jeudi 26 juin 2008

Histoires de consultations : premier épisode

Deuil


Madame N consulte pour que je lui vérifie sa tension. Elle est souriante. Je lui demande : « Comment ça va ? ». Elle répond : « Contrairement à ce que je m’attendais, ça peut aller. Je ne sais pas pourquoi, mais ça va. » Tout à l’heure elle va pleurer devant moi. D’ailleurs, ajoute-t-elle comme pour se faire pardonner, j’ai la larme facile. Je la crois.

Madame N a perdu son mari il y a trois mois. Après deux ans de souffrance : un cancer de la prostate métastasé avec blocage du petit bassin. Elle s’est beaucoup investie et je me suis demandé à son propos, et en toute innocence, comment font les gens pour s’investir autant. Traduction en français : est-ce que je serai à la hauteur si cela m’arrivait ?

Ce n’est bien entendu pas la première fois que je la revois depuis le décès de son mari. Mais c’était en passant : elle accompagnait un de ses petits-enfants malades et nous n’avions pas eu l’occasion de « parler ».

Faut-il l’interroger ? Faut-il lui donner la possibilité de laisser « la parole s’exprimer » ? Est-ce que la patiente, pendant que je fixe le tensiomètre sur son bras, est en train de se demander s’il faut parler ou non ? Hésite-t-elle à me cacher quelque chose ? Ou, au contraire : à tout me dire ?

« Vous avez treize huit. » Elle est comme étonnée. Jamais sa pression artérielle n’a été aussi bonne. « On ne pourrait pas arrêter les médicaments ? » Cela se discute. On attendra la prochaine consultation.
« J’aimerais bien quand même que vous me prescriviez quelque chose pour dormir. Ca m’aiderait. – Que se passe-t-il ? – Je m’endors bien mais je me réveille deux heures après. Je me sens coupable… »

Nous y voilà. L’analyste rentré que je ne suis pas mais que tout le monde peut se prétendre, psychiatre, cardiologue, médecin généraliste, directeur des ressources humaines ou technicien de surface, poussé par la propagande analytique ambiante, se frotte les mains de façon non gestuelle.

« Et coupable de quoi ? – Ben, je ne sais pas, si j’avais montré mon mari à de grands professeurs sur Paris… Il s’en serait peut-être sorti… » Elle me regarde, quêtant une approbation. Se rend-elle compte qu’elle exprime une critique à mon égard : si vous en aviez fait plus, vous, son médecin traitant, il serait peut –être encore là ?

« Pourquoi vous sentiriez-vous coupable ? Depuis le début nous savions que c’était quasiment désespéré, nous en avions longuement parlé (assez longuement ?). On avait alors deux possibilités, en faire le maximum dans le style acharnement ou ne rien faire du tout et l’aider à ne pas souffrir. On a choisi la troisième solution : faire les deux en même temps. – Il n’y avait donc vraiment aucun espoir ? Parce que, à un certain moment, il allait mieux, quand même… – Il peut y avoir un répit, une rémission, et même on a déjà vu des situations s’améliorer à la grande surprise des médecins. Pas seulement à Lourdes. Mais dans le cas de votre mari la situation était perdue dès le départ. La seule question que l’on doit se poser, non, excusez-moi : un des questions que l’on peut se poser : a-t-il beaucoup souffert ? – Oui, énormément. » Et elle se met à pleurer doucement.

Je comprends ici que les objectifs n’ont pas été atteints. Le patient a souffert.

(Je réfléchis à deux choses pendant que je tends un mouchoir en papier à la femme qui pleure en face de moi : est-il possible de faire comprendre à la société que tous les hommes sont mortels ? Est-il possible, avant de mourir, de ne pas souffrir du tout ?)

Dois-je aller plus loin ? Elle m’a dit d’abord qu’elle était étonnée de sa façon de réagir (bien) puis qu’elle se sentait coupable. Par où commencer ?

« Je ne pense pas que vous devriez vous sentir coupable. Je vous ai observée et, sans vouloir vous flatter, vous avez eu une attitude formidable. Je me suis demandé si je me serais comporté comme vous… Non, non, c’est la vérité. Vous n’êtes donc coupable de rien de ce point de vue. Personne n’aurait pu se conduire mieux que vous, c’est du moins mon avis. »

Il y a quelques années j’aurais parlé autrement et me serai abstenu de commencer par donner mon avis : « Ne vous sentez-vous pas coupable d’autre chose ? – De quoi voulez-vous parler ? – Coupable de vous sentir aussi bien malgré la mort de votre mari, par exemple. » Elle m’aurait regardé surprise puis : « Je ne pensais pas pouvoir continuer à vivre aussi facilement. D’ailleurs, mes enfants semblent en être contents. Ils m’ont dit : ‘Profites-en’ et j’ai décidé d’en profiter. Mon mari, d’ailleurs, n’était pas facile. Il m’a toujours mené la vie dure, il était très jaloux et me demandait toujours ce que je faisais et l’heure à laquelle j’allais rentrer… Il était jaloux avant que je parte, pendant que j’étais partie et quand je revenais, c’était le pompon... Je dois avouer que depuis qu’il n’est plus là, quand je sors de l’aquagym deux fois par semaine, vers neuf heures et demi, je suis contente de ne pas avoir à affronter ses reproches… La vie n’a pas toujours été simple, les quatre enfants et sa jalousie maladive. » Elle ne parlera pas de l’alcool pour lequel je ne suis pas sûr qu’elle soit au courant que je sais.

Aujourd’hui je n’ai rien dit de tel. Est-ce par manque de temps ? Par sentiment de puissance par rapport à la patiente dans le style « J’ai de l’expérience », une sorte d’abus de pouvoir ? Est-ce parce que je ne crois plus aux vertus supposées de la catharsis ou de la maïeutique ? Je me suis remis à parler pour avancer ou pour affirmer mon autorité de thérapeute ou, hypothèse plus séduisante, pour ouvrir des espaces de réflexion…

« Je crois qu’il faut que vous soyez contente et non surprise du fait que vous alliez bien. Comment pensiez-vous que vous vous comporteriez ? – Je ne sais pas, plus abattue, plus atteinte. Enfin, je ne sais pas.» J’essaie de savoir si je peux lui dire ceci : « Vous savez, vos sentiments sont ambigus parce que vous êtes partagée entre le soulagement et la souffrance. Le soulagement dû au fait que votre mari ne souffre plus et la souffrance de son absence définitive. » Est-ce qu’elle aurait aimé que je lui dise cela ?

« Hier », reprend-elle, « je suis allée au cimetière. J’y vais presque tous les jours. J’ai eu une drôle d’impression… Comme si je n’avais plus besoin d’y aller. C’est le contraire de mon dernier fils, Dominique, que vous connaissez… Lui, il commence à y aller… »

Elle n’a pas encore prononcé l’expression magique « Faire son deuil », expression qui rend le thérapeute, ou prétendu tel, content que la théorie et la pratique se rencontrent de façon aussi harmonieuse et qui lui donne l’occasion de tester la force de son non verbal : la tête penchée en avant et les yeux qui se plissent d’approbation (les mains croisées ?).

« Vos enfants n’ont donc pas tous réagi de la même façon ? – Oh, non. Ma fille aînée, que vous ne connaissez pas, elle n’a rien laissé paraître, elle était triste mais pas effondrée, elle a à peine pleuré. – Qu’est-ce que vous en pensez ? – Pensé de quoi ? – De son attitude. »
Elle me regarde, les mains sur les genoux, gênée. Elle essuie une larme d’un revers de la main. Elle reprend : « Je n’ai rien pensé. – Je ne vous crois pas. – C’était quand même son père. – Elle lui reprochait quelque chose ? – Il a toujours été très sévère avec les enfants. Je crois qu’elle lui en voulait. – Et de quoi ? » Cette fois, je suis allé trop loin : elle se ferme. L’histoire est la suivante : pendant un moment, il a tapé sa femme et ses enfants puis il s’est arrêté. Me le dira-t-elle ? Ainsi la patiente se reproche-t-elle la façon dont elle a réagi et la façon dont sa fille aînée réagit. Comment la soulager ?
« Vous savez, je crois que tout le monde se comporte comme il peut après le décès d’un proche. Certains, que l’on croyait forts, s’effondrent. D’autres, que l’on croyait faibles, résistent. Et tout est possible entre les deux. Je dirais même plus : chacun se comporte en fonction de l’idée qu’il a de lui-même, l’idée qu’il a de ce que ses proches attendent, l’idée de ce que la société attend d’eux et, parfois, rien ne se passe comme prévu et il arrive que tout le monde déçoive tout le monde. Ce qui compte finalement pour vous c’est comment vous vous êtes comportée du vivant de votre mari. Comment vous l’avez accompagné. Mon avis est que vous avez été formidable. »

Madame N pleure à nouveau.

mardi 10 juin 2008

Histoires de visites à domicile : premier épisode

Hernie hiatale
Le mari et la femme sont plutôt agréables. Je me rends à leur domicile pour le mari qui vient de se casser la jambe et qui ne peut se déplacer. Mais madame a aussi envie de « consulter ».
Madame L souffre depuis des années de brûlures gastriques et de reflux qui sont liés, le gastro-entérologue l’a attesté lors d’une fibroscopie effectuée il y a quelques années, à un état pathologique somme toute très banal, une hernie hiatale, « Sans gravité » selon le compte rendu. Avant que j’arrive, c’est à dire dans les jours précédents, Madame L a déjà pris un traitement qui est considéré comme « approprié » en fonction des symptômes qu’elle décrit et des antécédents que je connais. Je la réinterroge, je lui donne des conseils alimentaires qu’elle connaît déjà par cœur, et quid ?
Une attitude fréquente chez les médecins, quand la pathologie est bénigne, quand les plaintes sont gênantes mais inintéressantes d’un point de vue scientifique est :
a) de prendre le malade pour un idiot (et, ici, il s’agit d’une malade alors que les livres de médecine sont remplis de phrases assassines pour les femmes « hystériques » -- aucun rapport avec Charcot, encore moins avec Freud : le terme est passé dans la langage courant et signifie le plus souvent une injure misogyne), c’est à dire de minimiser, de renvoyer le malade à sa propre personne (« Vous n’êtes pas malade, vous êtes une fonctionnelle », soit une folle en quelque sorte) et de lui prescrire n’importe quoi. On s’entend : des médicaments le plus souvent inoffensifs, sans effets réels, remboursés pour d’obscures raisons historiques tenant à l’époque où ces remboursements étaient obtenus en pleine ignorance ou pour faire plaisir à l’industrie pharmaceutique de l’époque, ou, parfois plus vraisemblablement, par attitude paternaliste du corps médical dans le genre « Puisque des malades souffrent de symptômes dont on ne connaît pas l’origine, dont on ne sait à quelle maladie les rattacher (c’est à dire une vraie maladie, noble, avec des conséquences et des risques), donnons leur des médicaments qui servent théoriquement – pour des raisons pharmacologiques vraies ou supposées—à soulager ces symptômes ;
b) de faire semblant de ne pas prendre la malade pour un idiot en lui prescrivant des médicaments quasiment identiques à ceux qu’il a déjà pris auparavant en arguant de leur nouveauté et de leur meilleure efficacité (cette attitude est une double imposture : vis à vis du malade à qui le médecin cache qu’il le prend pour un crétin et vis à vis du médecin lui-même qui se cache à lui-même qu’il ne sait pas quoi faire ou que le malade ne l’intéresse pas…) Le médecin pense finalement que c’est le temps qui va améliorer l’affaire et qu’il est donc nécessaire qu’il en gagne en donnant des médicaments semblables aux précédents, donc, théoriquement adaptés à la situation… ;
c) enfin, de dramatiser la situation, qui n’est pas dramatique aux yeux du médecin (mais qui pourrait cependant l’être dans certains cas très rares qui constituent le plus souvent ce que l’on appelle des « histoires de chasse ») en prescrivant des examens complémentaires sans intérêt et, parfois, coûteux dans le but, encore une fois, de gagner du temps mais aussi, prétexte scientifico-psychologique de « rassurer le patient ».
J’ai donc, par des bonnes paroles, et pour la énième fois, rassuré la patiente, joué la grande démagogie (il s’agit de symptômes gênants mais non dangereux que je vais traiter pour votre confort de vie), prescrit des médicaments pas tout à fait les mêmes mais pas tout à fait différents et, ajouté, comme pour démentir le discours que je venais de tenir sur la non dangerosité des symptômes, qu’au terme de se traitement il serait nécessaire, s’il n’y avait pas d’amélioration, de refaire une fibroscopie. J’ai donc joué sur tous les tableaux (ce qui est une façon de se valoriser par rapport au malade et, par la même occasion, de le satisfaire en proposant toutes les pistes) en étant, presque, content de moi.
Mais il est une piste que je me suis refusé d’ouvrir explicitement : celle du psychosomatique.
La théorie veut que ce genre d’attitude médicale soit le fait du médecin qui ne souhaite pas s’impliquer dans la relation médecin-malade et refuse d’aborder les causes « réelles » des maladies, à savoir les troubles du psychisme et surtout en raison du temps qu’il peut consacrer à cette relation. Je me refuse à entrer dans ce jeu. Par manque de temps, probablement, mais aussi pour ne pas céder à l’ego du thérapeute (bien que, on l’a vu plus haut, l’ego du thérapeute ne soit jamais très loin) et, surtout, aux fantasmes de l’analyse psychanalytique « sauvage ».
Madame L a cinquante-sept ans. Elle est porteuse d’une hernie hiatale qui explique, dans son esprit au moins, la symptomatologie dont elle souffre. Faut-il que je la rende encore plus malade qu’elle n’est (après tout ses aigreurs gastriques, ses remontées acides ne la gênent pas tant que cela) en la faisant entrer dans la zone de la remise en question d’elle-même et de son existence ? De quel droit ? La hernie hiatale est une maladie banale, que l’on opère parfois, que l’on opérait beaucoup il y a quelques années pour des raisons qu’il serait trop long de développer ici, mais faut-il, car chacun d’entre nous, dans le cadre des pathologies bénignes, a « sa » hernie hiatale, psychanalyser ou psychiatriser ou psychologiquer la terre entière ?
Les psy diraient, à mon sujet, que je « résiste » et que refuser à « ma » malade l’aide de la révélation de l’inconscient (je fais exprès d’utiliser une expression idiote qui ne veut pas dire grand chose) est dû à mon propre refus de recourir à ces procédés à mon endroit. Peut-être.
On verra la prochaine fois que Madame L demandera de l’aide.