J'ai déjà traité du contexte de l'Annonce faite par Jolie dans le billet précédent (ICI) et je rappelle combien cette annonce m'a perturbé parce que je n'avais pas d'avis a priori... J'ai également compris pourquoi : le sujet est vaste.
Les questions que j'ai posées ici ou là dans mon entourage et chez mes patientes ont entraîné des réponses sans équivoque : Angelina Jolie a eu raison de se faire amputer des deux seins.
Ce n'est ni un sondage, ni une enquête sociologique, mais un vote unanime. Ce qui ne peut manquer d'être dérangeant. L'unanimité m'ennuie en général et me rend songeur.
Ainsi, Madame A, 55 ans, indemne de toute lésion mammaire, me dit "Je l'aurais fait si j'avais eu le gène." Madame B, 54 ans, cancer du sein unilatéral mastectomisé et prothésé il y a deux ans, "Si j'avais su je me serais fait enlever l'autre...". Madame C, 40 ans, indemne, "Je crois que je n'aurais pas hésité une seconde, à condition que l'on m'ait posé des prothèses...". Madame D, 62 ans, qui subit une mammographie tous les deux ans, "C'est une décision difficile, je ne sais pas si je l'aurais fait, c'est toujours facile de prendre une décision quand on n'est pas vraiment concernée..." Quant au problème de l'Annonce elle-même, peu d'interrogations non plus de la part des femmes interrogées : elle est célèbre, elle en fait profiter les autres. Et, j'ajoute, elle permet à des femmes qui n'avaient jamais rien dit ou que l'on n'avait pas questionnées de s'exprimer et elle permet à tout un chacun de faire des commentaires.
Ainsi, Madame A, 55 ans, indemne de toute lésion mammaire, me dit "Je l'aurais fait si j'avais eu le gène." Madame B, 54 ans, cancer du sein unilatéral mastectomisé et prothésé il y a deux ans, "Si j'avais su je me serais fait enlever l'autre...". Madame C, 40 ans, indemne, "Je crois que je n'aurais pas hésité une seconde, à condition que l'on m'ait posé des prothèses...". Madame D, 62 ans, qui subit une mammographie tous les deux ans, "C'est une décision difficile, je ne sais pas si je l'aurais fait, c'est toujours facile de prendre une décision quand on n'est pas vraiment concernée..." Quant au problème de l'Annonce elle-même, peu d'interrogations non plus de la part des femmes interrogées : elle est célèbre, elle en fait profiter les autres. Et, j'ajoute, elle permet à des femmes qui n'avaient jamais rien dit ou que l'on n'avait pas questionnées de s'exprimer et elle permet à tout un chacun de faire des commentaires.
Le journal Le Monde (ICI) a donné la parole à des femmes qui sont a priori celles qui ont le plus de choses à dire, en théorie, celles qui sont BCRA1 et / ou BCRA2 abîmées... Mais je retire ce que j'ai écrit : si seules les femmes qui ont des anomalies des gènes BCRA1 et BCRA2 avaient la pertinence de parler, cela irait à l'encontre de l'idée que les profanes ont aussi le droit de s'exprimer, les non médecins par rapport aux médecins, quand il s'agit de médecine, les non experts par rapport aux experts, en général... Disons que leur point de vue est doublement intéressant : parce qu'elles ont été ou sont confrontées au problème du choix mais aussi parce qu'elles sont les plus mal placées pour en parler puisqu'elles sont les plus impliquées émotionnellement...
L'article du Monde, si malencontreusement titré "La vie est plus importante qu'une paire de seins", rapporte donc des expériences de femmes qui ont fait le choix d'Angelina Jolie ou qui ne l'ont pas fait, et qui le regrettent ou non. Cet article m'a terrifié. J'ai été anéanti par le sort de ces femmes jeunes, moins de 40 ans, celles qui ont subi la double chirurgie mutilante préventive (les seins et les ovaires) en ayant baigné dans l'ambiance mortifère de leur famille (de nombreuses femmes mortes jeunes ou moins jeunes du cancer du sein) et dont la vie s'est modifiée au point qu'il me semble qu'il doit être difficile pour elles de ne pas penser qu'à ça... Mais j'ai été aussi terrifié par les vies des femmes qui ont renoncé à la double intervention ou à qui on ne l'avait même pas proposé, qui ont choisi la surveillance, la terrible surveillance, et celles qui n'avaient pas d'enfants et qui souhaitaient en avoir... ces femmes qui ont tout autant baigné dans les deuils familiaux...
La vie est plus importante qu'une paire de seins : mais de quelle vie parle-t-on ?
Cet article est pourtant un marronnier journalistique : faire témoigner, citer, faire pleurer dans les chaumières, faire peur, faire jouer la part émotionnelle de la vie contre la part rationnelle, le pendant de la pipolisation, le sensationnalisme journalistique contre la froideur des faits et des chiffres, donner le micro aux sans grades, à toutes celles qui n'ont pas eu droit à un éditorial dans le New-York Times. Mais cet article raconte l'histoire de femmes qui ont témoigné devant une journaliste, elle ne raconte pas celle des femmes qui n'ont pas témoigné parce qu'elle n'y était pas prêtes ou parce que cela n'aurait rien changé à leur état ou parce qu'elles n'avaient rien à dire aux autres femmes parce qu'elles pensent que leur propre histoire est privée et que le choix des autres femmes sera tout autant privé. Ces femmes sont certainement les plus intéressantes car elles ne participent pas à ce que j'appellerais l'hystérisation du monde, à la maladie des patients comme medium à part entière, à la victimisation des patients, à la dure loi de la télé réalité, mais, pour rester simple, ces femmes sont encore plus intéressantes car elles ont décidé de faire la part entre le privé et le public, entre le quant-à-soi et le quant-aux-autres, et de ne pas partager leur corps et leurs âmes sur le forum...
Cet article marronnier m'a secoué car il pose les questions en termes crus. Il s'agit de femmes qui, mal ou sur informés, et qui pourra dire avec certitude qu'Angelina Jolie ait été bien informée ?, nous le reverrons plus tard, qu'est-ce que cela signifie être bien informé ?, ont décidé l'une ou l'autre des options ou ont renoncé à décider, ou se sont laissé porter par la morale commune ou s'y sont opposé et, quoi qu'il en soit, vivent une autre vie que les autres femmes non génétiquement abîmées et... que les hommes (bien qu'elles aient des compagnons) qui restent à l'écart de la maladie (bien qu'ils puissent être porteurs du gène abîmé).
Et du coup le courage d'Angelina Jolie, enfin, ce que le battage médiatique a dit de son courage tel qu'il a été salué très largement Outre-Atlantique et en France, ICI (JD Flaysakier titrant L'acte doublement courageux... et rajoutant qu'il s'agit, je cite, d'un élément fort de santé publique...) ou LA (JY Nau parlant de leçon de vie), devenait dérisoire puisqu'il était évident à mes yeux que les femmes qui avaient décidé de faire autrement, la surveillance pro-active, pour reprendre à contre-sens le terme même utilisé par l'actrice réalisatrice américaine, étaient tout aussi courageuses puisque, pour des raisons qui étaient tout aussi respectables et pertinentes elles avaient décidé de garder leurs seins et leurs ovaires. Et le silence. Les choses devenaient moins noires et blanches.
Je me sentais libéré. Je n'avais plus à me prononcer sur le courage ou le manque de courage de l'une, des unes et des autres, le sujet s'était épuisé par lui-même.
Reprenons la réflexion.
- Le contexte de l'Annonce faite par Jolie est celui du dépistage organisé du cancer du sein chez les femmes de 50 à 74 ans. Tel qu'il est pratiqué dans les pays développés. Tel qu'il est encensé et tel qu'il est critiqué (je ne reviendrai pas sur tous ces aspects largement rapportés sur ce blog mais je n'oublie pas de citer Peter Götzsche, voir LA, qui a montré largement combien la pratique de la mammographie comme outil de dépistage du cancer du sein était un mensonge avéré...). Tel qu'il est commercialisé par le Ruban Rose. Marc Girard a souligné (LA) que la double mastectomie préventive était la quintessence de l'inanité et de l'échec de ce dépistage : la disparition de l'objet rendant le cancer impossible et, par là, la mort impossible, ce qui est le summum de la pensée eschatologique inavouée et inavouable de l'Eglise de Dépistologie.
- Martine Bronner (ICI) souligne entre autres dans son billet mesuré et intelligent que la double mammectomie ne garantit pas l'absence ultérieure de cancer (le risque est compris entre 5 et 10 % et ce d'autant qu'Angelina Jolie a décidé de garder ses mamelons) et nécessite une surveillance tout aussi contraignante que si elle avait gardé ses seins, ce qui rend moins optimiste et pro-actif le discours angelinien et le pari faustien d'un échange vie éternelle contre buste plat ou réhabité et doublement cicatriciel.
- Rachel Campergue (LA) s'inquiète elle de la sur valorisation proactive du choix d'Angelina Jolie et de la stigmatisation symétrique (elle cite les propos proprement ahurissants d'un certain Docteur Oz qui, outre le fait qu'il est chirurgien doit se prendre, lui aussi, pour un ami des femmes) des autres femmes, celles qui n'ont pas franchi le Rubicon, et qui seraient des mollasses qui agissent comme des autruches ne se précipitant pas sur le test et qui n'ont pas la force de se faire couper les seins comme Angelina.
- Les mêmes qui défendent à tout crin le dépistage organisé du cancer du sein en se posant peu de questions sur ses inconvénients majeurs, à savoir le sur diagnostic et le sur traitement, avantages l'emportant sur les inconvénients à leurs yeux et en demandant de se fier aux données "raisonnables" et non aux élucubrations de la Cochrane Nordique (ICI) ou à celles de Bernard Junod (LA), qui critiquent violemment le système français qui ne proposerait pas assez de chirurgie prophylactique (ICI). lls défendent un système qui a failli et valorisent pour le combattre une solution radicale qui devrait le faire disparaître.
- Il y a aussi les francs-tireurs originaux tels un certain Philippe Vignal interrogé dans le JIM (LA) qui se demande pourquoi l'on n'utilise pas en prévention les anti oestrogènes (tamoxifène) ou les progestatifs anti androgènes (LA) comme s'il s'agissait de méthodes alternatives éprouvées.
- Les enfants : Angelina Jolie prétend qu'elle a fait cela au nom de ses enfants, pour qu'ils ne vivent pas ce qu'elle a vécu avec sa mère (les souffrances dues à la maladie et aux traitements et la mort), mais elle pose également (et sans l'aborder) le problème de la transmission de l'anomalie (ce que l'on connaît dans d'autres affections comme la myopathie par exemple) et celui, plus compliqué, de la culpabilité. Puisqu'elle a sacrifié ses seins (et qu'elle sacrifiera ultérieurement ses ovaires), fallait-il qu'elle ait des enfants filles ? Aurait-elle pu vivre sans enfants et, plus généralement, est-il possible de faire le choix de ne pas avoir d'enfants ? Une femme, un couple, peuvent-ils, sachant ce qu'ils savent, l'anomalie génétique, "faire" des enfants, surtout des filles, en les exposant au risque du cancer et, si c'était le cas, de la double mastectomie préventive et de l'ovariectomie ? Où en est-on de l'eugénisme ? Le point crucial est celui-ci : à quel moment aurait-on dû conseiller à Angelina Jolie de faire pratiquer les tests ? A-t-elle été aussi bien informée que cela ? Ne l'a-t-on pas conseillée trop tard ? Ne l'a-t-elle pas fait trop tard ? Pourquoi ne lui a-t-on pas proposé cela auparavant ? Elle n'était donc pas si bien informée que cela... Ou elle était informée et a voulu d'abord avoir des enfants (dont deux filles). Cette question me paraît cruciale.
- Et il y a aussi, mais ce n'est pas la réflexion de la femme lambda et du couple lambda (quand bien même ils feraient une apparition sur un plateau de télévision et seraient interrogés par Sophie Davant pour parler de Comment j'ai décidé de trancher mes seins), le problème de la médiatisation et de l'argent. Angelina Jolie a réalisé une formidable opération commerciale avec un marketing mix parfait. Elle qui, avec son compagnon, a déjà fait le commerce des photographies de ses enfants, plusieurs millions de dollars, reversés, nous dit-on (LA), à leur Fondation (Jolie-Pitt) alors que l'on sait le rôle des Fondations aux Etats-unis pour, à la fois, payer moins d'impôts et gagner plus d'argent (voir la Fondation Bill et Melinda Gates), a assuré la fortune de son chirurgien (voir LA et encore plus les commentaires), a assuré la renommée de la clinique où elle a été opérée (ICI) et de la société Myriad Genetics (LA) qui détient les droits exclusifs attachés aux gênes abîmés, elle a permis en outre une promotion fantastique pour le futur film de son compagnon qui va justement retracer l'histoire de cette double amputation. La boucle est bouclée.
- A qui appartiennent les gènes ? La privatisation du vivant rend la prévention, le dépistage et le traitement des maladies génétiques beaucoup plus problématique et, en tous les cas, assez peu "neutre". Dans le cas de Myriad Genetics, le cas est emblématique puisque la possession des gènes par la firme privée entrave la recherche de nouveaux tests par des universités indépendantes (dont le CNRS alors que les tests de Myriad sont reconnus comme imparfaits : voir ICI). Sans oublier le prix des tests, et cetera.
- Et enfin, comme toujours, nous parlons de femmes, de corps de femmes, le corps sacrifié des femmes, on nous a certes parlé récemment de prostatectomie préventive en cas de risque de cancer de la prostate, mais nous parle-t-on d'orchidectomie préventive chez l'homme ? Et, comme le souligne encore Marc Girard, que penser de la mutilation du corps des femmes sinon comme une réponse inconsciente à l'effrayant potentiel de séduction qu'il suscite.
Conclusion provisoire : l'Annonce faite par Jolie ne règle rien. Elle ouvre la voie à la discussion mais le consensus qui semble se dégager, elle a eu raison de le faire, elle a eu raison de le dire, n'assèche pas les interrogations sur la non validité du dépistage organisé du cancer du sein, sur la généralisation attendue des dépistages génétiques, sur l'eugénisme, sur la transmission, sur la filiation, sur la représentation mentale inconsciente ou non du corps des femmes, sur la médicalisation constante de ce corps, sur l'information donnée aux patients et aux citoyens. Existe-t-il une information neutre ? Comme je l'écrivais dans le billet précédent (ICI) il n'y a pas de maladie "pure", il n'y a pas de point de vue "pur", tout est construit et le discours médical tout autant et encore plus que les autres. La transposition entre le modèle américain et le modèle français est illusoire en raison des différences évidentes, qui sautent aux yeux, entre les deux systèmes et, plus largement en examinant le cadre politique, sociologique, idéologique, anthropologique, et cetera... Donner une information objective dans un domaine aussi subjectif est impossible. C'est dans le cadre de l'entretien entre médecin (s) et patient que la décision subjective se prendra. Imaginer autre chose, une sorte de consensus généralisé comme il semble se dégager autour du courage d'Angelina Jolie, est illusoire. Dernier point : l'importance du questionnement EBM dans la prise de décision conjointe signifie à mon sens que "mon" opinion telle que développée ici n'est pas définitive et qu'elle peut très bien s'adapter au terrain, le questionnement EBM comprenant, on l'oublie trop souvent, un volet patient (valeurs et préférences), mais cette adaptation ne doit pas faire de moi un exécuteur de soins : j'ai, en tant que médecin, une éthique qui ne me permet pas d'accéder à toutes les demandes, fussent-elles parfaitement étayées par le patient demandeur (et ici : consommateur de soins).
PS du 16 décembre 2016 : les conséquences de l'Annonce sur les tests passés par les femmes : souvent inutiles et pas chez les bonnes : ICI.
Illustration : Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa soeur la duchesse de Villars (auteur inconnu - Ecole de Fontainebleau - 1594)
PS du 16 décembre 2016 : les conséquences de l'Annonce sur les tests passés par les femmes : souvent inutiles et pas chez les bonnes : ICI.
Illustration : Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa soeur la duchesse de Villars (auteur inconnu - Ecole de Fontainebleau - 1594)