, il est temps qu'elle démissionne pour laisser la place aux jeunes.
C'est d'ailleurs, me dit-elle, ce qu'on lui dit.
Je l'écoute depuis le début avec empathie mais je ne peux m'empêcher, dans un premier temps, de penser ceci : Elle a toujours fait le même boulot toute sa vie, elle est incapable de changer, elle a atteint son niveau d'incompétence à quelques années de la retraite, c'est la vieille employée du service qu'on va finir par placardiser ou, pire, à virer pour résistance au changement. Mais je sais aussi que les nouveaux directeurs aiment faire place nette dans les entreprises, comme les régimes totalitaires rectifient les photographies officielles au fur et à mesure des purges ou des modifications de lignes politiques, afin de casser la mémoire d'entreprise, afin de casser les réseaux d'efficience, afin de pouvoir imposer des méthodes qui n'ont fait leurs preuves nulle part pour des raisons managériales strictement idéologiques (la médecine générale est un puits sans fond dans lequel sont jetés tous les déchets de l'époque), afin d'imposer des djeunes moins payés et plus malléables.
Madame A ne souhaite pas replonger (comme elle dit) dans les antidépresseurs, et je l'arrête dans un premier temps, lui donne des anxiolytiques et la revois, au début, une fois par semaine.
Un jour (elle avait repris son travail), je lui dis ceci (après l'avoir beaucoup écoutée) : Il ne faut pas que vous vous laissiez aller à croire ce que les chefs vous disent. Les gens qui ne cessent de démissionner montrent que vous n'avez pas tort, que votre expérience est un bien, que la nouveauté n'est pas gage d'excellence et que l'entreprise est peut-être en train de se planter.

J'ai vu Madame A avant-hier. Elle travaille, elle ne prend toujours pas d'antidépresseurs et elle a arrêté les anxiolytiques depuis longtemps, sa pression artérielle est normale. "Mais c'est dur", me dit-elle.
La situation dans l'entreprise est toujours aussi tendue. Des gens, même (et surtout) des jeunes démissionnent, la superviseure est stressée et stresse, la grande cheffe est dans le même métal mais il semble que les clients râlent. C'était mieux avant. Réflexion de la grande cheffe à Madame A : Les clients, vous les chouchoutiez trop, avant. Ils ont pris des mauvaises habitudes... Madame A rajoute : C'est la première fois que j'entends cela, on chouchoutait trop les clients, n'importe quoi... J'abonde dans son sens mais je souris intérieurement. Je vous dirai cela tout à l'heure (1). Pour l'instant, je tente de tirer des enseignements à partir du cas de Madame A : J'ai failli, au début, m'engager dans le courant ambiant de la mode entrepreneuriale, et la juger selon le bon fameux Principe de Peter ; je me trompais ; j'ai failli ne pas être empathique avec cette patiente et rester simplement neutre ; je me trompais ; j'ai failli céder à la phrase jeuniste : Place aux jeunes ; je me trompais... J'espère que j'ai permis à cette femme, veuve, de ne pas se retrouver seule chez elle, encore plus démoralisée, encore plus à la recherche de l'estime d'elle-même, je suis allé dans son sens, je n'ai pas contacté le médecin du travail (elle ne le voulait pas car elle ne souhaitait pas que le secret médical fût rompu... ce qui en dit long sur la confiance du public à l'égard de la médecine du travail), et, surtout, j'ai tenté de comprendre ce qui se passait dans l'entreprise. Avec tous mes préjugés et tous mes présupposés et avec ce que je sais personnellement de ce qui se passe dans les entreprise pour y avoir travaillé dans une autre vie...
Il est donc possible que Madame A, sans antidépresseurs et sans arrêts de travail, termine sa carrière dans cette entreprise avec, à la clé, une retraite meilleure.
On dirait que je donne dans le pathos...

(1) Je ne peux m'empêcher de penser à mes collègues qui, sous prétexte de respect, de rentabilité, d'organisation, imposent des règles draconiennes à leur patient dans le style C'est moi qui suis le chef et si vous n'êtes pas content, allez vous faire voir. C'était une incise qui a rapport avec l'arrogance médicale.