jeudi 24 mars 2016

Patrick Pelloux, ce khonnard (joueur de khon, instrument de musique laotien - et éventuellement thaïlandais).



On savait déjà que cet urgentiste mondain était un khonnard (pour ceux qui ne savent pas ce qu'est un khonnard, c'est un joueur de khon, instrument de musique laotien thaïlandais).



Khon ou orgue à bouche. Instrument de musique thaïlandais.
On savait aussi qu'il avait perdu pied avec la médecine de ville, avac la médecine libérale (traître mot pour cet habitué des cabinets ministériels).

P. P.: Je suis totalement d'accord. La médecine s'est éloignée de ce lien social au profit des protocoles... Le dialogue avec le patient, c'est fini. On ne palpe plus, on fait des échographies. Un mal à la tête? On vous prescrit direct un scanner. Un souci de respiration? On vous envoie chez le cardiologue. 


On savait encore que ce médecin était un chieur qui emmerdait tout le monde (et ses collègues urgentistes) et dont la théorie philosophique "Moi et Ma Pomme" suffisait à son bonheur. On avait espéré à un moment qu'on l'exilât à Berck, mais, peine perdue, il est toujours à Paris.

Il y a aussi des journaux de merdre comme L'Express qui publie des classements truqués des hôpitaux, où l'hôpital qui a le moins d'infections nosocomiales est celui qui en a le moins déclaré.
Eh bien, qui l'aurait cru, le journal de merdre a rencontré le joueur de khon d'urgentiste. L'Express, au lieu d'interroger un médecin généraliste, est allé chercher un zozo salarié des hôpitaux qui ne sait de la médecine générale que ce qu'il en a entendu dire ici ou là.
L'Express, pour présenter un film sur Rembrandt, interroge un vendeur de tomates sur les marchés ou un journaliste sportif.

Cela dit, pour être juste, le réalisateur du film, pour dire des khonneries, il est aussi champion du monde.

T. L.: D'autant qu'en un siècle toutes les maladies ont été décrites. Si on sait décrypter les signes, on peut facilement identifier une pathologie.

Mais notre ami PP surenchérit (il va être bientôt invité chez Busnel à La grande Librairie)

P. P.: Le monde médical est riche d'une littérature formidable. Il existe des vieux livres de sémiologie grandioses. Les mecs te racontent des tumeurs, c'est du Zola! Bientôt, les médecins auront perdu le verbe et le complément. 


Je m'arrête un moment pour consulter mon avocat qui me dit que je vais m'attirer de graves ennuis en racontant des vérités.


Patrick, pour revenir au film de Thomas, votre oncle était lui-même médecin de campagne... 
P. P.: A Combs-la-Ville, oui, près de Melun. A l'époque, c'était la campagne. Quand il est mort, on m'a refilé son matériel. Le mec avait tout pour faire les accouchements! Son cabinet se composait d'un bureau et, derrière, il y avait sa salle d'examen, avec du carrelage. Remarquez une chose: quand vous allez chez un médecin aujourd'hui, il n'y a que du parquet ou de la moquette. Pourquoi? Parce qu'ils ne prennent plus les gens qui saignent. Un médecin de campagne, il a l'habitude. Le sang, ça tache et ça se nettoie facilement sur du carrelage. On sent que le personnage joué par François Cluzet a l'habitude de cette réalité, qu'il n'a pas peur de se salir. Le plus beau, c'est sa relation avec cette personne âgée dont il veut respecter la volonté de ne pas aller à l'hôpital.  


Mais en lisant son entretien dans l'Express (je ne vous donne pas le lien de peur que vous n'avaliez de travers) je me rends compte que c'est lui qui devrait être attaqué en justice et devant le conseil de l'ordre. Comme cette éminente psychanalyste oeuvrant sur France-Culture qui avait été condamnée par deux fois par l'Ordre des médecins après qu'elle eut prétendu que les enfants suivis par les médecins généralistes étaient plus en danger que ceux suivis par des pédiâââââtres... (voir ICI)


T. L.: Un chiffre: 80% des gens meurent à l'hôpital. C'est devenu leur dernière demeure. Dans le monde moderne dans lequel on vit, on pourrait espérer mourir de son grand âge et pas d'une longue maladie! Mais c'est un cercle vicieux: moins on a de médecins dans les campagnes, plus les familles se sentent isolées et incapables de prendre en charge le mourant. Et, en règle généra le, quand les gens se sentent impuissants, ils voient dans l'hôpital la solution. 
P. P.: Alors que, pour les personnes âgées, rester chez elles est ce qui les maintient en vie. Bien sûr, elles finissent par ne plus faire grand-chose et limitent leur conversation à la météo. C'est un signe: quand vous commencez à vieillir, vous ne parlez que de la pluie et du beau temps. Moi, je n'en parle plus! N'empêche. C'est très long et compliqué de savoir parler aux personnes âgées; les bons gériatres le savent. Quand il n'y a pas de spécialiste disponible, le généraliste dit qu'il ne peut rien pour vous.  



L'accumulation de sottises, de contre-vérités, d'approximations, de mensonges sur les médecins généralistes et la médecine générale montre une profonde bétise de ce médecin doute que je puisse en être un.
Et, en plus, il parle de lui, il tisse le lien social en buvant un café avec des victimes... Tragique garçon.


P. P.: Et, au-delà de ça, il faut élargir le rôle du médecin, qui ne se limite pas au diagnostic. Hier et avant-hier, j'étais au Bataclan: les patrons sont un peu inquiets car la salle va inéluctablement basculer vers un lieu de mémoire. Ils ne savaient pas s'ils devaient ouvrir avant les travaux pour que les gens viennent s'y recueillir. J'ai évidemment approuvé cette initiative. J'ai passé deux jours avec la cellule d'urgence médico-psychologique. Vu que je suis médecin urgentiste, les psychologues et psychiatres me demandaient ce que je faisais là. Je préparais du café, j'accueillais les gens, on buvait un coup avec les victimes, on discutait... On a fait du lien social. 

Et on me dit que c'est le grand ami de cette fossoyeuse (pour les royalties voir Christian Lehmann) de Marisol Touraine...

P. P.: Faut dire que Médecin de campagne, ça manque de flingues! De sexe aussi! C'est même pas un superhéros! Tu aurais pu lui mettre une cape! Blague à part, ton film est essentiel parce que tu montres qu'un médecin n'est justement pas un superhéros.  

Cela ne m'étonne pas.

Donc, si je pensais que l'Ordre des médecins servait à autre chose qu'à ramasser des cotisations et à faire des films de pub, j'aurais un nombre de procès en diffamation à faire contre le dénommé joueur de khon dont le mépris pour ma profession est au delà de tout ce qu'il est possible d'imaginer et dont la qualité première est l'ignorance de ce dont il parle.

jeudi 17 mars 2016

Directives anticipées.


Un rapport de l'IGAS datant d'octobre 2015 traite du sujet des directives anticipées (ICI). Quelqu'un a attiré mon attention sur le sujet sur twitter. C'est pourquoi je vous en parle.


L’article 8 de la proposition de loi "créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie" prévoit que toute personne majeure peut rédiger des directives anticipées pour le cas où elle serait un jour hors d’état d’exprimer sa volonté et que ces directives sont conservées sur un registre national »
.
Je ne suis pas un spécialiste du sujet (et, comme dirait l'autre, cela va se voir) mais j'ai déjà écrit ICI sur le sujet.

L'IGAS propose que les directives anticipées soient incluses dans le Dossier Médical Partagé.

Pour ce qui est de la gestion du registre, après expertise des différents opérateurs possibles la mission considère, qu’après un complément d’analyse juridique, technique et médicale qui pourrait être confié conjointement à la CNAMTS et à l’ASIP-Santé, que le futur Dossier Médical Partagé (DMP) prévu dans le projet de loi de modernisation du système de santé devienne le lieu de conservation des directives anticipées. Son déploiement dans un délai de 18 mois à 2 ans est tout à fait compatible avec la loi, qui précise que le registre n’est qu’un des moyens de conservation. 

Le Dossier Médical Partagé est un vieux serpent de mer bureaucratique (je ne suis toujours pas spécialiste de ce truc) pour lequel je suis très sceptique pour une raison anecdotique qui s'appelle le droit à l'oubli et pour une raison essentielle qui se nomme la déliquescence professionnelle et sociétale du secret médical.

Le DMP ne devrait comporter que quelques informations, à savoir les intolérances aux médicaments, éventuellement le traitement en cours. Rien d'autre. C'est déjà pas mal. Et peut-être déjà trop.

Pour les directives anticipées, voici quelques remarques générales qui pourront passer pour des truismes mais enfiler les perles de l'évidence peut avoir un certain intérêt : 
  1. Mes directives anticipées : je désigne une personne de confiance (voir ICI), une personne qui me connaît, une personne avec qui j'ai discuté cent fois de ce problème, pour moi, pour les autres, pour des patients, pour des amis, une personne qui connaît mes incertitudes, mes certitudes, mes hésitations, mes partis-pris, mes faiblesses, mes lâchetés... Et cetera. Elle se reconnaîtra.
  2. A qui appartient la fin de vie, la mort et... la vie après la mort ? Il y a grosso modo deux conceptions mais avec d'énormes divisions de la conscience.
  3. La première conception est celle-ci : il faut coûte que coûte respecter les dernières volontés de celui qui va mourir. C'est la conception kundérienne : la fin de vie, la mort et la vie après la mort appartiennent à celui qui va mourir et ceux qui ne respectent pas ses volontés sont des traîtres. Pour mieux connaître ce point de vue, lire Les testaments trahis, un essai de Milan Kundera qui en dit plus que de nombreux traités spécialisés et qui, à mon sens, est un des plus grands livres du vingtième siècle. Pour alimenter ce point de vue et pour en dénoncer son non respect Kundera parle, entre autres, de Max Brod, l'ami de Kafka, qui, contrairement à ce que lui avait demandé son ami, n'a pas détruit une grande partie de son oeuvre, qu'il a au contraire publiée (ce qui a fait la postérité du Praguois) et qui l'a encore plus trahi en rendant Kafka semblable aux personnages de ses romans, c'est à dire en mentant sur la vraie personnalité de son ami.
  4. La deuxième conception (mais il est possible qu'il y ait autant de positions intermédiaires que d'individus -- encore que Kundera ait écrit : il y a moins d'idées que d'hommes) et aussi la moins populaire et la moins avouable : les gens qui vont mourir, les morts, la postérité des morts, appartiennent aux vivants, c'est à dire à ceux qui survivent (j'avais traité le sujet LA), c'est donc à eux de décider. Je rappelle Montaigne : "Les Essais (I,3), citant Saint Augustin (Cité de Dieu, I,12) : "Le service des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques sont plus une consolation pour les vivants qu'un secours pour les morts.""
Alphonse Allais


En réalité, le problème de la fin de vie est éminemment un problème sociétal (je sais, quand on a dit cela, on a tout et rien dit, mais, ne vous inquiétez pas, je ne vais pas proposer une réflexion citoyenne...) et se rattache à de nombreux thèmes qui courent dans ce blog : hédonisme, droit de ne pas souffrir, immortalité, sur traitement, valeurs et préférences des patients. J'ai oublié quelque chose ?

Et les paradoxes ne manquent pas.

Il est impossible à mon sens de parler de directives anticipées sans aborder le problème de l'acharnement thérapeutique voulu par certaines familles (traitements de troisième ligne sans aucun intérêt pratique) qui seront ensuite les premières (ou non) à prôner le "débranchement".

Impossible de parler des directives anticipées sans s'occuper de ce qui se passe avant le moment où le patient ne peut faire de choix. 

Impossible de parler des directives anticipées sans parler du comportement discrétionnaire des équipes soignantes (voir LA)... Il semblerait qu'il existe des consensus locaux, des endroits où on fait ça et d'autres ou on fait ceci, indépendamment du patient et de la famille.

Impossible de parler des directives anticipées sans parler des problèmes familiaux que cela entraîne et surtout si une personne de confiance a été désignée.

Impossible de parler des directives anticipées sans évoquer des expériences nombreuses qu'ont les soignants et les familles des changements d'avis de leurs proches ou de leurs patients au cours du temps.

Rien n'est gravé dans le marbre (et encore moins dans le DMP).

En réalité, les incertitudes concernant les directives anticipées, et il semble d'après l'association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD ; LA), j'élargis le sujet, que 95 % des Français interrogés (sondage IFOP de 2014) seraient favorables à une loi que propose l'ADMD (et le sondage a dû être proposé par l'ADMD), je cite, visant à légaliser l’euthanasie et le suicide assisté et à assurer un accès universel aux soins palliatifs, d'où viennent-elles ? 

C'est sans doute qu'il existe des points à éclaircir. Je conçois que j'obscurcis le sujet en étendant mon propos.

Je suis incapable dire ce que je ferai quand les choses se présenteront car, n'en doutons pas, les directives anticipées n'anticipent en rien la décision que peut prendre un patient de mettre fin à ses jours pour abréger ses souffrances avant qu'il ne devienne incapable de décider. Contre l'avis du corps médical, par exemple ; contre l'avis de sa famille ; ou d'une partie de sa famille. 

Pendant que j'écrivais ce billet je suis sorti prendre l'air et j'ai vu un monsieur d'une cinquantaine d'années qui accompagnait son (vieux) père manifestement dément dans les rues de Versailles : faudra-t-il que j'écrive dans mes directives anticipées qui seront intégrées à mon DMP que j'autorise "ma" personne de confiance à m'euthanasier en ce cas ne voulant ni embêter tout le monde ni me représenter en dément marchant dans les rues de Versailles ?

Voici ce que propose l'ADMP pour le point précis des directives anticipées : LA

Je lis le document avec attention et notamment ceci :


JE DEMANDE :
qu’on n’entreprenne ni ne poursuive les actes de prévention, d’investigation ou de soins qui n’auraient pour seul effet que la prolongation artificielle de ma vie (art L.1110-5 du code de la santé publique), y compris pour les affections intercurrentes.
que l’on soulage efficacement mes souffrances même si cela a pour effet secondaire d’abréger ma vie (art L. 1110-5 du code de la santé publique).
que si je suis dans un état pathologique incurable et que je suis dans des souffrances intolérables, je puisse bénéficier d’une sédation terminale, comme l’autorise l’article L. 1110-5 du code de la santé publique.
que s’il n’existe aucun espoir de retour à une vie consciente et autonome, l’on me procure une mort rapide et douce. 

Y a-t-il quelque chose de choquant ?

Faut-il une loi pour cela ? 

Finalement, ce qui me terrifie vraiment, lisant ce que je viens de lire, ce serait que l'on me désignât comme personne de confiance. J'en serais paralysé. On voit où est le problème.

dimanche 13 mars 2016

L'angoisse et la solitude du radiologue au moment du compte rendu et de l'annonce.


L'autre jour, un patient me téléphone : "Je sors du scanner, est-ce que je peux venir vous voir ? - Le radiologue ne vous a rien dit ? - Non. Et je ne comprends pas le compte rendu."
Ma première réaction : "Les radiologues..."
Ma deuxième réaction : "On va dire encore que je n'aime pas les spécialistes..."
Je vais donc recevoir le patient "entre deux".

J'ai demandé un scanner car je craignais que quelque chose n'aille pas.

Le plus souvent, trop à mon goût, les radiologues en font trop. Ils commentent les clichés, ce qui est le moins que l'on puisse leur demander, mais ils "prescrivent" également. Ils prescrivent de façon large. C'est à dire qu'ils donnent une tonalité à leurs commentaires de "Rassurant" à "Préoccupant". Une tonalité que le patient, qui n'a pas toujours l'oreille fine ou qui ne comprend pas les subtilités de l'interprétation, va ressasser, réinterpréter, mal interpréter à partir du moment où il va se retrouver sur le trottoir, les clichés entre les mains, et jusqu'à ce qu'un clinicien lui donne des informations plus ou moins précises et, j'ajoute, pas toujours pertinentes. C'est selon.

Ne vous inquiétez pas, chers radiologues, nous en sommes tous là. Malgré toute absence de formation ou en dépit d'une formation approfondie, un Diplôme Universitaire de communication (je ne sais pas si cela existe), il est impossible de tout contrôler, il est impossible (rappelez-vous que les praticiens en théorie les mieux formés en ce domaine, les psychiatres, les psychologues, ratent eux aussi leur message, il suffit d'entendre les patients parler de leurs séances ou de leurs consultations...) de maîtriser et surtout pas l'anxiété du patient. Ce que nous disons, ce que nous ne disons pas, les mimiques que nous faisons (le non verbal) ou que nous ne faisons pas, le patient les interprète à sa guise.

Les radiologues, parfois, souvent, ça leur arrive, prescrivent trop, disent qu'il faut faire de la kiné, qu'il faut opérer, ne pas opérer, prendre des AINS, des antalgiques, infiltrer, mais surtout "Que pour compléter les investigations il faudrait faire un scanner... ou une IRM..." Quand le radiologue ne prend pas déjà rendez-vous avec le rhumatologue ou le chirurgien de la clinique ou de l'hôpital...

Cela nous met tous (les praticiens comme les radiologues en porte-à-faux) : le patient ne sait plus où donner de la tête.

C'était pour la charge.

Voici la décharge.

Le radiologue est parfois bien embêté en remettant les clichés à un patient qu'il ne connaît pas, pour lequel il a eu si peu de renseignements cliniques, patient à qui il faut dire ou ne pas dire qu'il vaudrait mieux consulter le médecin prescripteur, patient qui a besoin d'être informé, rassuré ou non inquiété, ou qui désire quelque chose que nous ne savons pas.

Et il y a, malheureusement, de très nombreux cas où le radiologue fait lui-même la consultation d'annonce, il y est contraint par ce qu'il a vu sur les clichés, il est obligé en raison des regards expectatifs du patient, il est donc contraint de le faire sans antécédents, sans contexte, cette putain de consultation d'annonce, cette invention oncologique qui fait partie de la démarche qualité, parce qu'avant on ne savait pas comment cela se passait, et maintenant on sait, il y a des procédures, des normes, des cases à cocher, des notes à se donner, et peut-on dire que cela se passe mieux ? peut-on dire que le patient  soit mieux informé ? peut-on dire que le nombre de cases cochées rende moins horrible l'annonce sidérante, l'annonce qui sidère ? L'information brute, c'est : "Vous avez un cancer." Les oncologues ont inventé la consultation d'annonce parce que cela se passait mal auparavant, sans doute, mais les normes de la consultation d'annonce ont, me semble-t-il, encore aggravé les choses. Or les médecins n'ont pas changé, c'est la procédure qui a changé et la procédure, au lieu d'empathiser (ne cherchez pas, c'est un néologisme) les relations, on me dira que c'est toujours comme cela, les ont rendues encore plus inhumaines et incontrôlables. "J'ai fait ma consultation d'annonce et ainsi ne pourra-t-il rien m'arriver, j'ai coché, j'ai fait le boulot..."

Mais revenons au radiologue : est-il prêt, dans le couloir, dans une salle d'examen, dans son bureau dans les meilleurs des cas, à annoncer une saloperie à une personne qu'il ne connaît pas ? A l'inverse, peut-il laisser un patient partir dans la nature avec un compte rendu où, en lisant entre les lignes, voire même en lisant les lignes, il va fantasmer, s'apeurer, se lamenter, se faire des films, regarder sur internet, lire des choses horribles ? Il faut bien lui dire quelque chose, le rassurer, lui dire que cela aurait pu être pire, mais peut-on vraiment rassurer quelqu'un en lui disant qu'il a un cancer ?

Donc, le radiologue n'a pas un métier facile. Rappelez-le vous quand vous râlerez... Le radiologue n'a pas un métier facile et, de plus, on compte sur lui. On compte sur lui pour faire le diagnostic, pour ne pas se tromper, pour être aussi exhaustif que possible, car le radiologue, c'est le boss, combien de médecins généralistes savent lire un scanner, une IRM, une mammographie ou un pet scan ? On est bien obligés de lui faire confiance.

Et pire : les oncologues font de plus en plus confiance aux radiologues, il y en a qui ne lisent pas les scanners, les IRM, les mammographies ou les pet scans, sinon, comme moi, les comptes rendus... Et il y a aussi des spécialistes d'organes, des médecins qui font encore de l'oncologie, encore, car nous assistons à une terrible dérive, les spécialistes d'organes finissant par ne plus faire de cancérologie pour les organes dont ils sont les spécialistes, laissant les oncologues faire le boulot, et donc, je disais,  il y a certains spécialistes d'organes qui savent mieux lire un scanner, une IRM, une mammographie ou un pet scan que des radiologues lambda et mieux qu'un oncologue lambda. Nous sommes en pleine incohérence. Je ne dis pas que tous les radiologues lisent mieux des clichés qu'un oncologue et que tous les spécialistes d'organes lisent mieux des clichés qu'un radiologue, je dis : faisons attention. Je dis que le saucissonnage des patients entre organes, spécialistes, radiologues, oncologues et autres n'est pas bon.

Et ainsi, un protocole trucmuche XYZ est décidé pour un patient à partir de clichés non lus ou non interprétés par un oncologue mais par un radiologue et pas par un spécialiste ad hoc de l'organe.

Ah, zut, j'avais oublié les RCP ou Réunions de Concertation Pluridisciplinaires dont nous avons parlé ICI et LA.

J'avais oublié.

Donc, je voulais souligner lourdement la solitude du radiologue au moment du compte rendu et encore plus de l'annonce.

Il est tout à fait possible que le patient qui va venir me voir tout à l'heure avec son scanner me désoriente, que je ne puisse pas le recevoir dans mon bureau, mais dans un coin sans témoins de mon cabinet, et que je doive, en lisant le compte rendu, improviser. Ce serait une putain de consultation d'annonce à la con.

Donc, respect pour les radiologues.

PS. On me dit que les pet scans, ce n'est pas de la radiologie mais de la médecine nucléaire. Cela ne change rien.


mardi 8 mars 2016

Le professeur Agnès Buzyn nommée Présidente de la HAS. La victoire de big onco.



La nomination du professeur Agnès Buzyn à la tête de la HAS est sans doute ce qui pouvait arriver de pire pour la Santé publique française.

"Quand il y a une connerie à faire, Hollande n'est jamais loin et Touraine est sur la photo."

Que la papesse en chef de l'Eglise de Dépistologie soit nommée à la tête de l'Agence la plus importante du système de santé français en dit long sur la volonté du lobby santéo-industriel à changer les choses...

Issue de l'INCa, Institut National du cancer, agence gouvernementale défendant la dépistologie pure et dure, scientifique qui n'avait pratiquement jamais entendu parler du possible rôle néfaste des dépistages organisés, du problème aigu du sur diagnostic et du sur traitement, et qui, nous le rappelle Christian Lehmann (ICI) en citant Mediapart, déclare, en substance, que les seuls vrais experts, les experts compétents, sont ceux qui participent aux boards de l'industrie pharmaceutique et qui se déplacent dans les congrés tous frais payés par cette même industrie en se faisant rincer midi et soir par ces mêmes industriels. 

Elle est donc adepte de la théorie Bruno Lina qui, se vantant de manger à tous les rateliers, prétend que "Trop de corruption tue la corruption." : quand on a le ventre plein on ne se rappelle pas qui l'a rempli.

On nous avait promis "plus jamais ça" après le scandale du Mediator, on nous avait promis que la nomination de Dominique Maraninchi, issu du milieu de l'oncologie, à la tête de l'ANSM allait permettre de nettoyer les écuries d'Augias... Peine perdue.


Mais cessons de plaisanter, l'heure est grave : nommer une hématologue, une onco-hématologue, à la tête d'une Agence gouvernementale c'est comme donner la Légion d'Honneur à un prince saoudien ou  voir sièger un représentant de la Mauritanie à la Commission des droits de l'homme de l'ONU...

Car l'oncologie est la quintessence de ce qu'on peut trouver de pire en médecine dans le domaine des essais cliniques comme dans celui de la protocolisation des traitements ou, tout aussi dramatiquement, sur l'entrée du privé dans le service public comme dans le cas de l'Institut Gustave Roussy.

Nul doute que vous n'apprendrez pas de la bouche d'Agnès Buzyn que les 71 dernières molécules labellisées par la FDA dans le domaine de la cancérologie augmentaient en moyenne l'espérance de vie des patients de... 2,1 mois ! (Voir LA)

Cette nomination est aussi l'aboutissement du modèle américain avec contrôle direct de la FDA par l'industrie pharmaceutique. Les US l'ont fait, nous suivons.

La déclaration des effets secondaires en oncologie est également considérée comme peu pertinente.

Les premières déclarations de Madame Agnès Buzyn sur les liens et conflits d'intérêt entre experts et industrie pharmaceutique n'annoncent rien de bon mais surtout démontrent la formidable impunité dont elle croit disposer en déclarant d'emblée que l'intelligence des experts est corrélée à leur degré de dépendance à l'égard des industriels.

Nous nous préparons des jours difficiles.

PS (du 14 mars 2016). Voici le lien avec les 126 publications d'Agnès Buzyn recensées dans PubMed. ICI.
PS (du 14 mars 2016). Un article de Aurélie Haroche  qui cite Christian Lehmann et moi-même. LA.

jeudi 3 mars 2016

Une gifle. Médecine générale pratique, situations inattendues et incertitude. Histoire de consultation 189.



La petite A, 4 ans, est venue consulter avec ses deux parents pour se faire vacciner. 

Pour ceux qui  pensent  honnêtement, les autres se reconnaîtront (je ne peux rien faire pour eux), que les médecins généralistes ne servent à rien, je vais me permettre de commenter une fois de plus des faits simples de consultation, une situation banale (j'ai déjà rédigé 186 histoires/situations de consultation), c'est à dire souligner ce que notre pratique présuppose en aval de notre rencontre avec un ou des patients, en termes de réflexion, de préparation, d'attention non seulement aux "dernières données de la science" mais aussi aux phénomènes sociétaux et à la façon dont les citoyens perçoivent leur état de santé et le rôle supposé qu'ils attribuents à la médecine et aux médecins, ici les médecins généralistes. 
Les médecins généralistes que nous aimons et que nous fréquentons tentent d'être conscients de leur rôle majeur en Santé publique, c'est à dire au courant non seulement de ses enjeux (scientifiques et sociétaux) mais aussi de ses limites (c'est à dire la vanité paternaliste de faire le bien à tout prix de patients ou de citoyens tous différents et tous plongés dans une histoire rêvée qui serait celle d'une médecine exacte et unique). 
Je rappelle également que mes liens d'intérêt sont les suivants : tenter de pratiquer l'Evidence Based Medicine (voir LA) en essayant de partager la décision de soins ou de non soins, ce que l'on appelle La prise de décision partagée en médecine générale (voir ICI l'excellent billet de JB Blanc sur la question).   

Il s'agit de la vaccination contre la méningite C. Je n'ai pas eu l'initiative de cette prescription mais c'est moi qui ai prescrit le vaccin.

Méningite C : vous avez sans doute lu le billet de CMT (voir ICI) et si vous ne l'avez pas lu il est encore temps de le faire.  Ainsi suis-je  dubitatif sur la question.  Et ainsi ne proposé-je jamais cette vaccination.
Les parents : lors d'un consultation précédente ils ont souhaité que leur fille soit vaccinée contre la méningite C et je leur ai dit ce que vous avez lu dans le billet de CMT, à savoir, en substance, que cela ne protégeait pas contre toutes les méningites, que ce n'était donc pas parce qu'elle avait été vaccinée qu'il ne faudrait pas s'inquiéter de symptômes pouvant évoquer une  méningite et que les preuves scientifiques de son intérêt n'étaient pas suffisamment étayées. Les parents, et je ne leur ai pas demandé qui les avait convaincus de le faire, ont maintenu leur décision et j'ai donc prescrit le vaccin.
La prescription : on pourrait s'étonner que je "cède" et considérer cette soumission à une volonté de la patientèle comme une manifestation de clientélisme ou à un renoncement lié  à une certaine fatigue. Et se dire aussi : tout ça pour ça. Se poser autant de questions pour finir par rendre les armes. Disons, pour faire vite, que la prescription de ce vaccin ne met en danger ni la santé de cet enfant, ni la santé de son entourage proche ou éloigné, enfin, dans l'immédiat (1).

La maman affirme haut et fort que la vaccination va bien se passer et le papa acquiesce. J'ai noté dans le dossier le comportement anxieux de l'enfant lors de ses dernières visites au cabinet (les parents n'ont pas choisi de "médecin traitant" pour leurs enfants entre mon associée et moi). Elle n'est jamais facile à examiner et c'est plus facile dans mes souvenirs quand elle vient seule avec son papa. Mais il s'agit d'une vaccination, c'est plus anxiogène encore. Je demande aux parents si elle a été prévenue les jours précédents qu'elle allait se faire vacciner. Ils me disent que non. Le visage de A se ferme. 

C'est une question difficile, prévenir ou non les enfants, et ma réponse est le plus souvent celle-ci : "Il faut toujours prévenir un enfant qu'il va être vacciné, et, plus généralement, il faut toujours prévenir un enfant de ce qui va lui arriver (de façon raisonnée, appropriée, en fonction des enjeux, des risques, des conséquences, cela va sans dire)." C'est plus correct. Quel que soit l'âge de l'enfant ! Même chez un nourrisson. Je me rappelle cette maman qui m'amenait son bébé de onze mois pour une vaccination, une maman qui me connaît depuis une bonne dizaine d'années, et à qui je demandais : "Vous lui avez dit qu'il allait être vacciné aujourd'hui ?" et elle, souriante, "Oui, hier soir, et il n'a pas dormi de la nuit." (2)

Nous choisissons d'un commun accord la position assise sur les genoux du papa. Mais cela ne calme pas la petite qui bouge dans tous les sens et vient le temps des bonnes paroles de réassurance. Je me recule un peu, le coton alcoolisé à la main, je parle, je temporise, je raconte une histoire d'Allan, et, tel un coup de tonnerre dans un ciel serein, la maman colle une violente gifle à sa fille... en lui disant : "Finie la comédie !"
"Madame B !"
Je suis interdit. "Elle l'a méritée." dit la maman.  Le mari ne dit rien, n'exprime rien puis : "A, il faut te tenir tranquille." La petite pleure sans en faire trop.
Comment dois-je intervenir ? "Il ne faut pas faire quelque chose comme cela...", je finis par dire. "Ce n'est pas bien..." La maman n'est pas contente comme s'il ne s'agissait pas de mes affaires. "Une petite gifle, ça peut faire de mal à personne... Vous n'en avez jamais donné une à vos enfants ? - Non."

Que faites-vous ? Vous faites un signalement ? Vous passez à autre chose ? Je ne signale pas mais je parle. Je ne signale pas car je connais une grande partie de la famille : les parents, les beaux-parents, les frères et les soeurs et même les cousins et les cousines. Cette enfant n'a aucune marque sur le corps, cette enfant n'est pas apeurée quand j'approche mes mains de son visage, elle a tout juste peur de la vaccination, de la piqûre, mais elle n'a pas peur de moi. Je sais qu'en ces circonstances certains de mes confrères interviendraient. Je crois que je vais pouvoir gérer. Avec l'aide également de mon associée qui est toujours de bon conseil en ces circonstances. Est-ce que cela sera bénéfique pour l'enfant d'envoyer la cavalerie (le médecin de PMI, les assistantes sociales...) ? Ce n'est pas, attention Freud et ses épigones ne sont pas loin, l'anxiété de l'enfant qu'il faut envisager mais celle de la maman et aussi celle du papa qui accepte sans rien dire. Faut-il que je soupçonne que lorsque je ne suis pas là cette enfant prend des coups ?



Cette consultation s'est passée avant les vacances de février. J'en ai parlé à mon associée qui n'a pas eu l'air inquiète : elle connaît également le contexte familial proche et éloigné ? Mais nous serons vigilants.

Au retour des vacances, dans la voiture, sur l'autoroute, en conduisant, j'entends un entretien entre Laure Adler et François Cluzet (Emission Hors-Champs, voir ICI). Propos convenus sur le rôle du comédien, de l'acteur... Et tout d'un coup François Cluzet explose : il explose contre Bertrand Cantat, il le traite de tous les noms avec une rare violence, Bertrand Cantat, c'est celui qui a tué Marie Trintignant (avec laquelle François Cluzet a eu un enfant), et il rappelle d'un ton sévère que le rapport d'autopsie a indiqué qu'il avait porté contre elle dix-sept coups mortels... Dix-sept coups mortels, répète-t-il. Il ajoute qu'il a eu l'envie de le tuer. Qu'il n'a plus envie de le tuer car cet homme a aussi des enfants. Mais la suite : François Cluzet rappelle les violences faites aux femmes et parle du "dernier mot". Selon lui les hommes qui frappent veulent avoir le dernier mot. Je suis au volant, il y a du monde, et je manque de faire une embardée. Le dernier mot pour empêcher les femmes de s'exprimer. Et dans le cas de cette maman, merci de ne pas penser que je fais un parallèle osé, elle a aussi voulu avoir le dernier mot. Sans doute par impuissance ou par incompréhension de sa fille : elle ne sait pas comment elle fonctionne. Et qui pourrait dire qu'il est facile de savoir comment fonctionne  une enfant de quatre ans ?

J'ajoute que cette consultation, le vaccin a été fait, la petite fille a ressenti, comme on dit, plus de peur que de mal (mais est-ce vraiment rassurant ?), n'était pas la seule de la journée (une des trente de la journée sans doute, et les vingt-neuf autres soulevaient tout autant de problèmes, peut-être pas aussi aigus, mais tout aussi "interrogeants" sur le rôle du médecin généraliste...) et qu'elle rend compte de l'intérêt et de la difficulté de la médecine générale pilotée par des médecins généralistes conscients ou non des conséquences souvent inenvisageables du moindre de leurs actes, de la moindre de leurs paroles, médecine générale réceptacle de toutes les peurs et de toutes les envies sociétales... 

Sans en avoir l'air nous avons abordé, durant une seule consultation, les sujets suivants : les valeurs et préférences des patients dans le cadre de l'EBM, la validité/non validité de la vaccination contre la méningite C, les sévices corporels chez l'enfant, la violence faite aux femmes, le respect des enfants (et je n'ai pas abordé le problème du tutoiement des enfants), l'information des enfants (qui doit, à mon sens, commencer dès les premiers jours de la vie), la distance et la proximité  à garder vis à vis des parents et des enfants, l'expérience interne des praticiens, la lecture des articles informés, les recommandations officielles, la liberté de prescription, la clause de conscience des praticiens, l'information éclairée, la prise de décision partagée en médecine générale, la prise en charge instantanée et longitudinale du patient ou non patient en médecine générale, le rôle de l'environnement familail et sociétal dans la construction des options de soins, les implications des situations transférentielles/contre-transférentielles... je m'arrête là. On comprend qu'un jeune médecin, devant la complexité de ces tâches et, souvent, en raison de sa non formation pour les appréhender (en sachant que l'expérience interne du praticien, et pas seulement sa lecture de la littérature ou la capacité à faire des actes techniques, à bien parler, expliquer, refuser, accepter, s'acquiert avec le temps en fonction bien entendu des lectures médicales, de l'habileté personnelle mais aussi et sans doute surtout par les lectures extra médicales et par l'expérience de la vie en général), et surtout de sa non formation à la prise en charge de l'incertitude (la noter, l'accepter, ne pas la prendre pour une incapacité ou comme une erreur, la gérer donc, la faire partager sans angoisse aux patients, et cetera...), ait envie de renoncer à pratiquer la médecine générale ou, au contraire, soit excité par ses enjeux (optimiste, trop optimiste)...

La médecine générale, c'est la vie... avec un peu de médecine.


Notes :
(1) Cette situation, prescrire à la demande du patient, est donc à contextualiser : prescrire des antibiotiques dans une maladie virale à la demande du patient ("chez moi, ça se transforme toujours en bronchite, docteur") n'est pas la même chose que prescrire des antibiotiques dans une otite moyenne aiguë à un enfant de huit ans à la demande des parents (le médecin : "les antibiotiques ne sont pas obligatoires dans cette situation, il existe des études... bla bla... et je reverrai le tympan de votre enfant demain") et exige une information éclairée de la part du praticien (cf. supra "La prise de décision partagée en médecine générale" sur le blog de JB Blanc : LA). Il existe aussi des situations où l'éthique du médecin est en porte-à-faux. Faut-il toujours respecter les valeurs et préférences des patients ?
(2) La phrase la plus communément entendue dans un cabinet est celle-ci : " Si tu n'es pas sage, le docteur va te faire une piqûre !" C'est bien entendu d'une sottise absolue mais l'analyse de cette phrase mériterait une thèse de sociologie ! Ainsi la vaccination serait-elle une obligation douloureuse. Ainsi le médecin devrait-il se substituer à l'autorité parentale pour punir a priori. Et le reste...

dimanche 7 février 2016

Ce que je vous raconte est vrai. Histoires de consultation 188, 188 bis, 188 ter et 188 quater.


Ce que je vous raconte est vrai. Comme d'habitude je transforme les choses pour préserver le secret mais vous pouvez considérer que ces transformations ne dénaturent pas le fond des affaires. C'était un samedi matin entre 8 h 30 et 15 h 15.




Madame A, patiente dont je suis le médecin traitant depuis de très nombreuses années, a toujours été exigeante. Elle m'appelle vendredi à 16 heures. "J'ai une angine, donnez moi un rendez-vous demain." Heu, nous avons déjà refusé, ma secrétaire ou moi, environ dix rendez-vous pour ce samedi... Je la mets "entre deux", après deux rendez-vous pour deux membres de la même famille (1)... Elle arrive un peu en avance. Je la reçois. Elle "fait" sa classique bronchite "sifflante" de l'hiver. Jusque là tout va bien. Puis, après que j'ai rédigé la prescription et que l'ordonnance est sortie de l'imprimante, elle me demande son ordonnance de "renouvellement". Ma grimace est éloquente. "Vous ne pouviez pas me le dire avant ?" J'ajoute que son ordonnance de fond n'a pas de rapport avec la pathologie précédente. Et elle sort de sa main un papier où elle a inscrit des médicaments "qu'elle voudrait bien que je lui rajoute sur l'ordonnance" et je lis : "Dafalgan, doliprane et nurofen flash". Ouaf ! Je lui explique, la patience a des limites, qu'il n'est pas possible d'inscrire dafalgan et doliprane sur la même ordonnance car il s'agit de paracetamol, il faut donc choisir et je lui indique que nurofen flash n'est pas remboursé (2). Elle fait une (grosse) grimace. Je finalise l'ordonnance et elle ajoute : "Mettez quand même nurofen flash, c'est pour ma fille". Mais, chers lecteurs aussi impatients que moi que la consultation se termine, ce n'est pas fini. Elle a aussi besoin d'un renouvellement de certificat pour la salle de sport ! Moi : "Madame A, vous me demandez un rendez-vous en urgence, je vous trouve une place entre deux patients, vous en profitez pour me demander votre ordonnance habituelle pour laquelle vous auriez pu prendre un rendez-vous sans urgence et, en plus, cerise sur le gâteau, vous me demandez un certificat pour la salle de sport. Eh bien, zut. Vous charriez. Je crois que je ne vais plus être votre médecin traitant... - Vous ne pouvez me parler comme cela. - Si." Nous nous serrons la main et elle s'en va non sans qu'elle ait jeté un regard sur la salle d'attente qui s'est remplie des personnes bien sages qui ont pris rendez-vous et que je vais examiner avec un peu de retard.







Monsieur et Madame B amènent la petite C, vingt-trois mois, pour que je la vaccine (je suis l'équivalent de son médecin traitant -(3)-). Elle est en retard pour rubéole/oreillons/rougeole. Mercredi j'ai aperçu son père et elle dans la salle d'attente (bondée) où il n'a pas eu le courage d'attendre. Il me dit : "Nous sommes allés voir un de vos confrères car il y avait trop de monde, désolé. - Je comprends... - Il n'était pas aimable.... - Ah... - Oui, je me suis d'abord fait engueuler parce que je l'emmenais pour un rhume... - Hum... - Ensuite, il m'a fait remarquer que les vaccins n'étaient pas à jour. - (Re : hum) Ben... - Donc, on est là pour le vaccin." Je jette un oeil distrait sur le carnet de santé où le MG consulté n'a rien noté (mais je ne pose pas la question de savoir si les parents avaient ou non omis de l'apporter...). En revanche, les parents ont collé l'étiquette des médicaments prescrits et l'un de ceux là est "amoxicilline". "Il a prescrit des antibiotiques ?" je demande incidemment. "Oui. - Hum" Donc, le médecin généraliste engueuleur, et que celui qui n'a jamais "recadré" un malade me jette la première pierre, il reproche aux parents de consulter pour un rhume et, pour un rhume, il prescrit des antibiotiques...






Madame D vient après que son père a été vu par l'oncologue. Cette histoire est compliquée et mérite réflexion et détails (et elle n'est pas finie). Il s'agit d'un patient dont j'ai déjà parlé (Histoire de consultation 187 ter : ICI). Je rappelle quelques trucs. Le patient est suivi en HAD. C'est un nouveau patient pour moi. Je suis au domicile du patient avec l'infirmière de l'HAD qui ne comprend pas plus que moi ce qui se passe et surtout quel type de soins il faut donner. Et j'ai déjà été alerté par le fait que la famille, indépendamment de ces problèmes, semble ne pas avoir compris le pronostic. Je téléphone à l'un des chirurgiens qui s'est occupé du patient (le docteur Z) : il me donne des explications. Je rappelle l'infirmière. J'apprends que le patient doit voir l'oncologue (le docteur Y) dans quelques jours. J'écris un courrier pour l'oncologue afin de lui signaler les deux faits : 1) la famille "plane" ou, comme on dit, "fait du déni" sur le pronostic, ce qui ne favorise pas le travail des intervenants ; 2) il serait utile de mieux expliquer les soins aux personnels soignants de l'HAD qui ont été lâchés dans la nature sans beaucoup de biscuits. 
Moi : " Alors ?, cette consultation." Madame D lève les yeux au ciel. "Je ne sais pas si je peux vous le dire... - Allez, parlez sans crainte... - Le docteur je ne sais comment, il a lu votre lettre, il l'a chiffonnée et il l'a mise directement à la poubelle. On s'est regardés avec ma sœur pour savoir si on avait vu la même chose toutes les deux. - Non ?... - Si. - Et ? - Vous allez apprendre le pire. Il nous a dit des trucs sur mon père que l'on ne savait pas, un cancer dont nous ne connaissions pas l'existence, il a dit cela avec l'air un peu énervé, et il a rajouté que ce n'était pas fameux... Vous saviez qu'il avait un cancer de **** ?" Moi : "Non." Madame D : "Surprises, nous avons réussi à aller voir le docteur X (un des chirurgiens qui avait opéré leur père), qui est tombé des nues, qui a téléphoné devant nous au docteur Y et qui nous a dit qu'il avait sans doute mélangé les dossiers..."
Dois-je rajouter quelque chose ?







Madame E amène F, son fils de deux ans et demi, pour deux vaccins. Le carnet de santé est détérioré. Les pages concernant les vaccinations sont presque toutes arrachées et le reste a été mouillé, séché, colorié, collé. Les deux vaccins ont été prescrits par l'ancien médecin (généraliste) de l'enfant dont le nom apparaît dans les quelques pages restantes. J'appelle immédiatement le médecin qui me dit, après avoir cherché dans l'ordinateur, qu'il n'a aucune trace des précédents vaccins. "Vous êtes bien le médecin de F ? - Oui. - Et il n'y a rien dans votre ordinateur ? - Non." Fin de la conversation.







Monsieur F, 49 ans, consulte pour un syndrome grippal assez vague "qui le met à plat". C'est le dernier patient de la fin de matinée (il avait rendez-vous à 14 heures 30). Je l'examine. Pas grand chose. Il veut un bilan (il n'en a pas fait depuis des lustres, il a grossi, il des habitudes alimentaires farfelues en raison de ses horaires de travail, je cède). Puis nous parlons. Nous parlons du coin, des enfants, il m'a connu quand il avait 13 ans, il se souvient de moi à cette époque, on parle de l'évolution du Val Fourré, qu'il a quitté, de l'école maternelle et de l'école primaire qu'il fréquentait, j'en connaissais les directeurs, on parle de sa belle-mère, on parle d'une ancienne voisine dont il ignorait qu'elle fût hospitalisée en rééducation au décours d'un accident (il me dit que lui et sa femme vont appeler sa fille et qu'ils vont aller la voir), et cetera. On parle incidemment de l'islam, de politique, et cetera. Il est quinze heures quinze quand il sort de mon cabinet. Je n'ai pas beaucoup fait de médecine (et encore) et il me semble que nous avons passé un bon moment.


Notes
(1) Il faudra qu'un jour j'écrive un billet sur les rendez-vous familiaux groupés...
(2) La Santé publique à la télévision : ras-le-bol.
(3) Le médecin traitant pour les enfants, je ne suis pas contre.
 

jeudi 4 février 2016

Attention : pathos.

Alessandro Magnasco (autoportrait) : 1667 - 1749

Monsieur A, 54 ans, avait disparu des radars et nous recevons hier son avis de décès.
Je dis nous car la secrétaire du cabinet, dont je ne parle jamais ici, est tout aussi effondrée que moi.
Monsieur A était suivi depuis des années pour un lymphome de haut grade.
Il était enseignant, professeur de physique.
Il était Burkinabé.
Il avait commencé comme ouvrier chez Renault à son arrivée en France, avait pris des cours du soir et avait obtenu le CAPES.
Il n'a jamais voulu que le motif de ses arrêts successifs soit indiqué sur aucun papier administrtif car il s'est toujours méfié de l'absence de secret à l'Education nationale.
Il n'avait pas envie qu'on sache qu'il avait un cancer.
Monsieur A était un homme discret et je ne le voyais, finalement, que tous les trois mois, pour discuter et pour renouveler son ordonnance de coumadine et represcrire des INR.
Il avait fait plusieurs rechutes et avait subi plusieurs cures de chimiothérapie qu'il supportait d'autant mieux qu'il ne parlait jamais de ses souffrances ou des effets indésirables des traitements.
Il y a environ deux ans, il s'est effondré dans mon bureau. Sa fille de vingt ans venait de mourir. Un mélanosarcome pour lequel elle avait d'abord subi une grosse intervention chirurgicale (amputation) puis la maladie avait repris.
Je ne connaissais pas sa fille.
Peu après le décès la maladie avait flambé (merci de ne pas penser qu'il puisse y voir une causalité) et les possibilités de traitement s'étaient effilochées.
Il est donc décédé.
Nous sommes (très) tristes.

(je précise quand même que j'ai anonymisé tout ce que je pouvais)

dimanche 17 janvier 2016

La mort, quand tu nous tiens. Histoire (s) de consultation 187, 187 bis, 187 ter, 166 et 187 quater.


L'oncologue Z "voit" dix personnes à l'heure. En moyenne. Parfois un peu plus, parfois un peu moins.
Ecoutons madame A : "Le docteur Z est sympathique. Le plus souvent il me reçoit allongé dans son fauteuil, parfois un ou deux pieds sur le bureau, il regarde mon dossier, jette un œil sur mes radios en se tournant vers la fenêtre, puis annonce : 'Dix séances de plus'" Il s'agit de radiothérapie.


Monsieur B est suivi depuis dix ans par l'oncologue Y, avec lequel il s'est toujours entendu parfaitement. Ce lymphome vient de virer au drame. Nous sommes au delà de tout. Pas de protocole "compassionnel" envisagé (je suis "assez" contre), pas de nouveau médicament sans AMM à "essayer" (je suis aussi contre). L'oncologue Y dit à Monsieur B que ce sont désormais les soins palliatifs qui vont s'occuper de lui. "Et vous, vous n'allez plus vous occuper de moi ?" Regard évasif et désespéré de l'oncologue... mais institutionnel.


Madame D est en pleurs au téléphone. Son père, un malade que j'ai suivi pendant 15 ans et qui a changé de médecin ensuite pour les 10 années suivantes, pour des raisons que j'ignore (ou que je subodore), est en HAD à domicile. Le médecin traitant du patient qui a pris la succession d'un médecin partant à la retraite il y a environ trois ans ne fait pas de visites (je répète : un médecin généraliste qui ne fait pas de visites pour un patient en HAD -- et bien que je ne pense pas que du bien de l'HAD, voir ICI). Madame D, donc, dont je suis le médecin traitant (et celui de sa fille), me supplie de prendre la suite. Que dois-je faire ? Faut-il que je dise non ? Faut-il que je me drape dans mon orgueil de médecin généraliste qui a été "délaissé" ? Faut-il que j'écoute ma secrétaire qui me dit que je suis en train de me faire avoir ? J'essaie de me mettre à la place du patient, de la famille du patient... Je vais accepter, sans doute.



Madame C, 92 ans, sort de mon bureau après un entretien (à l'hôpital on appelle cela une consultation d'annonce et comme sa fille était présente cela doit donner des points. Quant à la RCP (Réunion de Concertation Pluridisciplinaire, elle a eu lieu, sans moi, et les conseils étaient clairs : chirurgie, radiothérapie, chimiothérapie (1)) où je lui ai parlé de son cancer et le fait que, vu son âge, on n'allait quasiment rien faire, sinon des mesures de confort, et que cela allait certainement très bien se passer. Je la revois une semaine après pour faire le point, elle n'est pas désespérée, elle n'est pas joyeuse, elle semble confiante. Au moment de se quitter, elle est face à moi, assise, je suis aussi assis, heureusement, elle me dit (mais elle ne plaisante pas) : "Heureusement encore que ce n'est pas un cancer." (c'était le cas onco 003 - histoire de consultation 166 du 27 février 2014 où la patiente ne savait pas qu'elle avait subi des séances de radiothérapie : ICI).



Monsieur  E, 57 ans, a un lymphome (je trouve, en passant qu'on voit beaucoup de lymphomes ces temps derniers), il est suivi en hématologie. Il signe pour un protocole d'oncologie et on lui attribue un groupe. Il refuse la biopsie osseuse pour convenances personnelles : le médecin qui s'occupe de lui : "Pas de problème, on vous met dans l'autre groupe..." C'est un essai randomisé.

(Incise : Le PET scan: quels sont ses réseaux ? Pourquoi les oncologues en sont-ils si friands ? Dans combien de cas sont-ils inindiqués ? Sont-ils devenus aussi des examens compassionnels ?)


Note :
(1) Définition ancienne de la RCP : 1) Une annexe de big pharma ; 2) un tirage au sort de protocoles ; 3) une usine à fric ; 4) une conjuration des imbéciles ; 5) un déni du patient..

Illustration : Jérôme Bosch (1450-1516) - La mort du réprouvé.
Edward Hopper : A Woman in the Sun (1961).
Francis Bacon : Tête III (1969).
Egon Schiele : Nu, Autoportrait  (1910).
Pierre Soulages : Peinture 181 x 405 cm, 12 avril 2012.

dimanche 10 janvier 2016

Edition spéciale : pourquoi le dépistage du cancer n'a jamais montré qu'il "sauvait des vies" et ce que nous pouvons faire à ce propos.

Vinay K Prasad MD, MPH
Jeanne Lenzer freelance investigative journalist
David H Newman Associate professor Emergency Medicine

Vinay Prasad, Jeanne Lanzer et David H. Newman ne sont pas des Français. Et d'ailleurs ils n'écrivent pas en français (voir ICI).

Ils ont écrit dans le British Medical Journal un article clair, sans pathos, qui pose, comme d'habitude, plus de questions qu'il ne résout de problèmes parce que nous avons été formatés, médecins (durant nos études) comme patients (dans la "vraie" vie), par le story telling cancérologique, disons en français le roman oncologique, qui dit ceci : plus un cancer est petit moins il est grave, plus on le diagnostique tôt plus on le détruit vite, l'histoire naturelle du cancer est linéaire, un cancer ne meurt jamais tout seul, les effets indésirables des traitements valent le coup si on sauve une vie et, enfin, les effets indésirables du dépistage sont rarissimes.

C'est le bon sens des oncologues et ceux qui n'ont pas de bon sens sont des demeurés, et cetera.

Je ne vais pas réitérer un éternel exercice d'auto-flagellation à la française mais convenons que les Français universitaires n'écrivent pas comme Prasad et Newman : ils auraient trop peur de déplaire, de ne pas obtenir de poste, de ne pas toucher de subventions, de ne pas être invités au Téléphone Sonne ou au Magazine de la Santé. Vous me dites qu'il y a des exceptions ? Sans doute : elles confirment la règle. 
Quant à Jeanne Lanzer, journaliste, nul doute qu'elle ferait tache dans le paysage audiovisuel et scriptural français et qu'il serait difficile de la caser à côté, par ordre alphabétique, de Hélène Cardin, Michel Cymes, Jean-Daniel Flaysakier, Gerald Kierzek, Jean-François Lemoine, Danielle Messager ou Jean-Yves Nau...

Quoi qu'il en soit, les médecins généralistes, espèce en voie de disparition, ces braves médecins traitants, ces crétins de proximologues, ces abrutis de pivots du système, sont confrontés tous les jours à la pression des autorités de santé (sic) puisque leurs patients reçoivent à domicile, ce qu'ils appellent des convocations, pour faire des mammographies (dépistage organisé), des recherches de sang dans les selles, des bilans périodiques de santé, des objectifs de Santé publique, tout en écoutant les conseils de dépistage tous azimuts des gynécologues (un frottis par an, une mammographie dès 40 ans), des patients experts (la mammographie m'a sauvée), des primes à la performance, et cetera. Sans compter le dépistage du cancer du poumon par scanner basse intensité qui est en train d'arriver en grande pompe.

Quant aux spécialistes, c'est un cas d'école, insistons sur le fait que Vinay Prasad est hématologue et oncologue et que David H Newman est urgentiste, ils sont toujours et à 99 % (que les rebelles lèvent le doigt) pour le dépistage et même dans des domaines où il n'est pas recommandé : tous les urologues (ou presque) sont fans de PSA, tous les radiologues (ou presque) sont fans de mammographie, tous les pneumologues ou presque sont fans de scanner basse intensité, tous les gastro-entérologues sont pour l'hemoccult et maintenant son super remplaçant, tous les oncologues (ou presque) sont fans de tout, ... et cetera.

L'article est très bien fait sur le chapitre résultats. Pour les propositions, c'est encore flou et/ou hypothétique...

Que nous disent les trois auteurs ?

Le dépistage du cancer en général pourrait ne pas réduire la mortalité totale. 

Deux explications "évidentes".

1) Parce que les études dont nous disposons ne sont pas formatées pour détecter de telles différences.
2) parce que la diminution de la mortalité spécifique serait contrebalancée par les effets délétères du dépistage.


L'étude du Minnesota (Minnesota Colon Cancer Control Study) a duré 30 ans ! Elle consistait à rechercher annuellement le sang fécal dans le groupe dépistage en comparaison avec le groupe contrôle. Résultats : le dépistage diminue significativement le nombre de décès dus au cancer du colon (mortalité spécifique) : 64 décès/100 000 de moins (128 vs 192/100 000) ; mais on constate : 2 décès/100 000 de plus dans le groupe dépisté que dans le groupe contrôle (7111 vs 7109/100 000) pour la mortalité globale. Ces résultats sont conformes à ce que l'on savait déjà sur la question (études antérieures).

Ces résultats défavorables (plus de décès dans le groupe dépistage) sont probablement liés à l'utilisation de tests entraînant des faux positifs, au sur diagnostic, et aux incidentalomes (1).

C'est pourquoi, le dépistage du cancer de la prostate par dosage annuel du PSA a été abandonné (2), tout comme celui du cancer des poumons par radiographies simples, ou celui du neuroblastome par tests urinaires.

Les essais de dépistage montrant une diminution de la mortalité doivent être analysés avec prudence.

Une étude américaine (NLST) (LA) montrant que le dépistage du cancer du poumon par scanner à basse intensité par rapport aux radiographies du thorax diminue chez les gros fumeurs les mortalités spécifique (20 %) et globale (6,7 %) paraît d'un très bon niveau de preuves mais doit être examinée avec précaution (voir LA). 

D'abord, la radiographie pulmonaire n'est pas un bon comparateur. Le meilleur comparateur aurait dû être : la routine. (Une étude danoise menée dans ces conditions a même montré significativement plus de morts dans le groupe dépisté que dans le groupe contrôle (61 vs 42) ICI). 

Ensuite, la diminution de la  mortalité globale dans le groupe scanner dépasse les gains en mortalité spécifique (87 décès en moins dus au cancer du poumon et 123 décès en moins dus à d'autres causes) : il est difficile de croire que c'est le scanner thoracique (qui a permis la diminution des décès dus à d'autres cancers ou à l'amélioration du statut cardiovasculaire) qui explique ces 36 décès de moins. Si l'on considère que l'amélioration de la mortalité non due au cancer du poumon est un hasard, les différences de mortalité globales disparaissent entre les deux groupes (p=0,11). 
Il faudrait ainsi pouvoir disposer d'un essai montrant que la baisse de la mortalité spécifique est assez importante pour entraîner la baisse de la mortalité totale, ce qui n'est pas le cas. 

Enfin, le bénéfice annoncé sur la mortalité par cancer du poumon en utilisant le scanner, soit 12 000 décès évités annuellement aux EU doit être balancé par la survenue de 27 034 complications majeures survenues après un test positif.

L'agence américaine USPSTF a considéré que l'étude NLST était sans doute une anomalie puisqu'une analyse de 60 000 patients inclus dans des essais randomisés et à qui était pratiqué un scanner thoracique ne vivaient pas plus longtemps que ceux du groupe contrôle.

La perception des bénéfices du dépistage du cancer est surestimée dans l'opinion publique 

Les exemples les plus évidents concernent la mammographie, le PSA ou le frottis du col utérin (4).
Les avocats du dépistage surestiment souvent les bénéfices en utilisant la peur (ou en la créant : fear mongering).
D'autres, dont les auteurs, insistent sur le fait que la décision partagée dont être l'objectif, ce qui signifie tenter d'être honnête.
Ils donnent l'exemple du cancer du sein et de la recommandation du Swiss Medical board de ne pas conseiller ce dépistage (LA).
Ils rappellent les travaux de la Cochrane nordique sur la question (ICI).

Les dommages

Il faudrait quand même plus parler des dommages lorsque les études montrent aussi peu de bénéfices. Sur 57 études de dépistage primaire seules 7 % quantifient le sur diagnostic et 4% les faux positifs. Les chercheurs devraient en tenir compte.
Les auteurs rapportent des données convaincantes concernant le cancer du sein (4).
Ils rappellent que dans le dépistage du cancer du poumon par scanner l'étude NLST mentionne un taux de sur diagnostic de 18 %, et qu'il est de 33 % dans le cadre du cancer du sein (voire de 50 % pour les carcinomes in situ).

Que faire ?

La réalisation d'essais permettant de déceler des variations de mortalité globale nécessiterait 10 fois plus de patients. Pour le cancer colorectal il faudrait 4,1 millions de patients enrôlés pour démontrer une diminution de la mortalité globale contre 150 000 pour la mortalité spécifique. Cela nécessiterait un budget de 0,9 milliard d'euros...
Mais mener des essais identiques sur des registres de patients diminuerait considérablement les coûts : 50 dollars par patient selon une étude prospective récente intitulée : The randomized registre trial -- The next disruptive technology in clinical research ? (ICI) Un essai randomisé sur registre  coûterait le prix d'un essai "normal".
Ce serait un progrès de tenter de tels essais plutôt que de poursuivre des essais dont on sait à l'avance qu'ils ne feront pas avancer la Santé publique.
L'adoption par Medicare du dépistage du cancer des poumons par scanner basse intensité coûterait 6 milliards de dollars par an.
Les essais devraient d'abord cibler les populations à haut risque pour s'intéresser ensuite aux populations moins exposées (5).

(on répète que les auteurs sont moins convaicants quand il s'agit de proposer...)

Conclusion

Nous encourageons les soignants à être francs sur les limites du dépistage -- les dommages sont certains, mais les bénéfices en termes de diminution de la mortalité totale ne le sont pas. Refuser le dépistage peut être un choix raisonnable et prudent pour de nombreuses personnes.

Nous appelons à de meilleurs critères de preuves, non pour satisfaire à des critères ésotériques, mais pour rendre possible une prise de position partagée raisonnable entre médecins et patients. 
Comme le dit souvent Otis Bradley (American Cancer Society) : "Nous devons être honnête à propos de ce que nous savons, de ce que nous ne savons pas, et de ce que nous croyons simplement."


Notes :

(1) Rappelons la différence entre faux positif et sur diagnostic : un faux positif signifie qu'un test est positif alors que la personne n'est pas atteinte de la maladie. Un sur diagnostic signifie que le test diagnostique un cancer qui n'aurait jamais menacé le pronostic vital.
(2) Abandonné officiellement par les sociétés savantes et pratiqué of the records par les urologues (l'Association Française d'Urologie n'est pas claire sur le sujet)
(3) Humphrey L, Deffeback M, Pappas M, et al. Screening for lung cancer: systematic review to update the US Preventive Services Task Force recommendation. Agency for Healthcare Research and Quality, 2013.
(4) Les lecteurs de ce blog, pardon pour les autres, comprendront que nous ne développerons pas ces sujets que nous avons si souvent traités.
(5) Rappelons aux 3 auteurs que c'est ce que fait déjà big pharma dans les essais contrôlés en  ciblant les patients les plus atteints où les résultats sont plus faciles à obtenir et en élargissant facilement des extensions d'indications grâce à la "fiablesse" des experts.