jeudi 5 juin 2014

Le corps-marché. Céline Lafontaine.


Lafontaine Céline. Le corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie. Paris, Le Seuil, 2014, 272 pages.
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Permettez-moi d'exposer dans un premier temps les idées de Céline Lafontaine (qui n'exposent pas toujours les siennes), qui est professeure agrégée de sociologie à l'université de Montréal, sans trop de recul tant le propos est fort. 

Avant tout le livre de Céline Lafontaine permet de s'informer et de comprendre comment l'idéologie néo libérale (philosophique et économique) a désormais accaparé le domaine de la santé et celui de la recherche, quels sont les fondements théoriques de la bioéconomie, d'où elle vient, comment elle s'articule, ce qu'elle propose et de quelle façon elle exploite le corps humain en reproduisant et en accentuant les inégalités désormais mondialisées.

Céline Lafontaine souligne que la bioéconomie se fonde essentiellement sur "Une biopolitique néolibérale caractérisée par un individualisme triomphant et une logique identitaire désormais associée au culte de la santé parfaite"  et elle explique les nouveaux concepts que sont le biocapital et la biocitoyenneté (1). Son livre est une mine pour qui veut s'intéresser aux nouveaux horizons de la médecine au sens large, fournissant des références, indiquant des pistes de réflexion, abordant des domaines variés sous l'angle de l'anthropologie, de la sociologie, de l'épistémologie et de l'économie. 

Le rapport de l'OCDE publié en 2009 (voir ICI), La Bioéconomie à l’horizon 2030. Quel programme d’action ?, expose sans retenue la philosophie néo libérale mise en oeuvre. Il est effarant de constater que l'idée de base de la bioéconomie telle qu'elle est développée par l'OCDE, est la négation de l'entropie (vision néguentropique), c'est à dire que pour échapper au deuxième principe de la thermodynamique, rien que cela, l'OCDE propose d'utiliser le corps humain ou plutôt les êtres vivants comme énergie renouvelable (2). D'un point de vue anthropologique et sociologique la bioéconomie propose un détournement des promesses de la science au profit du biocapital dans une alliance de la peur de la mort et de la quête d'une jeunesse éternelle. Le rapport de l'OCDE indique les pistes à suivre (régénérer le corps pour régénérer l'économie) : donner une biovaleur au corps humain, aux embryons et aux cellules souches (médecine régénératrice et améliorative) ; développer les biobanques de données ; développer la biocitoyenneté ; développer la médecine prédictive et la médecine personnalisée. Tant et si bien que la perfectibilité du corps humain promise par les biotechnologies devient l'ultime horizon du monde contemporain : chaque individu devrait connaître son profil génétique afin de pouvoir prévenir certaines défaillances physiques et maximiser son potentiel biologique.


Illich parlait en son temps (3) de la médicalisation de la vie, il est nécessaire désormais de parler de la biomédicalisation de la vie. Voici identifiés les 5 processus de la biomédicalisation selon Adèle Clarke : 1) privatisation croissante de la recherche en santé avec brevetage et marchandisation des recherches biomédicales ; 2) diagnostic, identification et surveillance des risques menaçant la santé aux niveaux cellulaire et génétique : données stockées dans des biobanques publiques et privées ; 3) rôle grandissant des technosciences dans le dépistage des maladies (aux dépens de la clinique) et dans la médecine régénératrice et améliorative (nanomédecine par ex.) ; 4) démocratisation et déprofessionnalisation du domaine médical avec développement de la biocitoyenneté, du consumérisme et du patient-expert ; 5) Le corps est l'objet d'une quête identitaire sans fin qui autorise tout puisque des méthodes existent.


Céline Lafontaine explique comment le corps ressource permet de façonner des bio-objets (objectivation du corps humain) et décrit trois étapes essentielles : 1) la parcellisation technoscientifique du corps (organes, cellules, tissus, gènes) ; 2) la ressourcification des parties à des fins thérapeutiques (la transplantation en étant le meilleur exemple) ; 3) la marchandisation en pièces détachées. 

Cette objectivation du corps humain s'accompagne de sa dématérialisation qui permet de camoufler les nouvelles logiques d'appropriation économique dont il est l'objet. L'exemple de la transplantation d'organes est démonstratif : elle est devenue un commerce mondialisé et l'auteure rapporte qu'elle a accru les inégalités de genre, d'ethnicité et de classe. La transplantation a aussi entraîné la modification de la définition des critères de la mort (Comité de Harvard) et l'auteure démasque les liens d'intérêts entre ceux qui authentifient la mort cérébrale et les transplanteurs en rappelant que les manoeuvres de réanimation pour maintenir artificiellement en vie un sujet déclaré mort ne sont pas toujours compatibles avec le respect de ce dernier. Les transplanteurs ont également développé dans le public un concept moral inattaquable, le don de vie, pour le prélèvement / greffe en masquant la logique économique qui est derrière (et une logique fortement inégalitaire : ce sont les femmes pauvres et de couleur qui donnent leurs organes aux riches blancs des pays développés). Elle termine ce chapitre par celui des cellules sans corps ou des bio-objets et du recyclage des déchets (jusqu'au sang menstruel) : les embryons conçus par fécondation invitro ont ouvert la voie à la transbiologie, c'est à dire une biologie propre à des organismes qui ne sont pas nés mais qui sont en réalité des matériaux biologiques qui se reproduisent en dehors du corps (p 103). 

Dans un chapitre éclairant (L'envers du don : la face cachée du biocapitalqu'il est difficile de résumer en raison de la richesse de ses développements et des nombreuses implications philosophiques, économiques, sociologiques, épistémologiques et anthropologiques qu'elle laisse entrevoir l'auteure dévoile. Voici deux citations qui ouvrent la réflexion : "... l'usage de la rhétorique du don tend à camoufler les processus d'objectivation et de commercialisation des cellules reproductives sur lesquels s'appuient à la fois l'industrie de la reproduction, la recherche sur les cellules souches et les laboratoires biotechnologiques impliqués dans le développement de la médecine régénératrice." ; et ceci : "... la biocitoyenneté s'inscrit dans un processus plus large de dépolitisation des questions de santé publique (lutte contre les inégalités, contre la pauvreté et pour l'accès aux soins) au profit d'une biologisation des identités citoyennes." L'auteure aborde aussi le problème des biobanques qui utilisent le don altruiste non pour des bénéfices individuels mais pour une hypothétique recherche à l'attention des générations futures. Elle souligne également que le consentement éclairé transforme le don en propriété et que l'économie du don est fondée sur l'altruisme (4) dont les retombées sont privatisées. Dans le cas des biobanques le consentement éclairé permet également une adhésion à la recherche au delà de la mort.
Toujours dans ce chapitre l'auteure signale : 1) la bioéthicienne Donna Dickenson (5) compare les biobanques et le travail immatériel fourni par les donneurs à des new enclosures en référence au début du capital agraire en Angleterre ; 2) le don de vie est passé d'une logique de survie à celle de la création artificielle de vies humaines ; 3) l'industrie de la fertilité est constitutive du néolibéralisme et de la globalisation de la biomédecine ; 4) et c'est le sujet du chapitre suivant : les cellules reproductives biovalorisées sont devenues l'enjeu de l'exploitation du corps féminin à l'échelle de la planète.

De la reproduction à la régénération : bioéconomie du corps féminin. Ce chapitre est passionnant et ébouriffant. Il mériterait un billet à lui tout seul. Il est polémique vis à vis de la doxa progressiste. Céline Lafontaine assène : 1) les ovules sont devenus l'étalon-or de la bioéconomie (embryons, cellules souches embryonnaires) et, comme dit l'autre, ils ne poussent pas dans les arbres : les femmes sont à la fois consommatrices au sein de l'industrie de la PMA (procréation médicalement assistée) et simples ressources dans le cadre de la bioéconomie des cellules souches  (CL en profite pour critiquer les déconstructivistes du genre : 6) ; 2) les produits du corps féminin (ovules, celules foetales, cordons ombilicaux) peuvent être considérés comme des biovaleurs issues d'un travail productif et reproductif que l'on tente de confondre ; 3) l'économie du corps féminin reproductif  atteint sa quintessence dans le cadre de la GPA (grossesse pour autrui) où l'on peut parler de sous-traitance du travail reproductif avec toutes ses implications (commerciales, éthiques, génétiques...) ; 4) l'utilisation de la notion de Droit à l'enfant par le biocapital parachève la manipulation (des corps féminins).


Dans un dernier chapitre Céline Lafontaine aborde l'exploitation mondialisée des corps vils définis (7) comme "peu coûteux", faciles à obtenir, et comme sans valeur, sans dignité, auquel on ne doit ni respect ni égard. La médecine moderne s'est développée à partir de ces corps. Et, paradoxalement, en raison de la Déclaration d'Helsinki (1964) et de l'amendement Kefauver-Harris, le consentement éclairé a permis la globalisation des essais et l'exploitation généralisée des corps vils. La sous-traitance des essais cliniques s'est développée et représente à elle seule en 2012 35 milliards de dollars et les pays les plus "touchés" sont l'Inde et la Chine. L'expérimentation clinique s'inscrit dans la revendication du droit à l'essai qui témoigne d'une culture néolibérale transformant chaque patient en entrepreneur de recherche. On pourrait conclure avec cette note (très) pessimiste : sous l'angle de la mondialisation le corps-marché prend parfois les traits du "cannibalisme post-civilisationnel" annoncé par Gunther Anders (8) : Un monde où tous les corps, toutes les vies individuelles, se transforment en matière première au service de l'efficacité productive. 




Commentaires

Au moment où la PMA (procréation médicalement assistée) et la GPA (gestation pour autrui) sont abordées sous l'angle de la morale (c'est bien / c'est pas bien), des droits (cela existe donc je peux), de l'égalité (puisque mon voisin peut le faire, pourquoi pas moi), du religieux (le respect de la vie humaine et / ou de la nature) et de la politique (les réacs versus les progressistes), lire le livre de Céline Lafontaine éclaire sur un aspect caché du problème : comment ces procédures s'intègrent dans le contexte économique et philosophique du néo libéralisme. J'ai déjà peur que cette phrase soit mal interprétée par toutes celles et ceux qui sont engagés dans ces procédures douloureuses (au sens propre et au sens figuré). Disons que par une sorte de division de la conscience il est possible que des personnes sincères comprennent les enjeux d'un problème qui les concerne et... finissent par l'ignorer. J'écris ce billet sur un ordinateur  qui a probablement été fabriqué dans des usines où des enfants travaillaient à des salaires de misère et... j'écris quand même.
CL aborde la question des essais cliniques sous l'angle des inégalités nord-sud et des inégalités sociétales à l'intérieur même des sociétés industrialisées (les phase I par exemple) mais elle omet de dire que, notamment en cancérologie, les essais cliniques sont devenus la norme pour tous et qu'il est difficile de s'en extraire.
Si CL signale que ce sont les techniques d'élevage des animaux qui ont conduit au premier bébé éprouvette et Jacques Testard en est un exemple, elle n'aborde pas le fait que les procédures hospitalières, la protocolisation des soins, emprunte ses mots à l'élevage industriel (9).

Mais j'en ai trop dit et j'espère que vous lirez ce livre.

Si vous voulez en savoir plus sur l'auteure : son cursus universitaire (ICI) et aux Matins de France Culture : LA

Notes.
(1) Définition provisoire de la biocitoyenneté : politisation de la santé individuelle et émergence de revendications identitaires liées à des problèmes d'ordre médical.
(2) La vision néguentropique du monde est bien décrite dans le livre, pp 40 et suivantes. 
(3) Nemesis Médicale, Paris, Seuil, 1975. 
(4) Le consentement éclairé  aboutit à un altruisme unidirectionnel en dépossédant juridiquement le donneur des profits potentiels générés par ses propres tissus brevetés.
(5) Body shopping: Converting the Body Parts to Profit, Oxford, Oneworld, 2008
(6) La question du genre a permis la déconstruction théorique de la différence sexuelle en tant que réalité biologique en masquant le fait que c'est le corps féminin qui est une ressource pour la bioéconomie.
(7) Chamayou Grégoire, Les Chasses à l'homme, Paris La Fabrique, 2010
(8) L'obsolescence de l'homme, t. 2, Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011.
(9) Porcher Jocelyne. Voir ICI sa bibliographie.

Illustration : Agence de la biomédecine : LA

PS : Je signale un (beau) billet sur le même sujet par Perruche en automne (ICI)

dimanche 1 juin 2014

Contre-transfert en médecine générale (approche partiale). Histoire de consultation 170.


Je rencontre dans le couloir Madame A, 31 ans, qui sort du cabinet de consultation de mon associée où elle vient d'être vue par son remplaçant (pour simplifier les choses : le remplaçant de mon associée est mon ex associé à la retraite).
Elle me fait un grand sourire que je lui rends.
Sauf que j'ai un peu de mal avec cette patiente dont je suis le médecin traitant et qui a mal partout, qui se plaint de plein de trucs, un jour du cou, un autre de la jambe, une autre fois des poignets, encore une autre fois de migraine, qui est anxieuse, qui souffre physiquement et moralement, qui a des traits dépressifs, qui ne sait plus où elle en est et que je considère comme une victime parce qu'elle a un compagnon, le père de son enfant, qui l'a frappée (elle ne m'a jamais montré de traces mais ce n'est pas la peine de voir pour la "croire" et j'ai voulu que l'on prévienne les services sociaux, qu'elle porte plainte, elle n'a jamais voulu, parce qu'elle ne veut pas le priver de son enfant, c'est son père, après tout), qui la menace, qui la trompe ouvertement, me dit-elle, et cetera, et qui continue de vivre chez elle et un employeur qui ne la comprend pas et qui, sans la harceler, la trouve nulle.
J'ai fini par l'adresser en service de médecine interne car, ne sachant plus quoi faire d'elle, je veux dire proposer une construction théorique pour toutes ses plaintes douloureuses, et craignant de "passer à côté de quelque chose", notamment une connectivite en raison de l'horaire des douleurs, du contexte familial, sa maman a une PR, et parce que l'abord psy ne lui convient pas, qu'elle n'est pas folle, dit-elle, qu'elle est anxieuse mais on le serait à moins, dit-elle, qu'elle est un peu dépressive mais sans désirs suicidaires, comprenez moi, docteur, je vis des choses difficiles, eh bien j'ai opté pour l'approche organique afin de soulager mon ignorance et / ou mon incompétence.
Elle a donc accepté le service de médecine interne mais pas l'aide sociale et pas le psychiatre.
Le service de médecine interne a joué le grand jeu, ne l'a pas prise pour une "fonctionnelle", et le courrier que j'ai reçu était rempli de résultats d'examens complémentaires très sioux, que je connaissais de nom mais dont je ne connaissais ni la spécificité ni la sensibilité dans le cas particulier de cette patiente. Ils n'ont rien trouvé mais ils ne lui ont pas encore collé une étiquette d'hypochondriaque manipulatrice. J'ai écrit dans son dossier la phrase magique : "jesaipasaiquoi".


Quoi qu'il en soit, chaque fois que je découvre son nom dans le carnet de rendez-vous, je fais la grimace. Car je ne sais pas quel visage lui montrer : empathique, compâtissant, sérieux, raisonneur, ouvert, psy (je vous expliquerai un jour à moins que vous ne le sachiez ce qu'est une attitude psy en médecine générale), patelin, raisonneur, père fouettard, assistante sociale, que sais-je encore ? Je suis gêné aux entournures. Et elle s'en rend compte. Sans doute. Elle sait peut-être que je n'ose pas lui dire ce qu'elle a envie d'entendre ou de ne pas entendre, Prends ta gosse et tais-toi tire-toi, un vieux reste de Le médecin n'est pas là pour décider pour ses patients, mais je ne dis rien sinon qu'il faudra porter plainte, cette fois, si son compagnon la frappait à nouveau.
Après qu'elle est partie, le remplaçant de mon associé me dit, dans le bureau de la secrétaire "Elle n'a vraiment pas de chance, Madame A." Je le regarde et montre un visage étonné. Je n'avais pas envisagé les choses de cette façon là. Pour moi, Madame A est avant tout une emmerdeuse, une emmerdeuse qui n'a même pas l'élégance de coller aux tableaux cliniques pré définis, aux tableaux psychiatriques ad hoc, une emmerdeuse qui a mal et qui ne supporte aucun opiacé, une emmerdeuse qui est certes anxieuse, sub dépressive (le DSM IV définit-il ce genre de patientes ?), victime de la vie, un mec qui l'a d'abord frappée puis quittée en la laissant avec son enfant de trois ans mais qui ne l'a pas quitté complètement, qui la harcèle, qui veut voir sa fille mais surtout emmerder la maman, qui exige de voir sa fille pour savoir comment la mère de sa fille survivent sans lui, et Madame A qui n'ose pas lui dire que cela suffit car elle a tellement peur qu'il ne demande plus à voir sa fille qui réclame son père.
Grâce à la remarque du remplaçant de mon associé je découvre combien j'ai été mauvais avec cette patiente, mauvais dans ses différentes acceptions : mauvais médecin, mauvais "humaniste", mauvais humain, nul, en quelque sorte. J'ai découvert aussi combien j'avais été injuste.

Pourquoi ?
Chacun pourra en tirer des conclusions, non sur mon cas précis, mais sur "son" cas précis, le cas de chaque "soignant" en situation de soin quand il ou elle sont en face d'un ou d'une patiente qui les dérange.
La vie est ainsi faite, je ne parle pas seulement de la médecine, il nous arrive d'être "mauvais", mais, dans le cas de la médecine, il s'agit de notre métier, nous avons donc une obligation de moyens.
Est-ce que j'ai été mauvais parce que je n'aime pas ce genre de femmes dans la vraie vie ? Est-ce que j'ai été mauvais parce qu'elle ne correspondait pas à l'idée que je me fais de la façon de réagir dans de telles circonstances ? Est-ce que j'ai été mauvais par pure umbécillité ?

Le remplaçant de mon associée m'a remis dans le droit chemin.

Quad j'ai revu Madame A, j'étais content de la voir. Sans doute pour me faire pardonner. Et, comme par hasard, et ne croyez pas une seconde qu'il y ait une quelconque corrélation ou que je m'attribue quelque mérite, elle allait "mieux".

(Cette anecdote mériterait à mon sens quelques commentaires circonstanciés : la réflexion sur soi-même ; la liberté de ton entre professionnels de santé ; l'arrogance médicale ; le paternalisme ; et cetera)

Note : Pour le contre transfert j'ai retenu cet article ICI.

Illustration : je l'ai trouvée sur le site LA mais sans auteur du dessin.

PS du 23 septembre 2015 : un billet de Jaddo illustre a posteriori le billet : LA.

mardi 27 mai 2014

Rencontres Prescrire 2014


C'était la première fois que j'avais envisagé de me rendre aux Rencontres Prescrire. Parce que c'était à Paris. Je viens depuis deux ou trois ans à la remise de la Pilule d'or, inscrit par mon ami Jean Lamarche, je connais donc l'ambiance des meetings laïcs de la revue, l'assemblée des purs, le rassemblement des Justes,  l'ambiance des jamborees, les veillées au coin du feu, le mec barbu qui chante accompagné par sa guitare sèche "OH when the saints" avec les filles qui le dévorent des yeux... Bien qu'ayant regardé le thème des rencontres, "Préparer l'avenir pour mieux soigner", le genre de phrase dont le sinifiant est le signifié et vice versa, qui sentait le préchi précha prescririen, le truc dans le genre rencontres annuelles à Lourdes, avec l'eau bénite, les miracles, les malades qui se lèvent de leur fauteuil roulant, le système de santé qui devient rayonnant pendant le temps où tu tournes autour de la Kaaba, les voeux que tu glisses dans les interstices du Mur des Lamentations, l'immersion dans le Gange à Bénarès... J'ai quand même décidé de venir, j'ai donc payé 300 euro, ce qui, pour un nanti n'est pas grand chose (voir ICI). Mes copains, même prescririens,  m'ont prévenu que j'allais me raser. Je n'en doutais pas : j'ai fréquenté les congrès où l'on ne connaît personne, où l'on écoute des communications où les médicaments sont meilleurs que le placebo, où les examens complémentaires pètent de valeur prédictive positive et où on s'ennuie en se disant qu'on aurait mieux fait de rester dans son cabinet avec des malades qui ne guérissent pas, des médicaments qui ne marchent pas, des crèches qui exigent des certificats à la gomme et seulement 23 euro tous les quarts d'heure. J'ai demandé à mon remplaçant qu'il me remplace le vendredi et le samedi. Je me suis dit : tout prescririen doit être allé au moins une fois aux rencontres sinon il finira dans l'enfer de big pharma avec des visiteuses médicales en tenues légères lui présentant jusqu'à la fin des temps des documents d'aides visuelles racontant le monde merveilleux des courbes ascendantes et des petit p toujours inférieurs à 0,05.
Je suis parti de chez moi plus tard que lorsque je me rends au cabinet et à 9 heures vingt j'étais porte de Saint-Ouen dans le hall de l'Hôpital Bichat.
J'ai pris mon badge, je suis allé boire un café et manger un croissant, et j'ai commencé à rencontrer des gens que je connaissais.
J'ai donc rencontré des rédacteurs de Prescrire, des twittas et des twittos, je ne peux vous révéler leurs pseudos car elles (ils) auraient peur que Mediapart ne vienne croiser leurs pseudos avec les inscrits aux rencontres et leurs absences dans leurs cabinets respectifs ou chez leurs remplaçants, et ne publie des listes qui pourraient intéresser le Conseil de l'Ordre ou les malades qu'elles ou ils fréquentent, des membres du forum Prescrire que je ne nommerais pas non plus de peur que leurs femmes / maris qui les croyaient en train de faire une formation DPC à Montceau-les-Mines n'apprennent qu'ils sont partis rejoindre leurs copines / copains parisiens sous prétexte de servir la messe de la secte du Boulevard Voltaire.
A 10 heures 30 c'est le début de la plénière dans un amphi plein : Ouverture des Rencontres Prescrire 2014.
Philipe Zerr remplace le doyen qui avait piscine et je ne me rappelle pas ce qu'il a dit.
Françoise Brion fait un exposé sans intérêt et parle du prix d'une vie, du patient codécisionnaire et des vaccinations (cherchez l'intrus).
Pierre Chirac lit un texte collectif élaboré par l'équipe de la revue dont le titre aurait pu être L'Evangile selon saint Prescrire et j'entends sans stupéfaction "soignants de bonne volonté".

11 heures : Préparer et penser ensemble l'avenir des soins.
Madame Catherine Naviaux-Bellec (dont les titres sont à eux seuls une invitation à l'ennui : directeur des soins, conseillère pédagogique régionale, Agence Régionale de Santé d'Île-de-France) nous entretient de la réforme des études des étudiants en soins infirmiers. C'est chiant au possible et strictement sans intérêt.
Le docteur Fanny Cussac, jeune installée dans un Pôle de Santé Pluriprofessionnel depuis trois ans, nous expose de façon convaincante le fonctionnement du centre Ramey où il y a quand même 12 MG, 3 cardios, 3 pédiatres et 4 psy. Je n'apprends pas grand chose mais j'entrevois les problèmes que pose ce genre de structure en termes humains et financiers. Un peu étonné, toutefois, qu'un des axes de dépistage soit l'apnée du sommeil... Cela doit être une urgence dans ce quartier populaire de Paris. Je note trois questions à poser à cette jeune collègue mais c'était sans compter le manque de micros et le trop plein de doyens.
Monsieur Gérard Dubey (sociologue) fait un exposé inaudible (les micros ne font sans doute pas partie des nouvelles technologies) sur les nouvelles technologies et nous fait part de l'inintérêt des simulateurs de vol en médecine. On s'en serait douté (il aurait pu lire Perruche en Automne avant de venir).
Puis ce sont les questions et les réponses. C'est Fanny Cussac qui a le droit aux plus nombreuses questions et elle s'en tire bien. Puis c'est l'heure des doyens : on donne la parole au doyen d'une Faculté tunisienne puis au doyen de la Faculté qui avait piscine et qui, les cheveux secs, nous sert un blabla convenu dont je retiens quand même que la médecine générale en est encore à l'enfance. Les deux doyens piquent tellement de temps que les questions de la salle sont terminées : les MG sont encore volés mais cela n'étonne personne. Mes trois questions seront sans réponse : elles étaient sans doute sans intérêt.

12 H 30 - 14 H
Sandwichs, boissons et posters.
Je le dis tout net : dans les congrès Glaxo ou Sanofi, mes amis de big pharma, la bouffe est meilleure. Ici, c'est pas terrible, on mange debout, le vin est médiocre, mais bon, j'échange avec des collègues, twittas et twittos, Jean, Philippe, Olivier et d'autres.
Je vais jeter un oeil sur l'exposition de posters.
Les posters, depuis toujours, ça m'emmerde, que ce soit dans les congrès ou ailleurs. A l'origine, j'avais prévu d'en faire un qui se serait appelé "Evidence Based Medicine en Médecine générale : l'avenir" mais cela m'a fait suer car power point me posait des difficultés pour les schémas que je voulais faire et je n'avais pas envie de me retrouver planté devant mon poster attendant que des confrères et amis viennent me poser des questions plus ou moins intéressantes sur un poster plus ou moins intéressant.
Il y avait quand même 67 posters, plutôt bien réalisés, dans une esthétique plus power point que Prescrire (heureusement) et je me suis balladé de façon agréable entre les concepteurs. Pour s'en faire une idée plus complète, voir ICI.

14 H - 15 H 30 Premier atelier : j'avais choisi le 14, Comment se dégager des influences actuelles pour proposer des soins de qualité ?, animé par les docteurs Isabelle de Beco et Philippe Nicot. Intéressant, rien à dire, des situations à décrypter, mais trop court, trop superficiel (on n'avait pas le temps), inhomogénéité des participants, mais Léa Destrooper et moi on nous propose, par hasard, un document sur la couverture vaccinale en Haute-Vienne, et on se déchaîne car c'est le pompom du trafic d'influences, de la corruption et de la bonne conscience et cela mériterait de longs développements qui pourraient faire dire aux lecteurs qu'on n'a pas que cela à faire de lire des textes trop longs, donc, je résume, la CPAM de Haute-Vienne (capitale Limoges) couche avec Glaxo dans un hôtel de passe sous les yeux des maquereaux de l'Etat. J'en profite pour dire que j'en ai assez des médecins qui se présentent et pour vitriner (néologisme docteurduseizième) leur indépendance disent bravement "Je ne reçois plus la visite médicale" comme s'il s'agissait d'un titre de gloire, d'une victoire de l'addictologie, d'une preuve de courage, comme ces gens qui disent avoir arrêté de fumer alors qu'ils ne fumaient que 3 cigarettes par jour en crapotant, à moins bien sûr que tous ces braves gens n'aient fréquenté les VA, les visités anonymes, "Bonjour, je m'appelle le docteur A et cela fait 147 jours que je n'ai pas reçu une visiteuse médicale"...

Avant de se rendre au prochain atelier, petit tour vers le maigre buffet et les posters où chacun y va de son mot gentil pour tromper l'ennui profond qui nous étreint dans le sous-sol de Bichat étonnamment propre et libre de graffiti, ce qui est loin de ce que j'ai connu jadis à Cochin dans les années soixante-dix où les étudiants, libres de tout QCM, refaisaient le monde en taggant des slogans révolutionnaires sur les murs...

16 H - 17 H 30 Deuxième atelier : j'avais choisi le 7, Savoir expliquer aux patients les avantages et les inconvénients des options de soins : trouver les mots appropriés ; accompagner les patients dans leurs choix, animé par les docteurs Michel Labrecque et Madeleine Fabre. ML est canadien. Il fait une présentation solide, très anglosaxonne, mais son exposé me gêne : il expose la méthode du Shared Decision Making à propos du dosage du PSA. Et il nous dit d'abord qu'il ne faut pas se laisser aller à des discussions chaudes sur le sujet du dépistage. Il se fout du monde. Le soignant ne doit pas faire de différence entre l'option dépistage et non dépistage. C'est au patient de choisir. Il nous distribue ensuite un document réalisé par le Collège des médecins du Québec en nous disant qu'il s'agit d'une réponse à une question d'un malade alors qu'il s'agit, explicitement, d'une recommandation faite aux médecins d'en discuter avec leurs patients entre 55 et 70 ans et... blabla.
Il ne semble pas que mes objections attirent un écho favorable dans l'atelier ni d'ailleurs, je le constaterai ensuite, avec d'autres participants à cet atelier (chaque atelier est mené trois fois). Il y a ensuite un jeu de rôle où je joue le patient, une collègue MG m'interroge et deux observateurs jugent de sa démarche. Grosso modo, et à ma grande surprise, je me glisse dans le jeu de rôle malgré mes réticences, je vais bientôt être prêt à me former sérieusement à l'Entretien Motivationnel (comment ne plus recevoir les visiteuses médicales en dehors des heures de consultation) et les autres groupes dans l'atelier jouent aussi le jeu. Je conviens donc de revoir mon médecin dans un an et qu'il me refasse son numéro de "Vous êtes le malade et vous avez tous les droits, je suis le médecin et je ne suis là que pour vous faire accoucher de votre souris..."
La conclusion : pour exposer les techniques du Shared Decision making, la décision partagée, ML et son accent canadien convaincant aurait dû choisir un autre sujet, mais son propos est intéressant, le respect du malade, la neutralité du médecin, toute la soupe progressiste qui cache mal l'idéologie du self, le néo libéralisme et la façon élégante d'introduire le loup dans la bergerie, je veux dire le PSA dans la vie des hommes. Eh bien, justement c'est le hic de ce brillant exposé : cela montre que la décision partagée peut aussi, dans une situation hiérarchique recréée, permettre d'imposer à des patients des décisions qu'ils n'avaient pas envie de prendre. Dans chacun des groupes, 5 groupes de 5, le patient n'a pas voulu se faire doser le PSA.

Et rebelote, le hall d'entrée, la salle des posters, les twittas et les twittos, les lecteurs Prescrire.

Cornaqué par de jeunes médecins généralistes et des étudiants en médecine et en pharmacie, je marche vers Montmartre, ses touristes japonais (qui ressemblent de plus en plus à des touristes coréens et / ou chinois), ses Russes, ses étrangers qui ressemblent tant à ce que nous sommes quand nous visitons des pays étrangers, des toutous, des toutous.

Je passe sur la soirée, le restaurant, la chanteuse qui chante Piaf et le chanteur qui chante mal, les échanges fructueux entre participants, les tapes dans le dos et la rigolade. Mais je ne peux en dire plus car j'ai remarqué combien les twittos et les twittas tenaient à leur anonymat.

Samedi matin 9 H.
Même hall de Bichat, même café et jus d'orange, mêmes croissants, mêmes pains au chocolat, mêmes pains au raisin, mêmes posters.

9H 30 - 11 H. Je me suis inscrit à l'atelier numéro 9 (et bien que des djeunes m'aient dit que le truc était intéressant mais que l'on sentait, derrière la décontraction, les arguments d'autorité) animé par les docteurs Alain Siary et Michèle Richemond : Le dépistage, le diagnostic précoce, les examens complémentaires sont-ils bénéfiues aux personnes en bonne santé ? Où s'arrête le "juste soin", où commence le traitement par excès ? Alain Siary est un vieux routier de ce genre de sujet, il connaît son affaire et je l'ai trouvé plutôt bon bien que parfois un peu confus et approximatif. C'est le problème quand on aborde des sujets que l'on connaît bien, on s'ennuie ou on critique l'orateur (il y avait le cancer de la prostate et le cancer du sein dans ses exposés, nul doute que cela rappelle quelque chose aux lecteurs de ce blog, non ?). Je ne me suis pas ennuyé. Les animateurs nous ont proposé 4 cas cliniques à analyser. Le cas clinique présenté à mon groupe m'a désorienté alors que je savais d'emblée quelle était l'intention des animateurs : ne pas prescrire de statine. J'étais hésitant, hésitant pour justifier l'une ou l'autre des attitudes, je pense qu'en situation clinique j'aurais sans doute prescrit une statine (il faut savoir que j'ai été élevé dans le culte des statines à une époque où Lipanthyl dominait les débats franco-français). J'ai encore du chemin à parcourir pour être moins hésitant. N'est-ce pas l'intérêt de ces rencontres ? Mais en outre le cas numéro 3 a pointé l'étendue de mes méconnaissances. Cela dit les autres cas cliniques m'ont paru mal documentés et peu en rapport avec les ambitieuses questions posées par l'atelier mais je me suis amusé.

11 H 45 - 13 H. Améliorer sa pratique en comprenant les attentes des patients.
Le premier exposé est mené par Philippe Zerr (maître de conférences associé de médecine générale) et par Pierre Lombrail (1) (professeur de santé publique). Ils mènent le jeu en duo mais ils auraient dû un peu plus répéter. Je dois dire que je me suis rasé. Mais pas seulement. Nous avons eu droit à des propos généraux et lénifiants sur la prévention et l'éducation à la santé avec des diapositives qui auraient rendu intéressantes les photographies de Suzette, la cousine de Lucie, aux bains de mer, et, surtout, et surtout le maître de conférences, on nous a pris pour des khons, je veux dire les MG qui ont un peu de pratique, les MG qui viennent de s'installer et qui ne savent pas, les pôvres, que le milieu compte pour aborder la santé de ses patients. Notre maître de conférences a souligné combien il était important de déceler l'alcoolisme, de vacciner contre l'hépatite B, de ne pas oublier les rappels de coqueluche et de (bien) suivre les femmes enceintes en rappelant combien la France était mal placée, très mal placée, sur l'item Mortalité maternelle. Nous savions déjà que les structures de dépistage étaient multiples et variées, que les financements étaient divers et qu'il existait à la fois des chevauchements et des trous noirs. J'ai eu beau ouvrir mes oreilles en grand je n'ai rien entendu sur le tabac, le cannabis et autres particularités françaises... Je n'ai rien appris et j'eusse aimé que l'on nous encourageât et non que l'on nous culpabilisât. Sans raison d'ailleurs. Pierre Lombrail nous a invité à consulter des sites internet de santé Publique, oui, bon, d'accord, mais...

Le deuxième exposé est proposé par Jean-Luc Plavis, du CISS (dont nous aurons l'élégance de taire quelques liens d'intérêt), dont la carte de visite est aussi longue que les titres d'un général de l'armée mexicaine. Il me choque d'emblée en disant, "Bonjour, je m'appelle, Jean-Luc Plavis, et je suis porteur d'une maladie de...", comme s'il s'agissait d'une qualité et non d'une affection. Passons. Nous avons eu droit à tous les poncifs sur le patient qui a le droit de savoir, du patient malade qui est seul capable de raconter sa maladie, de la masse de données non exploitées que représentent les vécus des malades, qui doit participer à la décision thérapeutique, et, last but not least, qui peut devenir patient-expert capable d'informer et de former les autres patients porteurs de la même maladie. J'ai l'air de me moquer mais en fait je suis d'accord avec tout cela. Mais cet exhibitionnisme me gêne un peu et cette recréation d'une hiérarchie symbolique entre patients sachants et patients ignorants me paraît curieuse.

Les questions de la salle sont assez drôles. On reproche aux deux premiers de ne pas avoir cité les sages-femmes dans le suivi de la femme enceinte, un oubli sans doute significatif dans ce monde d'hommes médecins, d'avoir parlé de capital santé, et cetera. On pose une question sur les éventuels liens d'intérêt du patient-expert, ce qui fait sursauter le staff prescririen, on demande ce qu'il en est des liens d'intérêt des associations de patients avec l'industrie pharmaceutique et un collègue que je ne citerai pas pour ne pas dévoiler son anonymat, interroge notre patient-expert sur le rôle du patient expert dans l'éducation thérapeutique du patient tout venant dans une perspective rogerienne (voir LA).

Bruno Toussaint conclut les rencontres et annonce les prochaines qui se tiendront à Toulouse.

Buffet.

Embrassades, au revoir.

Je le répète : malgré tout, malgré mes nombreuses critiques, je le dis solennellement, heureusement que Prescrire existe, heureusement que les analyses de Prescrire existent, heureusement que l'audibilité de Prescrire progresse, et, en parlant avec les jeunes médecins que j'ai rencontrés, comme je les envie de pouvoir lire une telle revue, comme j'aurais aimé que, médecin en formation, j'aie pu bénéficier de cette ouverture d'esprit, et que, médecin commençant à exercer, j'aie pu ne pas perdre de temps à pratiquer comme on m'avait appris à la fac et, surtout, comme on ne m'avait pas appris... Mais, de grâce, que Prescrire s'ouvre aux spécialités, que Prescrire cesse de nous bassiner avec son idéologie de gauche bien pensante qui ne se trompe jamais, que Prescrire arrête avec sa psychorigidité non généricable sur les génériques, que Prescrire cesse de nous imposer un seul spécialiste de pharmacovigilance, un seul spécialiste en vaccinologie, une seule liste de médicaments à ne pas prescrire, que Prescrire ne se laisse pas abuser par l'idéologie néo libérale du patient roi, et qu'enfin, last but not least, Prescrire s'ouvre au numérique.  


Notes.
(1) Un vieux copain de lycée et de fac que je n'avais pas vu depuis au moins 20 ans. Déclaration de lien d'intérêt.

Illustration : Spielberg Steven. Rencontres du troisième type. 1977.







jeudi 22 mai 2014

Actualités oncologiques en médecine générale. Annexe au plan cancer (2)


J'avais posté un billet en attendant de commenter le plan cancer (ICI), billet que je n'ai toujours pas écrit.
Mais la réalité ne cesse de me rattraper.
Ne croyez pas que je fasse une fixation sur les oncologues et les médecins s'occupant du cancer mais je crois quand même qu'ils méritent qu'on leur rappelle ce qu'est la vraie vie.

Cas onco 005. Histoire de consultation 168
Madame A, 94 ans, a fini par dire que son sein coulait. Elle a une tumeur du sein qui a été authentifiée par une mammographie puis par une biopsie. (En tant que médecin traitant je ne m'étais méfié de rien car il n'y avait aucun antécédent de cancer du sein dans cette famille ni chez les descendantes et, d'ailleurs, je ne palpe pas les seins des femmes âgées). Cette patiente habite à 30 kilomètres du cabinet mais j'étais resté son médecin traitant (elle est hypertendue et diabétique non insulino-dépendante plutôt bien équilibrée). Je lui ai conseillé de s'organiser sur place et lui ai donné le nom d'un chirurgien que je connaissais vaguement dans la ville où elle habite désormais. Mais la patiente avait pris sa décision : on ne me fera rien, pas de chirurgie, pas de rayons, pas de chimio. Le chirurgien s'est montré très déçu de ne pouvoir l'opérer, il proposait une mammectomie, très déçu de ne pouvoir programmer de radiothérapie, très déçu de ne pouvoir lui proposer une chimiothérapie, il ne m'a pas écrit de courrier, il a été si déçu qu'il l'a laissée repartir comme ça en lui demandant de me recontacter. Au petit hôpital de la ville où elle habite, un oncologue consulte deux fois par semaine. Sa fille a obtenu un rendez-vous rapide et, avant d'aller le voir, la patiente est venue consulter à mon cabinet. Le bilan d'extension avait déjà été programmé et semble rassurant (semble car je n'ai reçu aucune nouvelle). Elle est ferme sur ses positions : elle ne veut pas être traitée. Après examen de son sein, je lui propose ceci : une simple tumorectomie pour éviter les complications cutanées et basta. Elle est d'accord. J'écris une lettre pour l'oncologue en ce sens. La patiente de 94 ans a gardé sa vivacité d'esprit en plaisantant sur le fait qu'elle a rendez-vous avec un oncologue, pas un cancerologue, qu'elle n'avait donc pas un cancer mais un onco... Je suis préoccupé car je ne vais pas gérer la suite, l'éloignement, et aucun des médecins généralistes contactés sur son nouveau lieu de résidence ne prend de nouveaux patients. Et il est vrai qu'il n'y a rien d'excitant à avoir comme nouvelle malade une femme de cet âge présentant un cancer du sein chez qui il sera nécessaire, sans doute, de faire des visites à domicile, d'organiser des soins à domicile (elle veut mourir chez sa fille, a-t-elle exprimé clairement) et / ou de travailler en coopération avec l'hôpital.

Cas onco 006. Histoire de consultation 169
Monsieur B, 74 ans, a un cancer du poumon. Un anaplasique à petites cellules. Il arrive d'Algérie pour habiter chez sa fille le temps de quelques examens. L'hospitalisation programmée confirme le diagnostic et précise l'extension : métastases un peu partout. Le médecin traitant de la fille, soit le docteurdu16, est mis au courant de l'affaire et se rend au domicile non sans avoir été informé préalablement de ce qui a été dit au patient et à la famille (l'information vient de la fille, pas de l'hôpital, vous m'avez compris). Le malade ne sait pas que son cancer est mortel, le malade ne sait pas qu'il a des métastases et le malade ne sait pas qu'il va mourir. La femme du malade qui est restée en Algérie n'est au courant de rien. Point important : le patient ne souffre pas. Point ultime : il veut retourner chez lui. Eh bien les pneumo-oncologues de l'hôpital n'ont pas perdu de temps : ils lui ont collé la première cure de chimiothérapie. D'après la fille, ils ont dit : "Nous ne le guérirons pas mais nous allons augmenter on espérance de vie." Où est le respect du patient ? Où est l'information honnête ? Où est l'intérêt du patient ? J'ajoute que le patient a travaillé 35 ans en France, qu'il parle parfaitement le français. Elle est où cette putain de consultation d'annonce ?

Pour les étudiants en mal de thèse ces deux cas pourraient leur permettre d'écrire deux ou trois trucs qui touchent aux fondements de la médecine et du soin. Je vous laisse développer les thèmes.

Illustration : Philip Roth: Patrimony (1991).

jeudi 15 mai 2014

Certificats pour la crèche.


Madame A n'est pas contente et tente de s'infiltrer entre deux consultations (sans rendez-vous).
Elle veut un certificat pour que sa fille entre à la crèche. "Et comme je la connais..."
Elle a raison Madame A : Je connais sa fille, je la vaccine (ça c'est pour Infovac), je l'examine (ça, c'est pour la Société Française de Pédiatrie, la copine de GSK qui est aussi la copine de Coco la Saumure, alias Robert Cohen, le pédiatre le plus intègre de la terre avec ses airs de papa gâteau qui a toujours raison et qui, à force de faire de la santé publique avec Sanofi Pasteur, GSK et autres, est devenu le parangon de vertu que nous connaissons tous), je ne lui prescris pas de lait de croissance (ça, c'est pour l'industrie laitière), je l'examine même quand elle est malade (ça, c'est pour les pédiatres du coin à 50 euro la CS), et cetera, est-ce une raison, donc, pour que, avec l'aide de ma secrétaire, je rédige un certificat sur un coin de table, en fait il en faut deux, un pour l'entrée en crèche et l'autre pour la délivrance de paracetamol, je lui donne un rendez-vous, que je la fasse payer et qu'elle ne soit pas remboursée car, stricto sensu, ce n'est pas une consultation remboursable, donc, que je la fasse payer et qu'elle soit remboursée ?


Le certificat d'entrée en crèche. Qu'est-ce que c'est que cette histoiree ? De quel droit demandent-ils ça ? Pour quelle raison administrative sans queue ni tête ?
"Je, soussigné, docteur en médecine, certifie que l'enfant B, né le..., ne présente pas de contre-indication cliniquement apparente à fréquenter la crèche collective..."
De quoi parle-t-on ? S'agit-il d'un certificat de bonnes moeurs ? L'enfant présente-t-il une infection chronique transmissible ? L'enfant présente-t-il une anomalie génétique contagieuse ? Babille-t-il des gros mots ? Se met-il les doigts dans le nez de façon inconsidérée ? A-t-il trop de gaz ?
Ce n'est pas cela ? 
Ce certificat ne sert à rien. Il faudrait donc savoir s'il fait partie d'une obligation du Code de la santé publique. C'est compliqué et, de toutes les manières, non médical, voir ICI : en gros le certificat n'est pas prévu dans les textes pas plus qu'il n'est prévu pour l'entrée en maternelle ou à l'école élémentaire (1).

J'en profite pour "régler" le problème des absences à la crèche (mais il semblerait qu'il y eût des règlements "locaux" qui fassent disparaître le délai de carence) : Absences de moins de 4 jours : pas de certificat exigé  (la production d'un certificat médical n'exonère pas la famille du paiement de la crèche (délai de carence de 3 jours appliqué)). Absence d'au moins 4 jours : la production d'un certificat médical exonère la famille du paiement (Lettre circulaire Cnaf n°2011-105 du 29 juin 2011) (ICI).

Le certificat du médecin pour prescriptions courantes (en l'occurrence la prescription de paracetamol).
Voyons d'abord l'ambiguïté des textes. 
Dans le cas d’un médicament prescrit, lorsque son mode de
prise ne présente pas de difficultés particulières ni de nécessité
d’apprentissage et lorsque le médecin n’a pas prescrit
l’intervention d’un auxiliaire médical, l’aide à la prise du médicament
est considérée comme un acte de la vie courante.
Ainsi, l’autorisation des parents, accompagnée de l’ordonnance
médicale prescrivant le traitement, suffit à permettre
aux assistantes maternelles d’administrer les médicaments
requis aux enfants qu’elles gardent.
Article L. 4161-1 du Code de la santé publique ; avis du Conseil d’État
du 9 mars 1999 ; circulaire DGS/PS3/DAS n° 99-320 du 4 juin 1999
relative à la distribution de médicaments
Et tentons de contextualiser.
On demande au médecin d'autoriser l'absorption de paracetamol à un enfant par le personnel de la crèche ou par l'assistante maternelle en cas de fièvre supérieure à, c'est selon, 38° ou 38°5.


A quoi cela sert-il ?
N'importe quel parent peut "donner" du paracetamol à son enfant. il s'agit d'un geste de la vie courante. Donc, qu'est-ce que la société civile craint si un personnel de la crèche ou une assistante maternelle font la même chose que les parents ? S'il s'agit d'une allergie au paracetamol, nul doute, que la précaution est élémentaire et justifiée. Mais dans les autres cas ? De nombreux bons auteurs ont souligné que respecter la température corporelle d'un enfant n'était pas si mauvais que cela. Les parents vous diront qu'il nous arrive de recommander, par téléphone, la prise de paracetamol, c'est vrai, mais c'est aussi après que les parents nous ont décrit une situation clinique... Est-ce encourager le tout paracetamol ?

Je voudrais souligner la raison essentielle pour laquelle j'ai écrit ce billet : une de mes patientes travaillant en crèche m'a posé benoîtement la question suivante : "Combien de degrés ajoute-t-on quand on prend la température sous le bras ?" Eh oui, l'histoire de la médecine moderne a été écrite avec la prise de la température rectale, maintenant, on fait des approximations à la va comme je te pousse, on dit un demi degré ou un degré selon les endroits, et on connaît toutes les bonnes raisons de ne plus prendre la température rectale (hygiène, plaie de l'anus, et cetera), sans compter le doigt mouillé... J'ajoute bien entendu que la prise de la température auriculaire est une mascarade. J'ajoute encore que l'on ne parle pas de l'ibuprofène largement utilisé par les familles et les services d'urgence en pédiatrie. Quelqu'un aurait-il une idée de la raison ou serait-il moins sûr qu'on ne le dit ?

Une bonne nouvelle : les enfants atteints de varicelle ou de gastro-entérite sont désormais accueillis en crèche. Mon petit doigt me dit que le syndicat des travailleurs en crèche craint pour la santé de ses mandants.

Bons certificats !



Notes :

(1) L’exigence des certificats a été supprimée par l’Éducation
nationale depuis 2009. Seule l’attestation concernant les
vaccinations obligatoires pour la scolarisation est exigée
(carnet de vaccination, copie des pages « vaccination » du
carnet de santé ou certificat médical).
Décret n° 2009-553 du 15 mai 2009 ; rappel des règles dans la note de
service EN n° 2009-160 du 30 octobre 2009

Illustration : LA et ICI


mardi 13 mai 2014

Difficultés professionnelles. Histoire de consultation 167.


Le jeune A, 18 ans, est apprenti boucher.
Cela se passe très bien avec son patron et les employés, il est apprécié. 
Un peu lent mais professionnel. 
Mais il va devoir changer de boucherie. 
A la pause, à 14 heures, ils fument le shit, le patron et les bouchers.
Pas lui. 
Et il ne veut pas essayer.
Et on le lui reproche.
Cela casse l'ambiance.
On le rejette.
C'est pas un petit joint qui va te défoncer...
Cela ne vous rappelle pas quelque chose ?
L'alcool : un petit verre...
Mais tout le monde est gentil avec lui. 
On va lui trouver une autre boucherie.
Où on ne fume pas le shit à la pause.
C'est presque fait.
C'est quand même drôlement khon.

samedi 10 mai 2014

Valeurs et préférences d'une patiente, la conne et la tête de gland.

  
Après qu'un ami twittos me l'a signalé, et on ne dira jamais assez combien les 140 caractères de twitter sont devenus importants pour la diffusion d'informations vraies ou fausses, peu importe, c'est à chacun de voir, je lis le billet de Solène (ICI). Ma lecture est faussée car l'ami twittos a fait un commentaire en proposant l'article.

Merci de lire le billet de Solène.

Maintenant que vous l'avez lu, que vous avez lu les commentaires et qu'éventuellement vous avez lu des tweets de commentaires, nous allons pouvoir en parler.
D'après ce que j'ai compris il y a plusieurs angles d'attaque : je passe sur le côté "tranche de vie", sur le côté "les patients ont bien le droit de dire ce qu'ils pensent", sur le côté "on dit encore du mal des médecins", sur le côté "les malades sont pris pour des demeurés", sur le côté "la critique est bonne mais le ton, le ton...", et cetera. Tout le monde a forcément raison.

Solène, vous avez eu raison d'écrire ce que vous aviez sur le coeur.
Il le fallait certainement pour vous mais aussi pour infomer les autres patients et les médecins qui exercent à l'hôpital ou dans les cliniques, voire dans des cabinets de médecine générale.

Je voulais vous dire ceci : quand je suis sorti de l'hôpital pour m'installer comme médecin généraliste, exactement fin juin 1979, j'en étais à la fois content et mécontent. Mécontent car j'avais raté l'internat de Paris et donc j'étais frustré de ne pas continuer à travailler dans l'Alma Mater au chaud dans les quelques certitudes que m'avaient procurées mes études (il n'était pas question à l'époque de nous inculquer la notion de doute) mais content d'échapper à la hiérarchie, à la vulgarité, au machisme, au népotisme, au je-m'en-foutisme, et, pour tout dire, au mépris du malade, sans compter les propos de salle de garde.

Eh bien, Solène, en lisant votre billet, je constate que, mutadis mutandis, rien n'a changé. Rien du tout.
L'hôpital est resté un machin sans âme, une machine aveugle, un système lourd, une institution faite pour les soignants, pour les administratifs, pour les plombiers, pour les jardiniers, pour les brancardiers, pour big pharma, pas pour les soignés, ces cochons de payants qui ont en plus l'arrogance de ne pas être bien portants et de se plaindre voire de s'organiser en collectifs, mais où, cerise sur le gâteau, les soignants, instruments institutionnels de la déshumanisation des soignés, sont désormais les victimes de leur propre regard déshumanisant puisqu'ils finissent par se manger entre eux avec l'assentiment froid des managers et des partisans de l'assainissement des finances publiques... La gestion privée du public est venue faire un tour par là, mais pire, la gestion des malades comme des animaux en batterie, comme des sujets numérotés, comme des esclaves de la science, comme des facteurs intermédiaires de la bonne conscience sociale, et tout le monde de penser que c'est moderne, que ceux qui sont contre cela sont des vieux réactionnaires de gauche et de droite, que le monde est en marche dans le concert mondialisant de la Grande Révolution Pharmaceutique mondiale passant par des génériques fabriqués en Chine, par des programmes de dépistage du cancer du sein dans des pays où il n'y a pas de quoi manger ou par des campagnes de vaccination dans des pays où il n'y a même pas de savon pour se laver les mains.
Ces grosses structures hospitalières, tout comme l'Education Nationale dont nous parlons souvent sur ce blog, sont des modèles de dysfonctionnement, des modèles d'inutilité fonctionnelle, des modèles de décervélation des acteurs, ce qu'avait si bien décrit Illich en son temps même si ses solutions n'étaient pas à la hauteur de son diagnostic (suppression des hôpitaux et de l'école).
Dans ces machines délirantes qu'avaient décrites par anticipation Gilles Deleuze et Félix Guattari (L'anti Oedipe) il y a donc des hommes et des femmes qui sont entraînés par le mouvement, des hommes et des femmes qui ne sont ni plus beaux ni plus moches que vous et moi, des hommes et des femmes qui se font broyer en broyant parfois les autres, qui participent à un cérémonial sans croyance, à une liturgie de la rentabilité, à un culte sans dieu, à un dogme qui prend l'économie pour la finalité de l'existence, l'homo economicus, des hommes et des femmes qui broient en se broyant et il y en a aussi quelques autres, des hommes et des femmes aussi, qui tentent de jouer en solo la carte de l'indépendance, de l'éloignement, du retrait, de la dissidence, en se comportant comme des humains, toutes choses égales par ailleurs pour ce qui est de la compétence ou de leur efficience, en tentant de protéger leurs patients et en se protégeant eux-mêmes mais qui ne peuvent que rater lamentablement puisque c'est le système qui dirige, un système aveugle, un système dirigé par lui-même, sans théorie du complot, un système 2.0 de l'acceptation passive et de la résignation collective.

La seule question, Solène, qu'il est loisible de se poser : est-ce que votre témoignage va servir à quelque chose ? Est-ce que l'interne, la conne comme vous l'avez appelée, est-ce que l'étudiant, la tête de gland comme vous l'avez baptisé, auront changé après qu'ils vous auront lu ? Mais vous auront-ils lue ?

Solène, permettez-moi de vous le dire, vous avez eu de la chance, vous avez été reçue par deux médecins, un médecin en formation qui vous a dit avec sa tête de gland, non mais, les médecins, écoutez, cela n'arrive pas tous les jours, prenez-en de la graine, "Bonjour, je suis étudiant en médecine, c’est moi qui vais m’occuper de vous aujourd’hui.", et l'autre, la conne qui vous a dit "Bonjour madame, je suis l’interne.", vous avez donc eu la chance d'être examinés par des médecins polis qui se sont présentés, on vous a même expliqué ce que l'on allait rechercher et ce qu'il était possible de faire comme constatation, vous avez eu de la chance de voir deux médecins et un échographe et un médecin qui a su lire sur l'écran et vous donner le diagnostic...

Certains ont été choqués par le ton (1) de votre billet mais on me dit que c'est le ton actuel, c'est comme cela, tout le monde parle (et écrit) comme cela, de nos jours, donc, vous avez été mal reçue mais vous, dans votre tête, vous les avez aussi mal reçus, les deux médecins, votre empathie n'a pas été à la hauteur de celle que vous attendiez d'eux, mais peut-être le sentaient-ils, non, je ne pardonne pas l'attitude stéréotypée de ces médecins institutionnels, mais, ce qui est amusant, c'est que vos commentaires, ceux que vous écrivez pour réagir aux commentaires de votre billet, eh bien, ils sont polis, bien écrits, sans gros mots...

Vous avez été choquée par le fait que la conne ait fait sortir Monsieur (mon homme) sans vous demander votre avis et sans lui demander le sien mais il me semble que c'est une coutume française que de faire sortir la famille lorsque l'on réalise des actes médicaux. Vous avez sans doute pensé que vous étiez la participante en vrai d'un feuilleton américain (Urgences, Grey Anatomy ou, mon favori, Doctor House) où la famille a le droit ou presque de tout voir. Il est amusant de constater que s'il s'était agi d'un accouchement on aurait intimé l'ordre au Monsieur de rester... (2)

Enfin, il y a le problème de l'annonce : "Bon, il y a une poche, mais elle est vide." Attention, on entre dans le tragique : quoi de plus horrible que d'entendre une phrase pareille alors que vous, Solène, aviez fantasmé grave (vous le dites plus loin : je l’ai vu courir dans le jardin, avoir du chocolat partout autour de la bouche, me regarder faire des gâteaux, sourire, dire ses premiers mots, faire ses premiers pas…) mais comment vouliez-vous que la conne vous l'annonçât ? Comment dire les choses autrement que ce qu'elles sont ? Il est vrai que la conne vous dit : "Ne pleurez pas madame, vous savez on ne l’a même pas vu à l’écho alors c’est comme s’il n’avait même jamais existé !".  Solène, vous étiez enceinte de six semaines. Ce que dit l'interne (arrêtons ces niaiseries, cette interne est aussi un être humain, elle lit peut-être Sandor Maraï ou Anaïs Nin, ou Philip Roth et Maurice Blanchot, elle a aussi un coeur, un uterus, que sais-je?) est frappé sur le coin du bon sens et fait aussi, à l'impossible nul n'est tenu, super post freudien à la mode. L'argument utilisé par l'interne est d'ailleurs fort, nul doute que nous n'hésiterions pas à le réutiliser en d'autres circonstances... Solène, vous trouvez pourtant que ces propos sont stupides. Pas tant que cela. Cette interne est formatée, elle peut, dans la même journée aux urgences, faire des échographies et dire que le bébé bouge, que le coeur du foetus bat, que la poche est vide ou... que le bébé est mort. Elle est confrontée, cette jeune femme que vous ne décrivez pas, aux fausses couches spontanées comme aux demandes d'interruption de grossesse... 

En vous lisant Solène, tous les médecins sont des cons ou des connes, l'externe, l'interne et l'hôpital, ça pue la mort et le désinfectant.
Solène, vous voudriez des médecins empathiques, des médecins qui vous connaissent avant même que de vous avoir vue, des médecins qui ne travailleraient pas dans des structures moches, qui sentent mauvais et... remplis de malades.
Vous avez raison : l'impression que vous avez eue de ces médecins formatés à l'inhumanité institutionnelle, n'est pas usurpée, nous qui avons fréquenté ces structures, qui en sommes sortis, nous y avons été confrontés, et, pour nombre d'entre nous, contraints ou forcés ou de notre propre gré, nous en avons fui. 
Il est clair que ce n'est pas à vous de faire la part entre ce qui revient à l'institution bicéphale elle-même, à la fois l'hôpital et la faculté de médecine, à la formation des médecins, à leur éducation, à leurs conceptions de la vie, à leurs préjugés, à leurs réflexions en amont sur la vie, à leurs lectures, à leurs capacités d'auto analyse, à leur ego, à leurs croyances, à leurs contre transfert, à l'image qu'ils veulent donner d'eux, à l'état de leurs courbes de vie intérieures, à leurs positionnements par rapport à leurs désirs d'enfants ou de grossesse -- pour la conne (i.e. l'interne), leurs conditions de naissance (non, je n'exagère pas, cela peut jouer),...
Ce que je veux vous dire, Solène, c'est que la situation que vous décrivez, et sans nul doute avec beaucoup d'exactitude, elle ne m'étonne pas.

Une note d'espoir ? Il est possible d'apprendre à annoncer, non parce qu'il existe des procédures désormais institutionnalisées, protocolisées, les fameuses consultations d'annonce, dont on me dit qu'elles vont être étendues à nombre de situations cliniques banales, l'annonce d'un cor au pied, mais parce que les jeunes médecins que vous avez vus, celui que j'étais avant ma sortie de l'hôpital (et j'ai honte de dire combien je ne savais rien à cette époque et, plus encore, que je ne savais pas qu'il pouvait y avoir des problèmes de ce type), ils vont apprendre, ils vont s'aguerrir, ils vont apprendre les vraies choses de la vie (et de la mort), tout seuls, en lisant des livres ou grâce au compagnonnage.

Voilà, Solène, je suis tellement content que les patient(e)s s'expriment, surtout quand ils disent du mal de l'institution hospitalière (je plaisante), qu'ils continuent à le faire pour, comme on dit aujourd'hui dans le langage énarchien convenu, bouger les lignes. Qu'ils parlent, qu'ils écrivent. Je ne sais si cela changera d'un iota la situation actuelle (dont mes collègues hospitaliers ne cessent de me dire qu'elle se dégrade de plus en plus) mais au moins les réactions passionnées que nous avons lues ici ou là pourraient faire avancer les choses dans le sens de la compréhension mutuelle (non, je ne suis pas converti au sentimentalisme ou au lyrisme). Que le corps médical (pas d'infirmières, pas d'aide-soignants, pas de secrétaires dans ce billet : Solène, voudriez-vous les exonérer de ce fiasco total ?) ne s'illusionne pas trop sur son rôle réel et sur sa perception en général dans le public et que les patients n'en demandent pas trop au système de santé qui, tel la plus belle fille du monde (mais personne, à part Patrick Pelloux, ne croit que les urgences françaises sont les plus belles du monde), ne peut que donner que ce qu'il a, c'est à dire de la sueur, des larmes, des joies aussi mais également des odeurs d'antiseptique et de choux farcis.

J'espère avoir compris une infime partie de vos valeurs et de vos préférences.





Notes

(1) Solène, vous faites sans doute partie des jeunes femmes qui pensent que la meilleure façon de s'émanciper du patriarcat et du machisme ambiant, c'est de parler comme un charretier, comme un mec qui regarde le foot à la télé en buvant des bières et en grignotant une pizza en se grattant les poils de torse (ou d'ailleurs), d'écrire putain à tous les coins de phrase, de traiter les gens de con, de conne ou de connasse à tout bout de clavier (je rappelle ici que putain, con et conne son dérivé ou connasse son super dérivé (au masculin : connard), sont des insultes qui désignent à la vindicte publique des femmes ou des organes de femmes, mais passons...). Ainsi Solène, voulez-vous nous épater en écrivant de façon ordurière pour dire avec emphase "Moi, on ne me la fait pas... je suis émancipée... J'ai le droit de parler comme je veux, je peux échapper aux convenances, faire un pas de côté pour m'extraire de la bien-pensance qui assigne aux femmes, fussent-elles féministes et libérées, une attitude correcte..." Dont acte. Chomski a écrit quelque part qu'utiliser les mots de l'adversaire c'est lui donner une légitimité qu'il ne mérite pas. J'ajouterai ceci : si être émancipée (et chacun a les droit de faire ce qu'il veut, veut, comme dit la chanson) c'est, pour une femme, se mettre dans la peau des hommes que je déteste (les beaufs, les kékés, les jackie), c'est à dire écrire comme ils parlent, je jette l'éponge.

(2) La conne (alias l'interne) a exigé sans demander, ce qui peut paraître un abus de pouvoir. Mais on peut envisager ceci : le corps d'une femme a une signification complexe, et même dans l'esprit de la conne (certes influencé de façon pavlovienne par l'institution bicéphale, le corps de la femme, fût-il sur médicalisé ou, comme dirait Marc Girard, simplement médicalisé), n'est pas un objet, pas plus que son uterus n'est pas une couveuse naturelle, est une machine à fantasmes et le Monsieur pourrait en avoir une idée différente que celui de l'idée médicalisée... S'agit-il de pudeur de la part de la conne ou d'impudeur de la part de Solène ? Le thème de l'homme qui doit assister à l'accouchement pour montrer son implication a déjà été discuté de nombreuses fois sur des blogs (dont ICI) ou sur des forums. Dans le cas précis il s'agit d'un acte médical avec une sonde dans le vagin et il est possible que la conne (voyez Solène comment parler vrai rend parfois le discours ridicule) n'assume pas ce qu'elle va peut-être découvrir et pense ne pas pouvoir se dépatouiller avec ce qu'il faudra dire ou, plutôt comment réagir (en tant que médecin conne, en tant que femme, en tant que futur mère ou déjà mère, et cetera) avec les réactions de la patiente et de son compagnon, ami, futur père ou futur ex père, quand la mauvaise nouvelle sera annoncée. De façon plus générale les actes médicaux ou les consultations sont le plus souvent, mais pas à l'hôpital, il faut en convenir, des actes singuliers et le déshabillage dans une salle d'examen est un acte violent qui n'a rien à voir avec le déshabillage dans une salle de bain ou dans une chambre à coucher cela devient, sans préparation, un acte collectif avec la patiente, la médecin (la conne) et l'étudiant médecin (le connard ou la tête de gland). Le médecin devrait théoriquement, et des affaires récentes nous ont montré le contraire, faire la part entre le corps médical de la patiente, son corps érotique et son corps sexuel (pour les différences, on me dit dans l'oreillette qu'une thèse est en cours de rédaction...), et itou pour le Monsieur. Imagine-t-on, donc, Monsieur venant se faire examiner les roucous, se faire mettre un doigt dans l'anus ou une sonde d'échographie pour évaluer sa prostate, pendant que Madame, sur injonction de la bien pensance machiste, doit assister à l'examen, pour être là ? Solène, qui est une femme libérée, n'imagine même pas que Monsieur (mon homme) puisse être gêné de voir sa femme, petite amie, compagne, maîtresse, copine,  en position gynécologique, une sonde dans le vagin et angoissée à l'idée que le saignement soit signe de mort foetale...