Madame A vient hier après-midi avec ses trois enfants après la sortie de l'école. Leur âge a éventuellement de l'importance : six ans, quatre ans et vingt mois. Ce n'est pas la première fois qu'elle vient et ce n'est pas la dernière. Au bout du compte, et alors qu'elle a attendu une bonne heure et demie dans une salle d'attente bondée (le lundi après-midi, la consultation est "libre") et qui continue de l'être après qu'elle est entrée dans mon bureau, ses trois enfants ont un rhume banal. Pas grand chose à se mettre sous la dent. Ce sont des rhumes, un point c'est tout.
Je les ai donc examinés, ces enfants, je leur prescris des médicaments que l'on peut authentiquement appeler des produits de confort et quid ?
Je n'ai pas eu besoin de les peser, je n'ai pas eu besoin de vérifier que les vaccinations étaient à jour, puisque ce sont des enfants que je vois régulièrement.
Il y a eu trois consultations et je n'ai pas passé quarante-cinq minutes à les examiner, écrire dans le carnet de santé, compléter le dossier dans l'ordinateur, écrire des ordonnances tapuscrites et passer la carte vitale. Une petite demi-heure.
Que dire à cette maman inquiète ou préoccupée ou attentionnée ou obsessionnelle ou mal informée ?
Avant de vous fournir des réponses, quel est le contexte ?
On dit que la médecine générale est en péril.
On dit que les déserts médicaux vont se multiplier.
On dit que les jeunes médecins ne veulent plus s'installer comme médecins généralistes libéraux.
On dit que les médecins généralistes ne sont pas contents de leur sort, que leur rôle se restreint, qu'ils perdent leur notabilité, qu'ils sont écrasés par la paperasse, que leurs honoraires ne progressent pas et, encore plus, que leurs revenus stagnent ou régressent.
On dit que de plus en plus de médicaments sont moins remboursés ou déremboursés.
On dit que les dépassements d'honoraires se multiplient.
On dit que l'on entre à grande vitesse dans la médecine dite à deux vitesses : celle des pauvres et celle des riches.
Que dire à cette femme ?
Le médecin EBM : lui donner des conseils, la rassurer, lui demander de ne pas consulter pour un rhume, ne plus donner de médicaments qui ressemblent à des placebos.
Le médecin auto satisfait : chez moi cela ne se passe pas comme cela...
Le médecin anxiogène : vous avez eu raison de venir, cela aurait pu être plus grave.
Le médecin qui a des fins de mois difficiles : vous auriez pu attendre un jour de plus mais cela permet de payer la secrétaire
Le médecin philosophe : c'est grâce à des gens comme vous que je peux passer plus de temps avec des patients déprimés.
Le médecin qui s'y croit : chez moi, je ne reçois que des "vrais" malades...
Le médecin empathique : la porte est ouverte, quand vos enfants sont malades, vous pouvez toujours venir, je suis là pour vous rassurer.
Mais les autres médecins généralistes peuvent aussi donner des conseils à ce médecin généraliste :
Virer cette famille de la clientèle
Ne prendre les patients que sur rendez-vous
Avoir une secrétaire qui fait la part entre ce qui est bénin et ce qui est grave
Proposer seulement une médecine EBM
Faire le tri des malades
N'accepter que des "malades"
Tapisser la salle d'attente d'affiches informatives
Une critique "de gauche" : les "vraies" gens ont le droit à la santé ; les populations défavorisées ont besoin d'être rassurées et reçues ; c'est par l'éducation que ce médecin aura moins de monde dans sa salle d'attente ; si les médecins se désintéressent des rhumes, les pauvres malades iront directement chez le pharmacien qui ne les examinera pas et qui leur vendra des produits "conseils" chers et non remboursés ;
Une critique "de droite" : les rhumes n'ont rien à faire dans les cabinets médicaux ; c'est une des causes du déficit de la sécurité sociale ; l'automédication, c'est l'avenir ; il faut faire la différence entre le petit risque et le "grand" ; les franchises sont justifiées dans un système assuranciel ;
Une critique "raisonnable" : si le médecin généraliste veut donner du sens à son activité, il doit faire des activités "nobles", des ECG, des frottis, des poses de stérilet, de la petite chirurgie, des accouchements à domicile, enlever des verrues, et se désintéresser d'une médecine qui n'est pas de la médecine mais de la vie quotidienne ;
Une critique illichienne : soigner un rhume chez un médecin c'est médicaliser la société, c'est rompre l'autonomie des patients, c'est donner l'illusion que ne pas traiter un rhume fait courir des risques à l'individu et à la société tout entière.
Comme on dit : un rhume guérit tout seul en huit jours et en une semaine quand on va voir son médecin.