Claudina MICHAL-TEITELBAUM
Je déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts avec des sociétés fabriquant ou exploitant des vaccins conformément à l’article L4113-13 du Code de la santé publique
Jean-Baptiste Fressoz est historien
des sciences des techniques et de l’environnement, et maître de conférences à
l’Imperial College de Londres. Il a publié, en 2012, un ouvrage intitulé, « L’Apocalypse
Joyeuse, Une histoire du risque technologique », où il développe une
thèse, basée sur un travail historique et sur des exemples précis richement
documentés.
On pourrait résumer sa thèse de la
manière suivante. Alors que nous pensons que nous subissons aujourd’hui les
conséquences écologiques de l’aveuglement de nos ancêtres, emportés par
l’enthousiasme provoqué par les progrès techniques et totalement inconscients
des risques que les progrès techniques impliquaient, J-B Fressoz démontre qu’en
réalité il n’y a jamais eu de consensus concernant ces risques, mais que des objections et des oppositions se
sont élevées de tout temps, mélange d’intérêts personnels froissés,
d’anticipations suspicieuses plus ou moins réalistes, mais aussi, et surtout de
la conscience des risques que les progrès techniques faisaient subir à
l’environnement, au travail et à la sécurité des personnes. Ces résistances ne
se sont pas tues, comme le veut l’histoire officielle, l’histoire réécrite, par
le simple jeu de l’enthousiasme généré par les progrès techniques et leurs
bienfaits. Certains groupes ont étouffé ces réticences
par des coups de force, la manipulation des faits, l’adaptation des politiques
et le dévoiement de la science.
Le passage du XVIIIème au XIXème
siècle a été marqué par l’avènement de l’économie libérale et capitaliste et
par un changement radical du rapport à la nature. D’une
conception organiciste de la nature, milieu vivant avec lequel l’Homme devait
composer pour vivre, on est passé à une
conception mécaniciste de la nature, qu’on se représentait désormais
comme un corps inerte qu’il fallait maîtriser et sur lequel l’Homme allait
étendre sa domination par la technique.
J-B Fressoz rappelle que Marx avait dit, à propos du
capitalisme : « la particularité du métabolisme capitaliste est son
insoutenabilité ».
Le « nouvel
Homme » de l’ère capitaliste et de la Révolution industrielle est un Homme
autonome, rationnel et
calculateur ; sa religion est la technolâtrie.
Après la Révolution les Français cessent d’être des sujets de
sa majesté, soumis à sa volonté, pour devenir des sujets autonomes liés
contractuellement à l’Etat. En tant que sujets autonomes et éduqués, ils sont
réputés prendre des décisions rationnelles et jouer leur rôle en tant
qu’acteurs économiques. Dans le même temps, les théories libérales prônant la
dérégulation des échanges tombent à point pour justifier la dérégulation de la
production dans une économie en transition vers le capitalisme, et permettre
ainsi son développement.
Le capitalisme est marqué par une
urgence permanente : urgence de l’accumulation de capital et des profits,
qui implique l’urgence de la production et de la diffusion de toute innovation
technique. Il est donc naturel que la vénération de la technique soit une
caractéristique du système capitaliste. L’avènement de l’organisation
économique capitaliste s’accompagne donc de l’avènement d’une nouvelle
religion, la technolâtrie, par laquelle tout progrès technique est assimilé à un progrès humain. Cela est
cohérent d’un point de vue idéologique si on envisage que dans l’imaginaire et
dans l’idéologie technolâtres aussi bien que capitaliste, l’horizon est la
maîtrise totale par l’Homme de la nature, c'est-à-dire un rêve de toute
puissance qui propulserait l’Homme au rang de dieu.
Compte tenu de cette urgence
incessante, il existe un « état d’exception permanent », dit J-B
Fressoz, il est donc aussi
prévisible que le capitalisme ne tolère pas la régulation.
La transition des modes de production médiévaux vers des
modes de production capitalistes a été marquée par le démantèlement de la
régulation, par exemple des polices urbaines de l’Ancien régime veillant au respect
des interdits et à la protection de l’environnement, et son remplacement par
une logique assurantielle de compensation, compenser après coup plutôt que
réguler à priori, et par le développement des normes. L’étymologie du mot
« norme » ne fait d’ailleurs pas appel à la notion de régulation, mais
plutôt ce qui est la règle, ce qui est vrai en moyenne. D’où l’on comprend que les normes ne sont pas destinées à
réguler, mais ne font que
pérenniser un état de fait.
Le rôle de la compensation est
d’éviter la régulation et de la remplacer par un marché et une logique assurantiels (par exemple, le marché du
carbone, mais aussi la compensation après accident vaccinal). Le rôle des
normes est de rendre le risque licite, de le banaliser, de transférer la
responsabilité du risque technique de la technique elle-même vers le facteur
humain, et également d’établir une
tolérance sociétale et culturelle au risque (exemple de l’établissement de
normes de seuils de toxicité pour les substance cancérogènes pour lesquelles
aucun seuil n’a été scientifiquement établi). Les normes sont utilisées, notamment,
quand les catastrophes surviennent, pour faire taire les critiques, empêcher de
mener une réflexion approfondie et ainsi permettre la poursuite d’une fuite en
avant technologique.
Au total ces stratégies et ces
mécanismes (coups de force, compensation plutôt
que régulation, normes) autorisent une banalisation du risque technique, et le
sentiment du risque technologique étant ainsi neutralisé au sein des
populations, cela empêche une régulation politique, cela autorise également le
cumul de multiples risques technologiques et un accroissement de la prise de
risques dans la durée, pouvant aboutir à des grandes catastrophes comme le
dérèglement climatique. En même temps l’aveuglement face au risque technique
permet une vision irréaliste de la technique, surestimant ses bénéfices et
sous-estimant ses risques, et
entretient la technolâtrie. Il se crée ainsi une fuite en avant
permanente, les problèmes générés par la technologie étant réputés être
solubles par des innovations technologiques, qui à leur tour génèrent de
nouveaux problèmes, etc. etc.
Le processus par lequel l’ensemble
des acteurs devient incapable d’anticiper les risques des nouvelles techniques,
n’en voyant plus que les avantages, est
ce que J-B Fressoz appelle la désinhibition
modernisatrice.
L’émanation suprême de la technique
est l’innovation, qui bénéficie d’un statut particulier. On le voit, par exemple, dans les procédures spécifiques, les procédures accélérées, de mise sur le marché de certains médicaments et vaccins.
L’innovation se
caractérise par l’enthousiasme qu’elle provoque chez les technolâtres mais surtout par le fait
qu’elle est réputée, par définition, devoir être diffusée de manière urgente et, donc, ne pouvoir
être ni régulée ni mise en concurrence avec des options alternatives.
Le nouvel Homme ou Homo Oeconomicus de la théorie
libérale est réduit à sa dimension calculatrice car il est censé être en
recherche permanente de maximisation de son bien-être par la consommation. Ce
que la théorie libérale exprime par le terme de maximisation de
« l’utilité ». Il doit donc réfléchir constamment en termes de gains
et de pertes escomptés, donc de risque.
C’est cette notion de calcul et
d’évaluation du risque qui le rapproche de l’individu autonome et rationnel voulu par les promoteurs
de l’inoculation au début du dix-neuvième siècle. Cet individu autonome et
rationnel choisit le risque, car autonome, et il est obligé de le prendre, car rationnel.
Le mot « risque » aurait
été d’abord utilisé par les marchands pisans et vénitiens. Ils l’auraient
emprunté à leurs partenaires commerciaux du monde arabe. En arabe, le mot »
rizq » signifie « la part de biens que Dieu attribue à chaque
homme » et donc, d’une certaine manière, la part d’impondérable dans toute
transaction.
Pour Rousseau le risque désigne
« un danger auquel on s’expose volontairement avec quelque espoir d’y
échapper dans l’espoir d’obtenir quelque chose qui nous tente plus que le
danger nous effraie ».
L’inoculation, ou variolisation, est
l’opération qui consistait à pratiquer une incision dans la peau d’une personne
bien portante pour y introduire le pus d’une personne malade de la variole
contenant le virus variolique. On
comptait ainsi provoquer une forme atténuée de la maladie qui préserverait
l’inoculé de la variole et donc prolongerait la vie de la personne inoculée.
Dans l’Europe du dix-huitième
siècle, l’inoculation fut d’abord utilisée dans l’espoir d’optimiser la rente capitaliste. On inocula les trente immortelles de
Genève, trente jeunes filles sur la tête de qui des banquiers suisses avaient
accordé des emprunts à Louis XIV. Ces emprunts viagers avaient un rendement
élevé de 10 % par an et étaient calculés sur la base d’une espérance de vie
moyenne de 20 ans.
On inoculait aussi certains
esclaves, au prix de 20 francs par
tête, les inoculateurs devant en revanche rembourser 1000 francs en cas de
décès de l’inoculé du fait de l’inoculation.
Et comme dans la religion cet
évènement fondateur fut mythifié, à savoir qu’il fut impossible pendant des
siècles et jusqu’à aujourd’hui de percevoir les éléments de réalité qui en
atténuaient la portée.
Au dix-huitième siècle la
dissémination des maladies entre continents était prévenue par la pratique de
la quarantaine, qui consistait à isoler pendant une période de temps hommes et
animaux en provenance de pays lointains et arrivant par bateau en vue de
s’assurer qu’ils n’étaient pas porteurs de maladies contagieuses.
Alors que la variole était
endémo-épidémique en Europe, la ville de Boston en Nouvelle Angleterre en était indemne depuis
plusieurs décennies. Cependant, en 1721, un cas de variole y apparut, arrivé
par bateau, et cette maladie se propagea comme une traînée de poudre dans cette
population qui n’avait jamais été en contact avec la maladie. Alors qu’il n’y
avait pas de quantification des cas de variole en Europe, l’administration
employa tous ses moyens pour tenir un compte précis des malades et des morts.
En même temps une campagne d’inoculation fut lancée sous l’impulsion de deux
pasteurs protestants, Cotton Mather et Benjamin Colman. Face aux critiques
nombreuses sur cette pratique inconnue, jugée dangereuse et contre-nature ils
publièrent une analyse quantitative réputée démontrer l’intérêt de
l’inoculation.
Ainsi, sur une population de
quelques 12000 âmes à l’époque dans la ville de Boston, 7989 habitants furent
contaminés par la maladie et un sur neuf en mourut, soit 844. Tandis que sur
286 inoculés il y eut « seulement » six décès, soit un sur 48.
Cette manière d’évaluer et de
comparer les risques en faisant appel à la raison et au calcul était nouvelle
dans le domaine médical. La médecine était alors plutôt un art et la faculté de
médecine était, en France, rattachée à la République des lettres.
Si l’inoculation suscitait les
critiques c’est aussi parce
qu’elle ne pouvait être rattachée à aucune des deux approches existantes :
à celle
qui avait le corps malade pour objet et qui autorisait des pratiques
contre-nature pour retrouver la santé, ni à celle qui traitait de l’hygiène et
préconisait des pratiques naturelles chez les bien-portants pour prolonger et
conserver la santé. En fait l’inoculation introduit un paradigme nouveau et
inaugure la transformabilité des corps, c'est-à-dire
des pratiques non naturelles aux fins d’améliorer les performances de l’être
humain.
Tous les débats qui eurent lieu
pendant les siècles suivants eurent pour base le chiffrage du rapport
bénéfice-risque effectué par Mather et Colman dont les promoteurs acharnés de
l’inoculation furent incapables de se détacher.
En réalité ce rapport n’était pas
transposable dans des populations où la variole était endémique et où un grand
nombre de sujets avaient déjà été contaminés et donc étaient immunisés contre
la variole. Bien que la vérité des chiffres parût éclatante elle était largement
nuancée par des faits dont ces chiffres ne tenaient pas compte tels que
l’inutilité de l’inoculation chez des personnes déjà immunisées, la durée de la
protection par l’immunisation comparée à celle de la maladie naturelle et au
maintien de l’immunité à long terme par une réinfestation asymptomatique dans
une population où le virus circule, le risque de contamination de
l’entourage par l’inoculé ou
le risque de transmission d’autres maladies lors de l’inoculation.
En tous cas cet évènement
historique marqua le début de l’intérêt pour l’inoculation en Europe.
L’histoire de l’inoculation est à la base de la vaccinologie moderne. Elle
marque aussi l’émergence
du risque et le détournement de la science qui est utilisée comme mode de
gouvernement des conduites pour les aligner dans le sens de la technique.
Les premiers à s’emparer de ce phénomène nouveau furent
l’Eglise protestante et les aristocrates.
L’épidémie meurtrière de Boston
voit la naissance d’une nouvelle théologie de l’inoculation. Elle a ses
apôtres, au premier rang desquels se trouve Mather, le pasteur protestant, qui
entreprend « l’évangélisation
du peuple.». Pour le pasteur Colman : « Si quelqu’un meurt de
l’inoculation, il meurt dans l’usage du moyen le plus probable qu’il
connaissait pour sauver sa vie ; il meurt dans la voie du devoir et donc
dans la voie de Dieu ».
Mather et Colman, échangeaient des
lettres avec James Jurin à Londres, médecin et secrétaire du Royal College.
Pour celui-ci la différence des probabilités révèle l’origine divine de
l’innovation.
Charles Chais, un pasteur suisse,
écrit en 1755 un « Essai apologétique sur l’inoculation ». Il se
livre à une comparaison marchande pour concilier théologie et vision
utilitaire. Selon lui, la vie ne m’appartient pas. Elle est seulement un
« précieux dépôt » que Dieu m’a confié et dont « je suis
comptable ». Ne pas choisir les meilleurs risques revient donc à léser
Dieu.
En 1752 l’évêque de Worcester
fonde, à Londres, le Smallpox and Inoculation Hospital et inocule gratuitement,
grâce aux dons des paroissiens, les populations démunies.
En France la situation est bien
différente.
En 1754, l’avocat général du
parlement de Paris, Omar Joly de Fleury, tranche : « cette pratique
étant dangereuse en elle-même, il convient de poursuivre sévèrement tous ceux
qui la mettraient en pratique ».
En 1763 les casuistes, des
théologiens chargés de juger les cas de conscience, ainsi que les juristes de
la Sorbonne, rejettent
conjointement l’inoculation. D’une part, la question de la
responsabilité en cas de décès ne peut être tranchée, d’autre part,
l’inoculation est un non-choix car elle est d’abord subie par les enfants, l’entourage risque lui-même d’être contaminé à la suite de l’inoculation,
et donc celle-ci risque aussi de multiplier les foyers d’infection.
Progressivement, au début des années 1760, la pratique de l’inoculation est
interdite sous peine de sanctions, dans plusieurs grandes villes françaises.
Au même moment où l’inoculation est
bannie en France de l’espace public, elle connaît un certain succès auprès des
aristocrates. En effet, le risque même attaché à cette pratique correspond à
l’éthique aristocratique de courage. Se faire inoculer ou faire inoculer ses
enfants est un exploit, un acte héroïque qui donne lieu à la remise d’une
médaille. Les aristocrates
tiennent des journaux d’inoculation, décrivant dans le détail
l’évolution de leur état et leurs symptômes après l’inoculation. Ou bien ce
sont des proches qui se livrent à cette pratique descriptive en rendant des
visites quotidiennes aux inoculés.
Ils diffusent ensuite les connaissances acquises dans la haute société sous la forme
de journaux d’inoculation qui, par la précision et le soin apportés à leur
rédaction, acquièrent la même valeur que des ouvrages médicaux.
Personne ne songe alors à remettre
en question la parole aristocratique lorsque celle-ci décrit les accidents graves
et les décès consécutifs à l’inoculation. Chacun s’incline et s’émeut devant le
drame subi par le marquis de la Perrière, qui perd un de ses fils et dont
l’autre devient sourd après leur inoculation par le médecin Acton. Ce fait
donna lieu à plusieurs publications. Personne ne songe à contester les objections de certains
aristocrates qui argumentent sur le fait que l’inoculation dénature les
relations filiales par une logique marchande. Venant des aristocrates cet
argument apparaît comme légitime. Et, surtout, l’idéologie ne s’est pas encore
emparée du sujet.
Les récits des échecs de l’inoculation sont issus des
inoculateurs eux-mêmes, des médecins qui font commerce de leurs compétences
comme inoculateurs, et qui s’appliquent
à décrire les échecs de leurs concurrents, afin de mieux valoriser leur propre
travail.
Le tableau de l’inoculation dressé
par ces récits, quoique non centralisé et composé d’informations souvent issues
de profanes, est très différent de celui qui va apparaître lorsque ce sera
l’Etat qui va s’emparer de l’inoculation pour en faire un outil d’optimisation
de la population et de la force guerrière.
Tant que le débat sur l’inoculation
est resté ouvert et a eu lieu sur la place publique, les aspects moraux,
politiques, éthiques et affectifs aussi bien que mathématiques de l’inoculation demeurèrent
inextricablement mêlés. En France, on dut se rendre à l’évidence : le
risque ne parvint pas à produire un alignement des conduites.
Dans son « Mémoire sur
l’inoculation de la petite vérole » en 1754, Charles Marie de la Condamine,
aristocrate, scientifique, explorateur et mathématicien, favorable à
l’inoculation, présente la controverse sur l’inoculation comme un simple
problème mathématique. Ni la médecine, ni la morale, ni les sentiments n’y
avaient leur place. Il dit ainsi : « gardons nous de faire un cas de
conscience d’un problème purement arithmétique ».
Daniel Bernoulli, médecin et
mathématicien bâlois, lui emboîte le pas. Avec son frère, Nicolas, il fonde le
concept d’ « utilité »
évoqué plus haut, qui est à la base de la définition de l’Homo oeconomicus
comme un sujet cherchant à maximiser son bien-être par la consommation. Il jette aussi les bases du concept de
risque et d’aversion au risque utilisés dans la théorie économique et
financière. En tant que mathématicien il envisage le problème de l’inoculation
comme un calcul probabiliste. Il se positionne en se plaçant du point de vue de l’Etat comme s’il s’agissait
d’un entrepreneur cherchant à optimiser la rentabilité de son capital. Au
dix-huitième siècle, une population nombreuse est un facteur de puissance pour
l’Etat, car il faut beaucoup de bras pour cultiver la terre et faire la guerre.
Le calcul de Bernoulli est que si les enfants sont inoculés à la naissance, le
risque de l’inoculation, un décès pour 200 inoculés d’après lui, fera gagner
79,3 individus sur 1300 enfants.
Son calcul se base sur l’hypothèse
que chaque individu de la population a le même risque à chaque âge de la vie.
Pour lui ce raisonnement resterait valable même si la différence de
létalité entre inoculation et variole était très faible et ne faisait
gagner que quelques jours d’espérance de vie en moyenne.
Ce calcul, comme tous ceux qui ont été faits lors de son débat
avec d’Alembert, et comme d’Alembert le fera remarquer, repose sur deux
présupposés : le premier est que l’inoculation protège à vie et le
deuxième est qu’elle ne transmet aucune maladie mortelle ou dangereuse. Un autre
présupposé est oublié ici, pouvant modifier radicalement la balance
bénéfice-risque théorique : il ne faut pas que la variolisation génère par
elle-même des nouveaux foyers de variole. Tous ces présupposés s’avèreront
faux, comme on le verra plus tard.
En fait, Bernoulli
raisonnait en capitaliste. Il considérait les vies humaines comme des unités
monétaires, toutes identiques, dont il fallait optimiser la valeur pour l’Etat.
Il avait dit sa préférence pour un âge précoce pour la variolisation estimant
que les enfants, non productifs, n’avaient pas de valeur en termes
d’accumulation de richesse et de pouvoir pour l’Etat, le but étant de maximiser
le nombre de jeunes hommes pour cultiver la terre et aller se battre et le nombre de
jeunes femmes reproductrices. Il raisonnait sur l’humain de manière
abstraite comme une masse uniforme devant se plier aux ambitions de rendement
de son gestionnaire, l’Etat.
Son raisonnement n’était pas
seulement humainement et moralement contestable (euphémisme) mais aussi
mathématiquement faux, car fondé sur une pure abstraction ne tenant aucun
compte des éléments factuels du monde réel. C’est pourtant sur ce même type de raisonnement hyper simplificateur et irréaliste qu’est fondée la
vaccinologie actuelle.
Jean-Henry Lambert, un autre mathématicien
du dix-septième siècle originaire de Mulhouse, fit remarquer que le risque de
contracter la variole et d’en mourir n’était pas le même à tous les âges,
contrairement au postulat de Bernoulli, et que l’on devait définir un âge
optimum pour la variolisation.
D’Alembert, mathématicien et
physicien français, auteur de l’Encyclopédie, présenta, en novembre 1760, un
mémoire sur l’inoculation et les probabilités devant l’Académie des Sciences.
Quoique plutôt favorable à l’inoculation, sous les présupposés évoqués
précédemment, il disputa surtout l’idée que les raisonnements mathématiques
soient pertinents pour la prise de décision individuelle dans des domaines qui
relèvent de la politique et de choix personnels. Rappelons qu’à l’époque la
variolisation était rejetée à la fois par les juristes et par la population et
que, si elle devait s’imposer, cela ne pouvait se faire que par la persuasion
et des choix individuels.
Parmi les objections soulevées par
d’Alembert on en retiendra trois.
D’une part, il estime que les choix humains
sont marqués par une préférence pour le présent : exposer un enfant en bonne santé au risque de l’inoculation au
prétexte d’un risque, quantitativement supérieur en théorie, mais de survenue
indéterminée dans le temps n’est pas l’option intuitive. Cette préférence pour
le présent est une règle intégrée maintenant en économie et illustrée par le paradoxe de Saint Petersbourg. Le choix
qui semble, de prime abord, mathématiquement rationnel n’est pas ici le choix
jugé humainement raisonnable par les parents.
Une deuxième objection de
d’Alembert porte sur les différences interindividuelles. Il explique ainsi que
le bénéfice individuel relatif de
l’inoculation sera d’autant moindre que le risque global pour une personne
donnée, de mourir d’une autre cause est grand. Il évoque, pour sa
démonstration, des métiers dangereux.
En troisième lieu d’Alembert
explique, et cela est lié au point précédent, qu’il est faux de dire qu'éviter une maladie ramène le
risque de mourir d’une personne au risque moyen. Ce qu’il énonce là est une vérité générale mais c’est encore plus vrai quand les
conséquences graves d’une maladie touchent majoritairement des personnes
fragilisées par la misère ou des pathologies chroniques. Pourtant, c’est encore
ce postulat qui prévaut dans les calculs de gains d’espérance de vie, calculs
qui attribuent à chaque personne évitant une maladie grâce à un vaccin un gain
d’espérance de vie qui est fonction de son âge et de l’espérance de vie moyenne
de cette population. C’est ce même raisonnement qui est utilisé pour le calcul
du rapport coût-bénéfice permettant ainsi une majoration injustifiée des bénéfices et donc des coûts
tolérables.
La conclusion de
D’Alembert est que, même sous des hypothèses extrêmement simplifiées et
favorables à l’inoculation, le risque est
incapable de produire une conviction généralisée et que, « loin de
standardiser le jugement, le risque éparpille les consciences ».
Ce débat démontre que
même en simplifiant à l’extrême le calcul
et en ne prenant en compte qu’un seul critère, en l’occurrence le décès
(par variole ou par inoculation), le défi posé par le calcul probabiliste du
bénéfice d’une vaccination généralisée est de nature à générer la controverse
et à mettre en difficultés des mathématiciens chevronnés [6].
Nous devons en conclure que la présentation actuelle qui est faite du
rapport bénéfice-risque des vaccins témoigne surtout de l’ignorance des experts
en la matière.
Au bout de plusieurs décennies de
propagande des tenants de l’inoculation, en 1758, il n’y avait qu’une centaine d’inoculés à Paris. La fin du
dix-huitième consacre ce que J-B Fressoz appelle l’échec
moral du risque comme mode de gouvernement des consciences.
Le risque n’a pas réussi à aligner
les consciences dans le sens de la technique, mais c’est ce que la
philanthropie, l’expertise, l’Etat
et une certaine idée de la science vont entreprendre de faire au dix-neuvième
siècle.
La Révolution française marqua un
changement de paradigme. Les
sujets étaient devenus des individus autonomes entretenant un lien, non plus de
subordination mais de nature contractuelle avec l’Etat. Ceci justifiait, aux yeux
des dirigeants, d’exercer des contraintes sur le corps social en vue
d’accroître ses performances. En 1793 parut un décret rendant obligatoire
l’inoculation pour tous les enfants dont les parents recevaient des secours
publics. Ce décret ne fut pas appliqué. On pensait qu’en attendant que la République forme des citoyens
éclairés, sachant reconnaître leurs propres intérêts, la souveraineté nationale
pouvait imposer au peuple les moyens de son propre bonheur.
Une idée, commença alors à
s’imposer, idée d’une étonnante actualité. Cette idée
était que la philanthropie éclairée soulage la misère non par la charité mais
par l’innovation.
C’est ce qu’il faut garder à
l’esprit pour comprendre ce qui va suivre. Les promoteurs de la vaccine qui succéda à l’inoculation
étaient certainement animés par un sentiment technolâtre de nature religieuse.
Face à cette innovation qu’était la vaccine, ils furent saisis de ce sentiment
d’euphorie et d’urgence qui anime les technolâtres devant toute innovation, et
la foi que celle-ci allait sauver le monde autorisa toutes les dérives éthiques
imposées par cet état d’exception.
En 1798, Edward Jenner, médecin anglais, révéla l’existence de la
vaccine, ou cowpox, maladie de la
vache moins virulente que la variole mais qui semblait immuniser les trayeuses
contre cette maladie. Il publia une étude sur 23 cas. D’autres avaient fait des
inoculations de la vaccine avant lui, mais il fut le premier à faire une étude
et une communication officielle.
En 1800, de retour d’exil sous la
protection de Talleyrand, Alexandre
Frédéric La Rochefoucauld duc de Liancourt, subjugué par ce qu’il avait vu
dans les pays anglo-saxons, lança une souscription publique afin de créer un
comité de notables, le « comité vaccine », chargé de propager la vaccine en France. Il
prétendait ainsi mener une œuvre philanthropique, soustraire la vaccine au
marché et la juger impartialement.
Il inventa ainsi la figure de l’expert
zélé et désintéressé, celui qui est à la fois propagandiste et juge de
l’innovation.
En mai 1800, le comité vaccine se
fit envoyer par Jenner un échantillon de vaccine, sous forme de pus desséché,
afin de l’expérimenter. Les résultats de cette expérimentation sur trente
enfants trouvés laissèrent les membres du comité perplexes. Seuls sept de ces
enfants développèrent un bouton. Ils utilisèrent alors celui des enfants qui
avait la plus belle pustule et firent une contre-épreuve en l’inoculant avec la
variole. L’enfant contracta alors la variole. Ils remarquèrent plus tard que
des varioles survenaient pendant la vaccine. Les médecins finirent pas convenir
que la vaccine est une maladie différente de la variole.
En janvier 1801, Chaptal, chimiste et médecin, fut nommé
ministre de l’Intérieur. Admirateur des innovations techniques, Chaptal était
aussi un fervent défenseur de l’inoculation. Lorsque, en 1804, il créa le corps
préfectoral, il lui donna pour mission prioritaire la diffusion de la vaccine.
La vaccine est donc réputée
protectrice mais moins virulente que la variole. En revanche elle est rare et
d’une conservation difficile. En réalité l’être humain semble être le seul
incubateur du vaccin.
Chaptal décide alors de créer des
dépôts de vaccins. Les quelques 60 000 enfants trouvés qui sont à la
charge de l’Etat et présents dans les hospices (dont il confie la direction à
des médecins zélés) pourront servir d’incubateurs pour permettre la conservation du vaccin et la
vaccination des populations. Le pus est donc passé de bras à bras. Cette
pratique est justifiée par l’idée de rentabiliser la charge que sont les
enfants trouvés pour l’Etat. Un enfant « incubateur » peut être
inoculé jusqu’à 50 fois pour permettre d’inoculer de nombreux sujets.
Lorsque ces enfants étaient amenés
dans les villages par les officiers vaccinateurs pour des séances d’inoculation
de la vaccine, les parents se plaignaient du danger de transmission de
maladies, mais jamais de l’inhumanité du procédé. Quelques rares médecins
s’élevèrent contre cette pratique.
C’est au moment où la vaccine commença à se propager qu’un
courant anti-vaccinaliste naquit. Il
n’était pas représentatif de la population qui exprimait des doutes concrets
sur le rapport bénéfice-risque de la vaccine, mais s’organisait autour de la
thématique de la dégénérescence de la race humaine par la vaccine en tentant de
démontrer le lien entre cette supposée dégénérescence et l’inoculation. Il ne
critiqua jamais les aspects scientifiques et idéologiques des campagnes
vaccinales et demeura marginal et inaudible pendant toute cette période.
En 1800 la vaccine devint
obligatoire dans les armées britanniques, françaises et prussiennes, dans le
but d’optimiser, pensait-on, les forces guerrières.
En 1805 environ 400 000 personnes avaient déjà été inoculées par la
vaccine.
Malgré les pressions exercées par
le comité vaccine prônant l’obligation vaccinale, Fouché, le ministre de l’Intérieur qui avait succédé à Chaptal,
leur rétorqua en 1808 que
« les mesures coercitives ne sont pas autorisées par les lois, et que la
douceur et la persuasion sont les moyens les plus efficaces d’assurer le succès
de la nouvelle inoculation ».
L’Empire veut aussi éviter de
discréditer la puissance paternelle en imposant une pratique non approuvée par
les pères, relais de son autorité dans les familles.
Ce n’est
qu’en 1902 que la vaccination anti variolique deviendra obligatoire pour l’ensemble
de la population.
Mais au début du dix-neuvième
siècle, un débat scientifique fut ouvert
autour de la vaccine en même temps que la défiance de la population se
développa à son encontre. Comment expliquer que les manifestations de la
vaccine soient aussi différentes de celles de l’inoculation variolique ?
Les contre-épreuves (inoculation de la variole aux sujets ayant reçu la
vaccine) ne démontraient pas de
résultats probants et étaient sujettes à des critiques justifiées de la part
des opposants mettant en avant leurs limitations.
Il devint urgent de regagner la
confiance du public, de le rassurer et de définir des critères clairs de succès
de la vaccine chez les inoculés.
Pour être acceptable,
implémenté massivement et philanthropique le vaccin devait être parfaitement bénin et pouvoir être réalisé par n’importe quel officier de
santé. Emporté par ses convictions le comité vaccine, qui avait acquis un pouvoir
expertal, celui de dicter la vérité aux médecins et à la population, élabora
progressivement le mythe du vaccin
parfait, totalement efficace et sûr et protégeant les vaccinés à vie.
Mais
comment expliquer alors les échecs de la vaccine ?
Cela ne pouvait être qu’un
malentendu. Cela ne pouvait provenir que d’erreurs humaines.
Jenner avait évoqué la « spurious
cowpox », une vaccine non immunisante qui n’était pas la « vraie
vaccine ». Les médecins français inventèrent la « vaccinelle ».
Mais les médecins n’ayant accès
qu’aux signes de la maladie et non à son essence, ils décidèrent donc que la maladie ETAIT ses symptômes.
On se lança alors dans des
descriptions de plus en plus fines de l’aréole vaccinale, qu’on dessina, dont
on fit des gravures. On était persuadés que l’allure de l’aréole vaccinale
définissait le succès ou non de la vaccination. Sans en avoir néanmoins la
moindre preuve.
En réalité les symptômes de la contamination par la vaccine
comme ceux de la variole et de toutes les maladies infectieuses étaient un
continuum, un spectre, allant de la maladie asymptomatique aux formes les plus
sévères. Le problème était de savoir où se situaient les symptômes de la
vaccine sur ce spectre.
Toutes ces spéculations qui
n’étaient pas bien utiles pour déterminer le succès ou non de la vaccine,
eurent néanmoins une fonction importante : elles instaurèrent l’expertise officielle comme
la référence absolue de la vérité scientifique sur la vaccination.
Seuls les experts officiels avaient la légitimité pour dire ce qu’était une
« vraie » vaccine.
Les médecins devinrent finalement
obsédés par l’objet vaccine et en oublièrent de se préoccuper de sa finalité
première qui était la protection des patients.
En 1805 parut le premier atlas
illustré décrivant les différentes formes observables de l’aréole vaccinale.
Cet épisode signa la naissance de la nosologie clinique.
Dans le même temps les comités
vaccine se multiplièrent au niveau local. Ils devaient recueillir des
statistiques produites par les officiers vaccinateurs du service vaccine.
Ceux-ci pouvaient en théorie rapporter les effets indésirables relevés
mais n’étaient guère incités à le
faire. D’une part ils manquaient de place car les registres permettaient tout
juste d’enregistrer les vaccinés. Ensuite, ils craignaient d’être accusés de
pratiques défectueuses et sanctionnés s’ils rapportaient des effets néfastes
puisque la vaccine étant parfaite ses effets néfastes ne pouvaient relever que
d’une faute ou une erreur humaines. A la différence des inoculateurs du
dix-huitième siècle, s’empressant de narrer les accidents d’inoculation de
leurs concurrents, ceux-ci n’avaient aucun intérêt à rapporter les effets
indésirables de l’inoculation par la vaccine.
J-B Fressoz a trouvé néanmoins la
trace, dans les archives historiques, de deux vaccinateurs partis inoculer 600
personnes dans les villages alpins, qui provoquèrent 40 décès chez les inoculés
soit un inoculé sur quinze. Ce phénomène
ne fut néanmoins pas révélé par les registres vaccinaux mais par la
correspondance d’un notable s’en plaignant aux autorités.
Les comités vaccine locaux, gagnés par la technolâtrie, eurent
finalement pour rôle principal de réfuter les plaintes des parents, de filtrer
les mauvaises nouvelles afin que n’arrivât au comité central vaccine que ce
qu’il voulait bien entendre : les preuves de l’efficacité parfaite et sans
défauts de la vaccine.
En combinant la nosologie et les statistiques, le comité
central de la vaccine, seul investi du pouvoir de publier, de réfuter, de
sanctionner et de dire la vérité vaccinale créa les conditions de l’auto-censure
et de l’auto-confirmation de ses théories.
En 1810 commencèrent à apparaître
les premiers cas de variole
atténuée chez des personnes précédemment inoculées. En 1820 la défiance
envers la vaccine s’accrut, car, faute de rappel, les cas de contamination
parmi les inoculés se multiplièrent. En 1868, à la suite d’une controverse
entre spécialistes au sujet de la transmission de la syphilis, l’Académie des
Sciences finit par admettre que l’inoculation était un mode de transmission
pour cette maladie, ce que le comité vaccine s’était
employé à nier pendant plusieurs décennies.
L’épisode de la vaccine
signa aussi le divorce entre public et médecins. J-B Fressoz explique qu'au fur et à mesure que des
litiges émergeaient en raison des accidents vaccinaux et étaient réfutés par le
pouvoir expertal, la perception du public par les médecins se transforma :
« D’une
instance de jugement et de production d’information, d’une instance rationnelle
qu’il fallait convaincre, le public devint une masse, dotée d’une inertie,
qu’il fallait subjuguer par l’autorité médicale et administrative et par
l’explication de sa propre incompétence. Un nouveau genre apparut dans la
littérature médicale : le traité sur les erreurs et préjugés
populaires ».
Pour J-B Fressoz, le comité
vaccine « … permit, au fond, à la politique et aux individus, de se
décharger du poids moral de la décision. »
Il conclut : « De manière bien plus efficace que le risque,
l’expertise produisit de la désinhibition : en administrant des preuves et
aussi de l’ignorance elle fut la condition de l’acceptation de la vaccine et,
derechef, celle du changement d’échelle de l’humanité ».
La suite : l'obligation vaccinale ne sert à rien : ICI.