dimanche 15 janvier 2012

Rithy Panh : L'élimination.


Je viens de terminer la lecture du livre de Rithy Panh, "L'élimination" (Editions Grasset), il y a quelques instants.
Mais il n'est jamais possible de finir la lecture d'un tel livre. Elle devrait toujours nous hanter. Heureusement qu'il existe en chacun de nous des mécanismes de défense. Des mécanismes d'oubli. Car sinon la vie deviendrait impossible. Je suggère que l'épidémie d'Alzheimer qui envahit les esprits et dont de nombreux chercheurs de par le monde tentent de trouver l'étiologie, les polluants pour les écologistes, les benzodiazépines pour les pharmacologues, le dérèglement des neuromédiateurs pour les neuro-scientistes, et cetera, je suggère donc que l'on envisage une hypothèse farfelue pour cette épidémie knockienne : l'oubli pour l'oubli. Les gens ont envie d'oublier tout ce qu'on leur a fait avaler pendant le vingtième siècle. Ils n'en peuvent plus. Ils nettoient leurs neurones. Ils en ont assez de ressasser les crimes et les malheurs de ce siècle de progrès.
Je me rappelle, dans les années quatre-vingt cinq, une patiente d'origine cambodgienne que j'allais voir chez elle, dans une rue quelconque du Val Fourré, une femme d'environ cinquante ans, réchappée du Cambodge, vivant avec ses trois enfants, deux filles et un garçon, des enfants entre vingt-cinq et dix-huit ans, pleins de vie, qui avaient envie de réussir en France, une femme qui ne sortait pas de sa chambre, allongée sur une natte, une femme qui ressassait, qui dépérissait, qui s'en voulait, malgré ses enfants, de s'en être sortie, d'avoir laissé mourir son mari, ses parents, dans le Kampuchéa démocratique. Elle a fini par mourir de chagrin. J'ai oublié. Ses enfants me disaient qu'elle ne voulait rien raconter parce qu'elle était certaine que tout le monde s'en fichait. Elle n'avait pas tort. Beaucoup plus tard, j'ai lu un livre de Dominique Frisher, "Les Enfants du Silence et de la Reconstruction" (Editions Grasset 2008), qui m'a fait penser à cette femme : il s'agissait de survivants de la Shoah et de la façon dont ils avaient été si mal  "traités" par le silence et / ou la parole. Et bien avant je me rappelle un certain Jean-Claude Grange qui avait cru à l'éditorial  du journal Le Monde affirmant, après la prise du pouvoir par les Khmers rouges, que tout allait bien et qu'il ne fallait croire ni la propagande américaine ni la propagande vietnamienne.
En lisant "L'Elimination" je me suis rappelé les textes fondateurs des génocides, les livres de Primo Levi ("Si c'est un homme" paru en 1947 dans l'indifférence générale) et de Elie Wiesel ("La Nuit" écrit en 1954 et qui eut du mal à trouver sa voie), livres que je n'ai jamais réussi à finir car je ne pouvais imaginer qu'on puisse terminer  leur lecture et continuer de vivre "normalement". J'ai lâché...
Je me suis aussi rappelé, à propos de Duch, le "héros" du livre de Rithy Panh, ce qu'Hannah Arendt écrivait de la banalité du mal, à propos d'Eichmann. Panh n'est pas d'accord avec elle : il pense que Duch n'était pas banal, pas plus qu'Eichmann.
Je me suis aussi rappelé tous les pro Chinois, tous les adorateurs du communisme intégral, les Sollers, Badiou et autres Verges, Chomsky, qui ne regrettent rien, qui sont droits dans leurs bottes... Tous ces hommes cultivés qui, comme Duch, auraient pu réciter Vigny en entendant les interrogés hurler, mais qui, en réalité, continuent de discourir sur le Kampuchéa acculé par les impérialistes et par les Vietnamiens et la négation des crimes (les nourrissons jetés contre les arbres).
Une grande nausée.
Je me suis rappelé Kafka et "Le Procès" (1925), le livre le plus mal compris du vingtième siècle, mal compris par les interprétations qui en sont faites (le film d'Orson Welles étant un exemple convaincant du contre sens général - "Le Procès" 1962) mais aussi incroyablement prophétique de ce qui allait se passer. Les Nazis condamnaient les gens au nom de leur race ; les communistes condamnaient les gens au nom de leurs origines sociales ; mais le totalitarisme inventait aussi des destins, il fallait que les victimes soient des agents de l'étranger, des traîtres, des ennemis de classe ; il fallait qu'ils avouent des crimes auxquels mêmes les bourreaux ne croyaient pas puisqu'ils venaient de traîtres ; dans Dostoievski ("Crime et Châtiment" - 1866) Raskolnikov cherche une faute pour se faire condamner mais dans Kafka, c'est différent : Joseph K. condamné n'a de cesse que de se chercher lui-même une faute qu'il n'a bien entendu pas commise mais à laquelle il finira par croire ; le roman a dépassé la réalité.
Le livre de Rithy Panh permet aussi d'évacuer le péché originel de l'Occident, l'antisémitisme. Il ne le fait pas exprès puisqu'il n'y a pas de Juifs au Cambodge (enfin, après tout, je n'en sais rien, une tribu perdue, des conversions...) mais l'absence de cette catégorie de l'histoire occidentale permet de raisonner plus facilement. Pas de complots des blouses blanches, pas de Trotsky, pas de procès de Moscou, pas de Slansky, pas de London, pas d'Israël et de Stéphane Hessel.
Ce qui reste incompréhensible : la personnalité de Duch. Voilà pourquoi Panh accumule les documents, les documents annotés par lui, le laisse parler, le laisse mentir... le laisse rire...
Au bout du compte, ce livre a réactivé mon anti communisme. Une idéologie à double face : s'occupant du peuple en France et ne voyant pas le goulag en URSS (ou, pire, le justifiant). Le communisme moscovite a condamné le Kampuchéa non en raison des massacres commis mais en raison de son alliance avec Pékin.
Ainsi, dans ce goulag tropical, les documents l'indiquent, les victimes doivent avouer qu'ils sont membres de la CIA ou du KGB ou qu'ils sont des alliés des Vietnamiens. Il y a une partie raciale (les peuples non khmers) mais surtout une constante de classe : l'ancien (le bon) contre le nouveau peuple (le mauvais). Entre 1975 et 1979, il y a eu 1,7 millions de morts, soit un tiers de la population du Cambodge.
Quel rapport avec ce blog ?
Dans les hôpitaux les "bourgeois", c'est à dire les diplômés, chirurgiens et médecins, infirmières, doivent travailler aux champs et les Khmers rouges apprennent sur le tas car ils n'ont pas besoin de l'apprentissage de la science bourgeoise. La médecine s'apprend en prescrivant ou en opérant. Sans livres bourgeois.
Il fallait expulser l'impérialisme du corps social.
Quel rapport avec ce blog ? 
Le voici : il ne faut pas abdiquer ; il faut continuer, malgré la surabondance des tâches quotidiennes, malgré les problèmes ici et là, il ne faut pas cesser de lire, de tenter de comprendre, il faut continuer à ne pas croire la vérité révélée, de ne pas se fier aux experts, fussent-ils dissidents. La tâche est impossible, me direz-vous. Elle est impossible. Mais c'est au prix de cet épuisement que nous pourrons lire jusqu'au bout les livres de Rithy Panh, de Primo Levi, d'Elie Wiesel et d'autres, les lire jusqu'à la nausée, la nausée de nous-mêmes qui acceptons sans comprendre, qui ne refusons pas... Il faut accepter d'être des Justes qui ne cédent pas : comme Isaac Babel, Vassili Grossman, Alexandre Soljénitsyne, et... André Gide.
« Du haut en bas de l'échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l'un après l'autre. Peut-être l'armée rouge reste-t-elle un peu à l'abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »
— André GideRetouches à mon « Retour de l'U.R.S.S. », 1936, p. 132.


 Rithy Panh est aussi cinéaste : son film sur Duch sort mercredi prochain.

PS : Un entretien avec Claude Lanzmann : ICI
PS2 du deux février 2012 : Duch condamné en appel à perpétuité (LA)

7 commentaires:

CMT a dit…

Est-ce de l'anticommunisme primaire? (je plaisante). Je crois surtout qu'en temps de guerre comme dans les régimes totalitaires ce sont les personnalités persécutrices ou pathologiquement sadiques qui sont valorisées car elles sont naturellement à l'aise dans les situations où il n'y a pas de limite légale à l'expression de la toute puissance et à la loi du plus fort.
Ceux qui en démocratie seraient restés cantonnés à des postes où ils auraient dû se contenter de martyriser leurs collègues de bureau (triangle de Karpman et ce n'est pas une rareté), sont portés aux plus hauts postes du pouvoir d'où ils peuvent laisser libre cours à leurs penchants sadiques.
Et de la même manière que nous n'avons pas très envie de nous rappeler nos mauvaises actions à titre personnel, nous n'avons envie de nous remémorer les heures sombres de l'humanité. Cela nous renvoie toujours vers la part obscure, qui, comme son noms l'indique, voudrait rester telle.
Il en existe toujours qui, comme cette dame cambodgienne, sont prêts à endosser la culpabilité que les bourreaux, par essence, n'assument pas (s'ils en étaient tant soit peu capables ils cesseraient d'être des bourreaux), jusqu'à en mourir.

Anonyme a dit…

Merci Jean Claude pour ce post et surtout sa conclusion éclairante et je dirai même ébouriffante .

Marc

BT a dit…

Pour ne pas abdiquer,il est nécessaire aussi de toujours se sentir concerné afin de ne pas tomber dans le piège de la responsabilité diluée, celle qui entraîne tout un chacun à participer indirectement à des actions répréhensibles,s'exonérant ainsi d'une quelconque culpabilité.

Frédéric a dit…

Rithy Panh invité de "la grande table" sur France culture, le 11 janvier dernier :
http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-tous-artistes-en-droit-grand-entretien-avec-rithy-panh-2012-01-11

Frédéric

Rachel Campergue a dit…

Le dernier paragraphe donne tout simplement envie de reprendre son bâton de pélerin (et pas sans un sens religieux) et de croire à nouveau au pouvoir extraordinaire des citoyens ordinaires.

Rachel Campergue
http:://www.67ansapresledroitdevote.com

JC GRANGE a dit…

J'écoute On refait le Monde sur RTL et j'entends un critique littéraire que l'on a accusé de plagiat (je sais, il y en a beaucoup... cela donne peu d'informations) parler du livre de Rithy Panh et montrer à l'évidence qu'il ne l'a pas lu (ou qu'il l'a lu en diagonale ou qu'il a lu une fiche de lecture) et personne ne le reprend dans le studio (quatre autres personnes qui devraient être informées...) : personne n'a lu le livre... Pas grave...

Marie-Vie a dit…

Merci beaucoup pour ce texte!
J'ai lu Primo Levi et un certain nombre d'autres livres sur la Shoah... il y avait comme quelque chose en moi qui n'acceptait pas cette réalité. Même si j'ai été élevée dans la mémoire de la Shoah, une partie de ma famille étant disparue à Auschvitz... Mais ces lectures étaient pour moi un peu comme un thriller, irréelles.
Ca a changé quand j'ai vu le film "Shoah" de Lanzman (et moi aussi, j'ai changé après...). En 9 heures de pellicules il ne montre aucune horreur. Mais ce qui est terrifiant, c'est qu'il montre l'indifférence. Et c'est le fait qu'il y a eu des gens indifférent, qui, pour moi, a été preuve de la réalité, c'étaient les témoignages indifférents. Surtout ce paysan polonais, joufflu, jovial, qui a continué tranquillement de travailler dans son champs, près de Birkenau, parfois indisposé par l'ôdeur âcre de la fumée. Il n'a pas dis "je ne savais pas", il a dit "oui, il y avait un camps, il y avait des juifs dedans" (en fait il y avait aussi BEAUCOUP de polonais résistants...). Sans un once d'émotions, genre, "je bossais, moi". C'est son témoignage qui a changé ma vision du monde... Parce qu'il n'avait pas l'air méchant, ce paysan. C'était un homme normal.
Quand le guetto de Warsovie brûlait, les catholiques bien pensant de Warsovie faitaient Pâques, ils se promenaient sur le pond au dessus du guetto...