mardi 7 juin 2016

L'oncologue est un nouveau barbare. Histoire de consultation 192.


Il y a une quinzaine de jours, je reçois l'appel d'un oncologue à mon cabinet (la première fois sauf erreur en 37 années de vie professionnelle). Il m'informe que le patient dont je suis le médecin traitant (Monsieur B, 66 ans) ne se présentera pas demain pour la chimiothérapie. Il serait utile, me dit-il, que je le convainque. Il me raconte ce qui se passe (et j'ai reçu plusieurs courriers dont un compte-rendu de Réunion de Concertation Pluridisciplinaire où la recommandation était carboplatine-gemzar) : "Nous disposons d'un nouveau traitement dans ce cancer", docteurdu16 : "dont le pronostic est catastrophique", "et les résultats sont assez extraordinaires" poursuit l'oncologue. Il s'agit d'un nouveau traitement immunothérapeutique.

L'institut Curie, machin qui ne vit que des essais cliniques et de l'argent public, écrit des articles dithyrambiques en son site, sur l'immunothérapie dans le cancer du sein (voir LA), tandis que les émissions télévisées grand public font de même Allodocteurs), et alors que l'on vante le 3 juin 2016 (ICI) les mérites d'une autre molécule (erlotinib ou Tarceva) prônée dans des indications similaires et qu'on apprend le 6 juin (mais pas par les mêmes canaux) que les laboratoires qui le promeuvent sont condamnés par la justice américaine à 67 millions de dollars d'amende pour avoir menti sur les durées de survie et pour avoir tant vanté ses effets que des praticiens, des (c)oncologues, l'ont prescrit en première intention et non en deuxième intention comme l'AMM le préconisait (voir LA). Pour les grincheux, pour ceux qui pensent que La Revue Prescrire est un nid de gauchistes, d'ayatollahs, d'anti capitalistes, je ne peux m'empêcher de citer la revue qui écrivait en 2007 (!) combien cette molécule était surévaluée et combien les experts étaients sous influence : LA.

Bien entendu, ces nouveaux produits, et l'Institut Curie, qui annonce une survie médiane augmentée de trois mois (merveilleux résultats), n'ont pas d'effets indésirables. A propos d'effets indésirables graves l'oncologue à la voix douce ajoute : "De toute façon le produit est bien toléré, donc, si ça marche ce sera tout bénéfice, et si cela ne marche pas le malade n'aura pas souffert". Je réfléchis à toute allure et je lui dis que je vais voir avec la famille. J'ajoute : "Vous êtes drôlement optimiste" et lui de me répondre : "C'est mon métier qui veut ça". Je ricane sous cape. J'apprendrai plus tard que l'oncologue me téléphonait en présence du patient et de sa famille, ce qu'il avait omis de me dire.

Ce que ne m'a pas dit non plus l'oncologue à la voix doucereuse c'est que le traitement proposé se fera dans le cadre d'un protocole thérapeutique. Si j'avais convaincu le patient je n'aurais même pas reçu une prime...

Les protocoles thérapeutiques sont l'alpha et l'omega de la "recherche " en cancérologie. Je ne me rappelle plus quel grand ponte oncologue (sans doute membre de l'INCa) avait annoncé que son ambition était que 90 % des patients soient protocolisés. Protocoliser les patients signifie essais en double-aveugle ou essais produit(s) actif(s) versus produit(s) actif(s), mais surtout : rares essais nécessaires, cadeaux déguisés, essais d'implantation (seeding), essais renvois d'ascenseurs, essais bidons pour remerciements... Et le patient dans tout cela ? 

J'appelle la famille pour l'informer et c'est la femme du patient qui répond (le patient parle très mal le français) et elle doit se demander pourquoi je l'informe de faits dont elle est au courant. Je lui fais part de ce que m'a dit l'oncologue. Une longue conversation s'ensuit. 

Je vous résume la situation telle qu'elle a été perçue par Madame B. Attention, je ne dis pas que ce que dit la femme du patient est "vrai", je vous rapporte seulement des propos qui sont, selon la formule de prudence consacrée, soit une invention, soit le ressenti, soit la vérité.

Mais ces propos m'ont été confirmés ensuite par le reste de la famille...
Puis la femme du patient est passée au cabinet pour qu'on en parle vraiment (elle m'a répété ce qu'elle m'avait dit).

L'histoire racontée est la suivante (je ne garantis donc pas la véracité des faits, j'écris sous son contrôle) : "On a dit à mon mari, j'étais là, qu'il allait mourir à 99 %"

Je continue ?

"Ils vous ont dit ça ?
- Je vous jure, docteur, mon fils A était là..."
Je continue ?

Donc, je résume encore, on a dit au patient et à sa famille qu'il allait mourir à 99 % et on lui a posé une chambre implantable. Pour la chimiothérapie. Sans lui demander son avis. On a d'abord posé une chambre avant de savoir s'il allait faire la chimiothérapie.
"Vous confirmez ?
- Je confirme."

Le patient a accusé le coup. Mourir à 99 %, comment ne pas accuser le coup ?
Il ne voulait plus parler au médecin qui lui avait annoncé la mauvaise nouvelle.

Mais ce n'est pas fini.

La femme du patient ajoute : "Le docteur a dit qu'avec le nouveau traitement mon mari pouvait vivre entre trois et neuf mois de plus et que s'il le refusait il pouvait mourir dans une semaine ou dans un mois."

Mais ce n'est pas encore fini.

La femme du patient : "Le docteur a dit que puisqu'il refusait le traitement il n'avait pas besoin de le revoir."

Je suis effondré. Comment peut-on prononcer une phrase pareille ? Comment peut-on se comporter aussi mal  à partir du moment où le patient (qui va mourir) décide de ne pas se traiter ? Cet oncologue ne connaît ni l'EBM, ni la décision médicale partagée, ni la prise de décision partagée (shared decision making). Cet oncologue est un oncologue, c'est à dire qu'il traite des cancers, pas des patients qui souffrent d'un cancer.

Nous organisons à domicile une réunion pour mettre en place les soins palliatifs à domicile. Le patient est allongé sur un fauteuil, il écoute, il entend, on lui explique, il semble d'accord. On pourrait dire qu'il est résigné mais non, il accepte sa fin prochaine.

Les propos du cancérologue sont rapportés et nous les commentons (mais je ne rapporte pas les conversations pour ne pas impliquer les différents participants).

Puis, quelques jours après, le patient est hospitalisé en pleine nuit car il étouffe.

Les nouvelles ne sont pas bonnes. L'un des fils du patient me parle de l'attitude arrogante du personnel soignant. Au point que le patient souhaiterait être transféré dans un autre hôpital.

Mais il n'en a pas le temps : il meurt quelques jours après.

En préparant ce billet, et non sans avoir demandé à la famille s'il fallait que je ne l'anonymise plus, je relis le dossier (je n'ai toujours pas reçu de compte rendu final), et je découvre cette phrase ahurissante de l'oncologue dans le dernier courrier qu'il m'a adressé : "Je reste à sa disposition pour le revoir quand il le souhaitera, sachant que dans la mesure où il refuse toute prise en charge carcinologique spécifique, mon aide ne peut être que limitée..."

Cet homme n'aurait pas dû faire médecine. Et d'ailleurs il ne fait que de l'oncologie.

Cet homme n'est pas médecin non plus. C'est un monstre.

Pierre Desproges proposait ceci il y a quelques années : Je vous dis trois mots, quel est l'intrus ? Schwartzenberg, cancer, espoir.


PS.
Voici ce qu'écrit Richard Lehman en son blog et quand on dit que je fais de l'oncobashing, je suis loin du compte LA

"Atezolizumab in Oncoland1909 When I began writing these reviews in 1998, I took a generally positive tone with oncology trials. The history of cancer showed that incremental progress over decades was the norm. But I was a victim of retrospective optimism bias: history records the path to success as a single road, ignoring all the dead ends in which people died miserably for no gain. Gradually I began to realize that standards of proof in cancer trials were declining while drug prices were rocketing. Oncology researchers might still be honestly pursuing the best hope for patients, but pharma companies seemed to be intent on a no-lose game. The conclusion of this latest Lancet single-arm phase 2 trial reads: “Atezolizumab showed durable activity and good tolerability in this patient population. Increased levels of PD-L1 expression on immune cells were associated with increased response. This report is the first to show the association of TCGA subtypes with response to immune checkpoint inhibition and to show the importance of mutation load as a biomarker of response to this class of agents in advanced urothelial carcinoma. Funding F Hoffmann-La Roche Ltd.” Let’s unpack that a bit. The overall response rate was 15% in a relatively uncommon cancer, so 85% of patients had no benefit. Testing for PD-L1 activity may soon be possible but it won’t help the great majority of patients. Most of the (few) responders were still responding at a median 11.7 months. So at best this treatment may delay death in 3 out of 20 people with advanced urothelial cancer: we don’t know by how much. I’m all for continued research and finding out what happens to the 15%. But bringing the drug early to market? The FDA has already given this drug accelerated review status for this indication."
PS 2 (je rajoute ceci le 9/6/16) : un billet de décembre 2014 de Babeth : LA

jeudi 2 juin 2016

Homophobiol, le premier traitement contre l'homophobie : une campagne idéologiquement déplacée.


Une campagne publicitaire de l'association AIDES (LA) contre l'homophobie excite l'association et la fait s'auto congratuler par des gens qui trouvent cela génial, ce dont elle ne manque pas de s'en faire le relais.
Je trouve cette campagne terriblement déplacée.
Les campagnes de publicité servent en théorie à vendre des produits. Quand une campagne de publicité est "bonne", cela ne signifie pas qu'elle est acceptée par le milieu publicitaire ou qu'elle fait le buzz ou qu'elle est détournée sur you tube, cela signifie que la courbe des ventes est en train de monter. L'important d'ailleurs n'est pas que la courbe des ventes monte en trois jours (mois) et retombe en deux, l'important est que le produit (ou la marque) monte progressivement, atteigne un plateau et continue de se vendre pendant des mois (années) en profitant de la forte image que la campagne a produite pour que le consommateur désire le produit.
Mais ne faisons pas du marketing pour classe maternelle. posons-nous la question ? Combien d'homophobes auront changé d'avis en voyant la boîte ?

Non, je pense que cette campagne est déplacée et inappropriée (nonobstant le fait que ses créateurs affirment que cela fait en parler, de l'homophobie, et que c'est toujours cela), pour des raisons idéologiques.




D'abord, utiliser la publicité, le procédé le plus hideux du consumérisme et de la société de consommation en général, et nul doute que de nombreuses associations qui luttent contre l'homophobie luttent aussi contre la publicité, et les procédés de la publicité (on me rétorquera : utiliser les armes de l'adversaire pour le combattre est souvent une bonne chose, hum...), les procédés les plus infâmes, les faux témoignages, les études bidons, même avec humour.

Voici quelques perles :
Homophobiol est le nouveau médicament lancé par AIDES et Ex Aequo, deux ONG qui luttent contre le sida. Son principe est simple : à l’aide de comprimés ou de patchs, le traitement est censé combattre l’homophobie, de la plus petite à la plus importante (ICI).
On a même réalisé de faux témoignages (sic) pour montrer l'efficacité du produit : comme si la publicité n'utilisait pas, toujours, de faux témoignages (voir LA).

On a aussi cela :
Dans le cadre de la journée internationale de lutte contre l'homophobie, des associations proposent avec légèreté un traitement médical imaginaire: une pastille contre les insultes et les violences envers les homosexuels (LA).

Ensuite : 
J'ai longuement développé sur ce blog, en me fondant sur Ivan Illich (La Nemesis médicale dénonçant : la médicalisation de la société,  l'hétéronomie de la santé, la perversion et les dangers de l'institution médicale, et cetera, voir LA et ICI) et sur Thomas Mckeown (The role of medicine précisant : les rôles respectifs de la médecine et de l'hygiène, les actions respectives des médecins et des institutions de santé, ce que l'on devrait attendre des uns et des autres, les illusions sur la médecine inventées par les médecins, l'industrie pharmaceutique, et cetera), par exemple mais la liste des bons auteurs n'est pas limitative, que les croyances mythiques en la médecine passaient par la médicalisation de la société, la médicalisation de la vie, et, par conséquence, la médicamentation de la vie publique et privée, la pilule du bonheur des années soixante, et voilà que d'un seul coup d'un seul les deux associations entérinent ces faits.

Encore : 
Qui peut penser une seule seconde que l'homophobie (qui est une variante de la peur de l'autre mais, bien entendu, beaucoup plus, mais parler d'analyse freudienne est devenu incongru, voire réactionnaire, et ce, d'autant, que les freudiens ou ce qu'il en reste ont des comptes à rendre avec l'homosexualité, c'est ce que disent les LGBT, puisqu'ils résistent...) pourrait être vaincue par une pilule ou par un patch ? De qui se moque-t-on en prétendant qu'un médicament, fût-il humoristique, pût lutter contre des préjugés ou des attitudes éthiques, moraux, sociétaux, anthropologiques, sociologiques ? Qui pourrait s'imaginer que le cerveau humain, qu'il fût reptilien ou non, pût être durablement influencé par la prise d'une drogue, d'un poison (le nom grec de médicament) et qu'ainsi, passez muscade, le monde serait peuplé de gens bons et moralement bien formatés à la construction à la mode ? Non, l'homophobie est, au même titre sans doute, que le racisme ou la simple peur de l'autre, une donnée construite, construite par l'histoire, la culture, la sociologie, l'anthropologie, la médecine, et j'en oublie, et elle s'exprime de façon différente selon les coutumes, les climats, les sociétés, les régimes politiques...

C'est donner l'idée que l'homophobie est une maladie alors que le principal combat de ces dernières années était de combattre l'idée que l'homosexualité en était une. Cela n'a pas de sens.

dimanche 22 mai 2016

Une maladie d'Osgood-Schlatter rétrospective. Histoire de consultation 191.


La jeune A, 14 ans, consulte pour une allergie (saisonnière).
Blablabla.
Son dossier indique qu'elle a consulté trois fois pour des douleurs que j'ai attribuées trois fois à un Osgood-Schlatter (voir Wikipedia : ICI).
On parle de son allergie saisonnière qui réagit très bien à la cetirizine.
La maman parle de désensibilisation.
Blablabla.
On blablatte donc comme on le fait dans les bons cabinets de médecine générale (la désensibilisation, je n'en pense que du mal en ce cas et je songe déjà aux commentaires dans le genre "pour mon fils cela a bien marché" et aux allergologues qui vont me tomber sur le rable, mais j'ai l'heur de connaître leurs arguments).

La maman me dit ceci, après que j'ai demandé des nouvelles des genoux de sa fille, ben oui, les médecins généralistes ont plusieurs motifs d'intérêt pour leurs patients, la fille qui, en passant, ne se rappelle plus qu'elle a eu mal bien qu'elle ait consulté trois fois... : "Nous sommes allés voir l'orthopédiste, tiens, j'ai oublié de vous le dire, il a fait faire des radios et une IRM... - Oups... - Vous avez l'air surpris. - Oui, plutôt. Il a donné un traitement ? - Non. Enfin si, de l'ibuprofène."

J'ai raconté à cette jeune fille et à sa maman l'histoire suivante :
"Quand j'étais adolescent j'avais mal aux genoux quand je faisais du sport, ce n'était pas insupportable mais je devais m'arrêter de courir, de faire du basket, j'en ai parlé à mes parents (qui n'étaient pas médecins) qui m'ont rassuré en me disant que c'étaient des douleurs de croissance et que ça passerait. Je n'ai pas vu de médecin. J'ai souffert (le mot est fort) et c'est passé. Plus tard, des années plus tard, en assistant à un cours à la Faculté de médecine j'ai compris que j'avais fait un Osgood-Schlatter..."

C'est tout.

Je pourrais en faire des tonnes.

  1. Médicaliser la vie est l'objectif des médecins, des patients, des politiciens, des marchands et des  gourous
  2. Traiter toute douleur dès qu'elle apparaît n'est pas toujours une bonne idée
  3. Ne pas accepter l'incertitude est un défaut des non médecins généralistes
  4. Ne pas savoir "bien" expliquer à une famille que quand c'est rien, c'est rien, et que ce n'est pas nécessaire de faire de l'imagerie pour de l'imagerie, est désastreux
  5. Promouvoir l'autonomie illichienne est une pratique rentable : mes parents n'ont pas jugé bon (nous n'étions pas à la même époque) de m'envoyer chez le médecin
  6. Faire des examens complémentaires inutiles est un passe-temps médical coûteux
  7. Consulter un médecin spécialiste sans passer par le médecin de famille est souvent une perte de temps
  8. Ne pas oublier que les maladies bénignes guérissent toutes seules et que les traiter ne rend pas le médecin meilleur mais améliore les statistiques de guérison médicalisées
  9. Ne pas méconnaître l'erreur fatale du docteurdu16 qui se "livre" en parlant de lui-même alors qu'il aurait pu raconter une histoire d'Allan dans le style : "Il est arrivé ceci à l'un de mes amis médecin..."
  10. L'allergologie est une spécialité qui me fait me poser presqu'autant de questions que l'homéopathie
  11. Même les consultations les plus "simples" nécessitent un background (un arrière-plan) conséquent
PS - Il n'est pas aisé de trouver des informations claires et précises sur les deux orthopédistes.
Vous trouverez la biographie de l'Américain Robert Osgood ICI et  quelques informations sur le Suisse Carl Schlatter LA mais pas de photographie.

jeudi 19 mai 2016

Brève. De l'art d'être proche et distant.


Je rencontre en ville un patient avec lequel nous parlons de la pluie et du beau temps. C'était hier.
Puis il me dit : "Vous avez vu, Monsieur A est parti il y a quinze jours."
"Parti ?"
"Sa famille ne vous a pas prévenu ?"

Monsieur A, 97 ans, en pleine forme physique et intellectuelle (quelques douleurs pourtant), je le connais depuis 9 ans (je suis allé regarder dans le dossier) et j'allais le voir à domicile une fois tous les deux mois environ, un peu plus parfois quand il avait fait une chute, quand une plaie sur le tibia avait eu du mal à cicatriser, quand il s'est mis à avoir des palpitations. Il était charmant, agréable, c'était un plaisir d'aller le voir malgré tout ce que certains pensent des visites à domicile (du temps perdu, et cetera...). Nous avions discuté ensemble de l'établissement de directives anticipées (voir LA).

Ainsi Monsieur A s'en est-il allé et personne de sa famille ne m'a appelé pour me prévenir.

Peu importe : je garderai le souvenir d'une relation (vraiment non médicale : je tentais de le préserver contre les tentations des médicaments) qui nous faisait plaisir. Nous parlions de l'Italie, des pizzas, du tiramisu, du valpolicella et du temps de cuisson des pâtes. Il avait été cuisinier. Et il était d'origine napolitaine.

dimanche 8 mai 2016

Une petite matinée de médecine générale comme les autres avec peu de médecine mais de l'empathie, du sociétal, de l'expérience interne, un peu de médecine quand même.


Rien que de très banal. Matinée calme entre 8 H 15 et 12 H. J'ai décidé de l'écrire car j'avais un peu de temps et que j'avais fini mon travail administratif au cabinet avant de partir en visites.
  1. Le premier rendez-vous de huit heures trente n'est pas venu : c'est plutôt inquiétant car j'aurais préféré que cette malade (très) fragile se présente en consultation.
  2. J'apprends par une patiente qu'une de mes patientes (très) âgée et suivie à domicile pour polypathologie va cet après-midi aux urgences sur les conseils d'une des IDE qui s'occupe d'elle (et qui ne me prévient donc pas ; IDE pour laquelle je suis patient car la patiente l'aime beaucoup bien qu'elle lui parle mal et qu'elle reste trois minutes montre en main à son domicile tous les jours) et du voisin de palier. C'est un deuxième avis après que j'avais déjà adressé la patiente au service ad hoc (pour la pathologie dont elle souffre).
  3. La famille d'un patient m'appelle à huit heures quarante-six parce que le patient en question est hospitalisé en USIC au décours de douleurs abdominales. Il ne veut pas prendre son (nouveau) traitement parce que ni son médecin traitant ni son cardiologue n'ont été prévenus. J'appelle l'USIC, je parle à l'IDE qui s'occupe de lui, je comprends la situation, il veut quitter la réanimation et revenir chez lui, je demande que le médecin me rappelle, j'appelle le patient sur son portable et je le convaincs de prendre son traitement et lui précise que je vais parler aux médecins qui s'occupent de lui. Le médecin du service de réanimation ne m'a toujours pas rappelé (il est 12 heures).
  4. Pendant ce temps les rendez-vous continuent, le téléphone sonne, la secrétaire répond, me passe parfois un appel, tranche, décide, évalue, temporise, dit non, dit oui, pondère, remplit mon carnet de rendez-vous, donne une information, un conseil, se tait, sourit, rigole...
  5. Une de mes patientes (âgée) part en Inde. Les informations fournies par l'agence de voyage, par le gars qui a vu le gars et par la crémière sont assez erronées. Je lui explique l'affaire et lui dit qu'effectivement, à Jaïpur, on peut acheter des tapis. Cette discussion extra médicale peut être interprétée de différentes manières -- voir de nombreux billets sur ce blog : incongrue, inutile, empathique, dangereuse, inconsidérée, paternaliste, pratique, égoïste, vantarde... Elle est aussi métaphorique des recommandations et des guide-lines : la patiente part au Rajasthan et, pendant la consultation, le médecin peut consulter des conseils aux voyageurs, le site de l'Institut Pasteur Paris, Lille ou je ne sais où, regarder ses notes mais qui mieux que quelqu'un qui connaît le Rajasthan, pourra dire à cette patiente âgée, non fragile, peu traitée (elle prend un anti hypertenseur et c'est tout), ce qu'elle devra éviter là-bas, quels sont les vrais dangers, et cetera ? C'est à dire que l'"expertise" individuelle, hors études, hors recommandations, au delà de l'avis d'expert, peut, dans une relation duelle et forcément multiple avec un patient, être d'un grand apport, ce que l'EBM appelle l'expérience interne du médecin.
  6. Je rédige une ordonnance "unifiée" pour un patient polypathologique qui est suivi par le cardiologue, le gastroentérologue, l'endocrinologue et le pneumologue et je m'arrache les cheveux. Mais le médecin généraliste est la bonniche de tout le monde et la CPAM n'en a rien à cirer. Une autre interprétation pourrait être celle-ci : seul le médecin généraliste, peut, s'il le souhaite, s'il en a les capacités, l'envie, les connaissances, le sens de la gestion du risque, le courage, l'immodestie, la faiblesse, le découragement, la décence, la conscience professionnelle, garder le contact avec la réalité, c'est à dire l'unité du patient écartelé entre ses différents organes, ses différentes fonctions, ses différents traitements, désorienté par tous les avis qu'il reçoit sur ce qu'il devrait faire, ne pas faire, sa voisine de palier, l'ostéopathe qui passe à la télé, le professeur Vallancien qui péessaïse, Marisol Touraine qui communique sur des sujets dont elle ne connaît ni l'alpha ni l'omega, Madame Buzyn qui monte en chaire pour prôner le dogme indéfectible de l'Immaculée Dépistologie, ou Michel Cymes baissant son pantalon sur des affiches, c'est le sens de la médecine générale rêvée ou idéale. Mais tout comme les quincailleries ont disparu, les cabinets de médecine générale vont s'éteindre. Tout le monde s'en moque : le vieux monde disparaît. Et ainsi, tel le quincailler du coin dans sa boutique foutraque, avec des objets qu'il vendait et qu'il avait utilisés lui-même, il en connaissait le bénéfice/risque, qui, pour gagner sa vie a dû émigrer chez Bricorama ou Leroy-Merlin, le médecin généraliste se retrouvera vendeur chez Maison de Santé Pluridisciplinaire. Mais il est vrai qu'une profession résiste : celle des coiffeurs indépendants. Certains médecins qui se réfèrent pour prouver la déliquescence de leur profession (due bien entendu aux méchants syndicats, aux corrompus syndicalistes, à l'Etat, aux énarques, aux économistes, à la loi Santé, que sais-je ?) à la valeur d'une coupe homme par rapport à celle d'une consultation de médecin généraliste, devraient méditer sur le fait que les grandes chaînes de coiffure n'ont pas encore mangé la profession, sans aides, sans subventions, sans remises sur les frais, sans protection fiscale... Comment ont-ils fait ?
  7. Je passe un temps fou à expliquer à une patiente les tenants et les aboutissants de la recherche de sang dans les selles à la fin de consultation dont le sujet principal était autre chose (des lombalgies), je veux dire évoquer le rapport bénéfices/risques de ce truc auquel je ne suis pas favorable. Ne serait-il pas possible que les gens qui envoient les lettres de convocation aux patients fassent une partie du boulot et informent vraiment ? Et nous ne sommes pas rémunérés pour faire un geste de dépistage qui demande du temps et m'oblige à manger mon chapeau. Et c'est la même chose pour le PSA (non recommandé officiellement mais imposé officieusement par les urologues), pour le dépistage du cancer du sein (le manque d'informations "balancées" à l'intention des citoyennes, cette crainte des autorités que le dépistage n'atteigne pas ses objectifs -- non pas diminuer la mortalité mais faire du chiffre, cette trouille de devoir expliquer des choses que les responsables de ce mensonge organisés ne comprennent pas eux-mêmes).
  8. Je m'interroge encore une fois à propos de ce patient sur l'intérêt des séances de kinésithérapie dans nombre d'indications, je me rappelle que mon ami twittos du nord m'a dit que sa femme allait nous faire un cours de posturologie ergonomique et j'attends toujours. L'auto kinésithérapie devrait être enseignée par la Faculté et s'il existe des formations ad hoc, je prends. Mais ce n'est pas à mon âge que je vais révolutionner la prise en charge en ville des patients qui nécessitent vraiment des séances de kinésithérapie. Profits et pertes des connaissances en médecine générale.
  9. J'écris un courrier pour le médecin du travail de PSA qui recevra lundi le patient lors d'une visite de pré reprise qui va être très importante. Je soigne mon style et je tente de flatter mon confrère en soulignant l'étendue de ses compétences afin qu'il fasse au mieux pour mon patient.
  10. Une de mes (nouvelles) patientes me fait un cours animé sur la Transylvanie dont elle est originaire, elle a bien entendu vu le film de Roman Polanski, Le bal des vampires, et elle m'explique que sa région d'origine, très liée aux Habsbourg, est beaucoup plus riche en histoire et en culture que le sud de la Roumanie. Je pose deux ou trois questions d'intérêt général. 
  11. Par paresse, chez cette autre patiente, je mesure la presion artérielle sans aller chercher mon brassard pour "gros" bras (ça fait grossophobe, hein ?), eh bien, même à l'avant-bras le brassard "normal" n'est pas suffisant. La dame dépasse aussi les possibilités de ma balance. Une étude américaine montre que l'IMC chez l'adolescent permet de prédire la survenue des événements cardiovasculaires à l'âge adulte : à cacher pour ne pas être taxé de grossophobie la nouvelle insulte anti médecins (cf. figure infra tirée de LA).
  12. Bon, je vais aller faire deux visites, l'une moyennement justifiée, et l'autre franchement (presque) abusive. Deux femmes de plus de 80 ans vivant seules à domicile, mais la neuvième décennie, mon brave Monsieur...


J'ai téléphoné à un patient pour savoir si je pouvais publier son histoire et il m'a dit qu'il allait réfléchir. Dommage s'il refuse. C'est particulièrement intéressant.

Illustration : Maximilien Luce (1858 - 1941) : Le Pont Neuf. La Seine. Petit bras (1900)

samedi 30 avril 2016

Code de bonne conduite en médecine (générale).

Antoine Deltour

Raphaël Halet
Le procès LuxLeaks est en cours au Luxembourg.
On accuse les deux lanceurs d'alerte, Antoine Deltour et Raphaël Halet, de vol, violation du secret professionnel et du secret des affaires, accès ou maintien frauduleux dans un système informatique, blanchiment et divulgation de secrets d'affaires.
Cela m'a fait penser à la médecine.
Pas ces accusations.
La suite.
La société PricewaterhouseCooper (PwC), dont ils étaient les salariés, avait édicté un code de bonne conduite (ICI). 
Ce code est assez surréaliste mais il faut se rappeler quand même que les activités de PwC étaient, semble-t-il, conformes au droit luxembourgeois.
Nous n'entrerons donc pas dans des discussions philosophiques portant sur les questions de respecter ou non une loi injuste ou de pouvoir être juste dans le respect de l'injustice, nous ne soulèverons pas non plus le problème de la banalité du mal (Hannah Arendt) ou nous ne nous demanderons pas Comment peut-on être luxembourgeois ?, mais nous nous amuserons en lisant le code PwC qui ressemble à de la banale novlangue.
Nous n'entrerons pas non plus dans le débat classique entre éthique et morale.
Je rappelle la phrase extraordinaire de René Girard : "L'éthique se résume au choix cornélien entre le sacrifice de soi et le sacrifice de l'autre." Et je retiens pour ma part le fait que la morale est ce qui régit nos rapports avec l'autre et l'éthique ce qui régit nos rapports avec nous-mêmes."

Voici donc, en anglais, les bases de ce que demande PwC à ses collaborateurs au moment de prendre une décision (l'éthique est pour PwC ce que j'ai appelé la morale).

Recognise the event, decision or issue. Are you being asked to do something that you think might be wrong? Are you aware of potentially illegal or unethical conduct on the part of others at PwC or a client? Are you trying to make a decision and are you unsure about the ethical course of action?
Think before you act. Summarise and clarify your issue. Ask yourself, why the dilemma? Consider the options and consequences. Consider who may be affected. Consult others.
Decide on a course of action. Determine your responsibility. Review all relevant facts and information. Refer to applicable PwC policies or professional standards. Assess the risks and how you could reduce them. Contemplate the best course of action. Consult others. 

Test your decision. Review the “ethics questions to consider.” Apply PwC’s values to your decision. Make sure you have considered PwC policies, laws and professional standards. Consult others–enlist their opinion of your planned action.
Proceed with confidence. Communicate decision and rationale to stakeholders. Reflect upon what was learned. Share your success stories with others. 
.
Et en voici le résumé en français  des questions éthiques à considérer lorsque l'on agit et que l'on travaille pour PwC :
  1. Est-ce cela s'oppose à PwC ou aux bonnes pratiques professionnelles ?
  2. Est-ce que cela vous paraît juste ?
  3. Est-ce légal ?
  4. Est-ce que cela pourrait se retourner contre vous ou contre PwC ?
  5. Qui d'autre pourrait être affecté par cela (collègues, clients, vous, et cetera)?
  6. Seriez-vous gênés si d'autres savaient que vous faisiez cela ?
  7. Existe-t-il une autre façon de faire ne posant pas un conflit éthique ?
  8. Comment cela pourrait apparaître dans la presse ?
  9. Qu'est-ce qu'une personne raisonnable pourrait en penser ?
  10. Pouvez-vous dormir la nuit ?
Cela me fait penser furieusement à notre pratique médicale et aux questions que nous nous posons chaque jour (que nous devrions nous poser chaque jour) en consultation ou, plus précisément, chaque fois que nous nous trouvons en position "morale" avec des patients.

On voit que le code de bonne conduite de PwC est, dans le cas de cette société dont le rôle est l'optimisation fiscale dans le respect des lois luxembourgeoises, une vaste rigolade éthique mais comment ne pas se poser de questions sur la possibilité qu'au sein de ce système créé pour corrompre la fiscalité et fonctionnant en ce sens, il n'existe pas des personnes honnêtes, je ne parle pas des deux lanceurs d'alerte en procès, des personnes qui soient vraiment honnêtes et qui, pour autant, ne soient pas des lanceurs d'alerte ? Et ne pourrait-on pas penser que les deux lanceurs d'alerte, avant d'être vertueux, étaient forcément déjà malhonnêtes puisqu'ils travaillaient chez PwC ? Et ne peut-on envisager que certains ou la plupart des employés de PwC se sentent vertueux en travaillant dans cette entreprise car ils pensent que l'optimisation fiscale est une forme de résistance contre le méchant Etat, un mécanisme de survie pour les riches ou, plus prosaïquement, parce qu'il faut bien gagner sa vie ? Ne sommes-nous pas, les uns comme les autres, immergés dans un système ou ligotés dans un réseau qui fait de nous, quoi que nous fassions, avoir un compte bancaire, posséder un smartphone, utiliser internet, des complices ? 


Revenons à la médecine.
Je me rappelle un de mes amis me disant ceci : "C'est drôle, tous les médecins ou pharmaciens qui travaillent pour les agences gouvernementales (l'HAS par exemple) sont à leurs propres yeux des gens vertueux et pourtant les décisions qui sont prises dans ces agences sont souvent immorales et erronées."
Je rappelle cette phrase de Pierre Bourdien tirée de Les modes de domination (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 2-3, juin 1976, p 125) qui me semble particulièrement appropriée : "les effets idéologiques les plus sûrs sont ceux qui, pour s'exercer, n'ont pas besoin de mots, mais du silence complice".
Je me pose tous les jours ce genre de questions.
Pas vous ?

Post scriptum du 10 mai 2016 : l'affaire Baupin permet à tous de faire des commentaires clivants et l'on découvre comme par hasard "la vraie nature de Bernadette" chez tous les preneurs de position. Appliquons le code PwC à Baupin (et on me fait remarquer à juste titre qu'il existe une présomption d'innocence et qu'il est possible, la théorie du complot ou la bassesse du monde, c'est selon, qu'il s'agisse d'un règlement de comptes à usage interne et que certains à EELV fassent payer à Emmanuelle Cosse son passage au gouvernement, il semble pourtant que les témoignages soient concordants) et on est sidérés des réponses que Baupin pourrait donner (s'il est coupable des faits allégués).
Nous avons donc lavé notre conscience mais.
Mais sommes-nous bien certains qu'autour de nous nous ne fermons pas les yeux et que nous ne nous taisons pas par simple convenance personnelle ? Pour ne pas avoir d'ennuis.
Je n'ai pas assez de preuves, disons que je ne les ai pas cherchées, je n'ai pas assez de témoignages (il faudrait que j'aille les chercher, c'est à dire qu'il faudrait convaincre les patients de porter plainte), pour que certains médecins de mon coin cessent leurs pratiques délétères. Quand cela éclatera, et à condition que cela éclate, vous pourrez me reprocher de ne pas avoir eu le courage, l'arrogance, l'anti confraternité d'agir et de dénoncer.

jeudi 14 avril 2016

Un coup de gueule inacceptable. Histoire de consultation 190.

Les deux Frida. 1939. Frida Kahlo (1907-1954)

Madame A, 92 ans, vit seule dans un pavillon biscornu où les transferts sont difficiles. Elle est fragile.
Son traitement de base est : levothyrox, ramipril, forlax. Plus quelques babioles dont des plantes pour dormir.

Elle est tombée l'autre soir.
Grosse chute.
Son alarme de poignet a fonctionné.
Elle a été emmenée aux urgences par sa fille (59 ans) qui habite à 10 minutes de chez elle en voiture. Elle est restée au service porte une douzaine d'heures puis elle est revenue à son domicile.

Je viens la voir deux jours après.
La situation n'est pas fameuse : la patiente ne va pas bien, elle a mal au moindre mouvement, ne peut plus, dit-elle, dormir dans son lit à cause des douleurs et s'installe la nuit dans un fauteuil au rez-de-chaussée.
Il y a un monstrueux hématome qui est en train de descendre, les lombes sont très douloureuses, les côtes très sensibles. J'apprends ensuite que des radiographies ont été faites et qu'il n'y avait pas de fracture.
Pas de troubles sensitivo-moteurs des membres inférieurs.
Elle est affaiblie.

"Docteur, faites quelque chose, je souffre tellement."
Le traitement des urgences : 4 g de doliprane et 2 comprimés d'ibuprofène 400.
J'ai noté quelque part dans son dossier qu'elle ne supporte pas les opiacés.
Je suis toujours circonspect en cas de douleurs lombaires très intenses chez les personnes âgées dont le rachis est fragile et j'ai eu le cas d'une fracture sans déplacement d'une vertèbre lombaire dont le diagnostic avait été fait au scanner après que le patient était devenu parétique.

"Je pense que vous pouvez rester seule chez vous.
- Je ne veux pas être placée."

En fin de visite et comme il était prévu la fille de la patiente arrive (ce qui rallonge bien entendu le temps de visite).
"Qu'est-ce que vous en pensez ?"

On reprend depuis le début.

Entre temps j'avais donc eu la fille au téléphone et lui avais conseillé de reprendre contact avec l'assistante sociale du centre de gérontologie qui était venue il y a deux ans pour déterminer le degré d'autonomie de la patiente. Ce qu'elle a fait.

Nous faisons l'inventaire des aides dont la patiente dispose, soit surtout une femme de ménage qui vient deux fois la semaine. Pas de portage de repas, elle se fait à manger toute seule.

J'essaie de convaincre la patiente de dormir dans son lit si on le descend dans une des pièces du rez-de-chaussée. Je prescris un lit médicalisé.

Le lendemain la situation s'est aggravée. Je repasse au domicile non sans avoir appelé une structure aiguë pour personnes âgées. Ils sont décidés à l'accueillir mais ils n'ont pas de place avant trois jours.

La fille est catastrophée. "Comment allons-nous faire ?"
Je la regarde et je lui dis : "Vous allez coucher ces trois nuits auprès de votre mère. - Je ne peux pas, mon mari, mon travail. Il faut trouver une garde de nuit. - Ce n'est pas possible en si peu de temps."
Je tente d'être calme : "Votre mari est valide ? - Oui. - Peut-il manger seul trois soirs de suite et dormir sans vous dans un grand lit ? - Oui, mais..."
Pas calme : "Donc, vous me cassez les couilles, vous n'avez qu'une mère après tout, vous allez dormir ici et vous verrez après pour les conséquences."
La fille est choquée par mon langage (et moi aussi) mais elle dormira trois nuits avec sa mère. En fait, deux, car une place s'est libérée plus tôt.
Mon coup de gueule était inacceptable mais cela m'a échappé.

Epilogue.

Madame A a passé huit jours en soins de suite où les choses se sont remarquablement passées contrairement à ce que je craignais : elle a dormi, elle a mangé, elle a repris des forces et... elle a râlé.
Elle est revenue chez elle, un lit médicalisé installé dans une chambre du rez-de-chaussée, une femme de ménage est passée trois fois par semaine, sa fille venait deux fois par jour, un service de portage de repas avait été institué, les enfants de la fille venaient voir leur grand-père (le mari, je l'ai vu une fois, il avait l'air charmant, attentionné... je lui ai demandé s'il avait survécu à deux nuits sans sa femme, il a rigolé, et il vient voir sa belle-mère régulièrement), et un médecin traitant qui surveille de loin et qui fait plus du social et de la réassurance que de la médecine.

Aujourd'hui, c'est à dire trois mois après, les douleurs ont presque disparu (les AINS ont été arrêtés depuis belle lurette et la créatinine a tenu le coup), la femme de ménage ne passe plus que deux fois par semaine, et Madame A est un peu plus constipée que d'habitude.

Quant à la fille de la patiente, malgré mon coup de gueule, elle semble bien aller et j'aimerais être petite souris quand elle parle de moi et de mon langage de charretier.