Doctolib et l'ostéopathie, c'est les GAFAM et la magie noire.
Les citoyens de "ma" patientèle" (il ne s'agit pas d'un sondage, seulement d'une impression personnelle, à partir d'entretiens non sociologiques non programmés) et de mon entourage familial et communautaire (idem pour les limites méthodologiques) réagissent désormais (l'étude post hoc par sous-groupes d'âge montre une différence significative entre les moins de 25 ans et les 26-60 ans) à la douleur, à la maladie, aux désagréments de la vie quotidienne par le double réflexe Doctolib et ostéopathie.
Doctolib a gagné comme Kleenex avait gagné, comme Frigidaire avait gagné, comme McDo a gagné (comme Coca Cola, Sopalin, et cetera). Il est évident que la servitude volontaire des médecins a été un facteur majeur de succès.
Pour l'ostéopathie, il est possible de dire qu'il s'agit d'une mode comme il y a eu celle de l'acupuncture et comme il y a encore celle de l'homéopathie.
Le réflexe internet est sans doute un facteur essentiel (tout degré de geekitude mis à part) : la difficulté croissante de consulter rapidement chez "son" médecin traitant en raison des délais, et, parfois, la difficulté de joindre un secrétariat téléphonique (temps d'attente et/ou plate-forme téléphonique anonyme) qui, en outre, pose des questions sur la pathologie, rend la prise de rendez-vous en ligne attractive (ce que d'ailleurs nombre de médecins ont compris) et, par une sorte de tour de passe-passe dont la modernité a le secret, Doctolib donne l'illusion au patient qu'il prend le pouvoir sur son agenda.
On fait ses courses sur internet, on prend ses rendez-vous médicaux de la même façon.
Il s'agit avant tout d'une demande symptomatique : j'ai de la fièvre, j'ai mal, j'éprouve des douleurs, je me sens mal, je ne peux attendre, je ne hiérarchise pas ma demande ou ce que je risque ou ce que je ne risque pas. Si mon médecin traitant n'est pas libre je générique ma demande de soins. Le patient pressent que tous les médecins ne se valent pas (il prend d'ailleurs avis auprès de son meilleur ami, de son boulanger, de son garagiste ou de son copain ingénieur et il commence à mettre des avis sur Google) mais il sait mieux que le médecin génériqué ce dont il a besoin : être soulagé. Le médecin reste donc un sachant mais il devient de plus en plus un prestataire. Car la demande est aussi administrative : besoin d'un arrêt de travail (et nous n'entrerons pas ici dans le jugement justifié/non justifié), besoin d'un certificat, besoin d'une dispense, besoin de semelles orthopédiques...
Et le réflexe Doctolib va bien au delà : les patients ont été convaincus par la taylorisation fordienne du corps humain en organes et en système d'organes. La spécialisation de la médecine est acquise dans les têtes et dans les coeurs des citoyens.
"J'ai mal au genou" signifie : IRM et rhumatologie. J'appelle un rhumatologue et/ou un radiologue.
"J'ai des boutons" signifie : dermatologie. J'appelle un dermatologue.
"J'ai des douleurs dans la poitrine" signifie cardiologie. J'appelle un cardiologue.
"Je tousse..."
Et cetera.
Pourquoi perdre du temps à consulter un médecin généraliste alors que doctoliber (néologisme non protégé par des droits) un spécialiste permet de consulter loco dolenti ? Il y a bien entendu l'obstacle du courrier au spécialiste pour être "bien" remboursé. Mais nul doute que cet obstacle va bientôt disparaître.
On le pressent, l'immédiateté est le lien de Doctolib avec l'ostéopathie.
Car le réflexe ostéopathie est plus complexe à analyser. Il s'inscrit dans la perspective historique de la médecine manuelle, de l'imposition des mains, du reiki, des barbiers aux rebouteux, des croyances populaires ("Il m'a fait craquer les vertèbres") et sur un discours magique (remettre les organes à leur place, les correspondances surnaturelles entre le foie et la troisième vertèbre cervicale) et des échecs de la médecine traditionnelle. Ce dernier point mérite des développements.
Les patients aiment qu'on les touche et qu'on les manipule. Ce qui est de moins en moins vrai en médecine générale (je suis à couvert pour ne pas recevoir de projectiles).
Je rajoute encore un mot pour me faire battre : les kinésithérapeutes ne sont plus ce qu'ils étaient. Chez eux aussi la médecine manuelle a été remplacée (par les électrodes).
Les ostéopathes promettent le soulagement immédiat des douleurs et ont aussi un avantage : ils ne prescrivent pas. Ils éloignent le patient de la médecine prescriptive, ce qui est très à la mode.
Et ainsi Doctolib annuaire-t-il les médecins, les ostéopathes et, accessoirement, les homéopathes.
Le point commun entre Doctolib et l'ostéopathie est donc la pratique consumériste. Je prends rendez-vous rapidement et je suis soulagé rapidement. Pas d'efforts à faire. Il semble admis que des cervicalgies chroniques ou des lombalgies chroniques demandent des traitements chroniques et des mesures personnelles pour tenter de les éviter (kinésithérapie, autokinésithérapie, ergonomie du travail...).
Ce qui est le plus étonnant dans tout cela c'est que les médecins se soient convertis à Doctolib. La raison principale est sans doute financière : Doctolib remplace une secrétaire dont le salaire et les charges sociales sont incompressibles, sans compter le moment où il serait nécessaire de s'en séparer.
Est-il possible de résister ? (question conservatrice)
Pourquoi faudrait-il résister ? (question progressiste)
Une profession disparaît quand elle n'a pas su s'adapter dit mon concierge historien ou sociologue.
Ainsi, de façon approximative, il est possible de dire que Doctolib et l'ostéopathie résument la modernité : le consumérisme donne tous les droits au consommateur, dont celui de se tromper, et lui permet de faire le choix de la prestation. Le consumérisme permet de s'affranchir des données dures, une procédure marche ou ne marche pas, et offre au consommateur le loisir (payant) de tout tester (les mutuelles offrent des séances d'ostéopathie gratuites pour attirer le chaland). Ne croyez pas qu'il s'agisse d'une simple liberté individuelle. La FDA américaine, haut lieu de la financiarisation néo-libérale de la santé, autorise désormais la commercialisation de molécules qui n'ont pas vraiment fait la preuve de leur efficacité pour que le malade fasse lui-même sa propre expérience au prix de prix pharamineux et d'effets indésirables souvent graves.
La médecine est une marchandise comme une autre, une source de profit comme une autre, et nous aurions pu espérer que l'Assurance maladie dont l'objectif essentiel est la mutualisation de la Santé dans une perspective éthique de justice sociale ferait le boulot. Eh bien non : l'Assurance maladie a aussi des objectifs consuméristes fixés par le gouvernement (satisfaire le consommateur de soins).
Les nouvelles représentations collectives de la Santé sont là.