mercredi 19 octobre 2011

Une histoire complexe de médecine générale - Histoire de consultation 99.


Monsieur A, 51 ans, vient me consulter pour la première fois. Il a besoin d'une prolongation, commence-t-il par me dire, ce n'est jamais un bon début selon moi, mais, bon, il ne faut pas être borné ou rigide, je l'écoute.
(Situation 1 de médecine générale : le malade dit la vérité, à savoir qu'il n'est pas malade, pour obtenir un arrêt de travail ; en général il continue en disant : J'aurais pu faire semblant d'avoir la grippe mais voyez comme je suis honnête, accordez-moi l'affaire puisque je ne vous reverrai jamais)
Il a mal au coude droit et il a mal à l'épaule droite. Jusque là, je baille.
Puis il avance : il ne peut plus travailler tant il a mal et, hier, sur chaîne, il a pété les plombs, ce qui l'a conduit à l'infirmerie puis dans le bureau du médecin du travail.
Je lui demande où est son médecin traitant : J'avais un médecin traitant à M, mais comme j'ai divorcé et que je suis allé m'installer à N, je ne savais plus où aller, et d'ailleurs, le docteur D, il ne me comprenait pas.
(Situation 2 de médecine générale : le malade qui change de médecin parce qu'il n'en est pas content)
"C'est Madame B qui m'a dit de venir chez vous."
(Situation 3 de médecine générale : la recommandation par un (e) patient(e) de la patientèle)
Puis il me tend la lettre du médecin du travail adressé au médecin traitant (que je ne suis pas).
Et je lis la lettre (manuscrite).
Le médecin du travail de cette grande entreprise me raconte l'histoire suivante : Monsieur A devrait être arrêté car il présente une tendinopathie de l'épaule liée à un travail répétitif sur chaîne ; elle ajoute que Monsieur A, qu'elle connaît bien, a traversé de gros problèmes familiaux et financiers, ce qui fait qu'il est sur les nerfs, ce qui explique qu'il a craqué hier, et que, donc, il vaudrait mieux que je l'arrête. Une bonne quinzaine, ajoute-t-elle.
Le malade est donc venu pour obtenir un arrêt de travail qui a été prescrit par le médecin du travail.
Allons plus loin : le malade m'explique qu'il travaille sur une machine dont les ergonomes (il a prononcé le mot sans hésiter) ont estimé en février, me dit-il, qu'elle devait être modifiée. Et elle sera modifiée le 24 octobre. Il me demande donc un arrêt jusqu'au 23 inclus.
(Situation 4 de médecine générale : c'est un tiers qui demande un arrêt de travail au médecin généraliste, ce même tiers qui affirme par ailleurs que les médecins généralistes exagèrent avec les arrêts de travail)
Monsieur A n'a mal, selon lui, que lorsqu'il travaille. Il me montre sa position avec la fameuse machine et la position qu'il aura avec la nouvelle.
Mais le malade n'est pas content car il trouve que la médecin du travail charrie en prétendant que son pétage de plomb est lié à ses problèmes extra professionnels. Il dit simplement que c'est l'usine qui est à l'origine de tout cela, pas son divorce, pas ses difficultés financières.

Arrêtons-nous sur ce point de vue car il entraîne des questions pratiques en cascade.
  1. Est-il possible de croire un patient sur sa bonne tête parce que ses arguments sont plausibles ?
  2. Faut-il considérer que le pétage de plomb est une réaction normale à une situation anormale ou qu'il s'agit d'une réaction anormale à un banal conflit du travail ?
  3. Le médecin du travail est-il un simple agent patronal (il est payé par le patron) ou peut-il avoir une attitude neutre ?
  4. Faut-il que le médecin du travail soit au courant des problèmes conjugaux et financiers de ce patient et en fassent état dans un courrier, ce qui n'augure pas bien du secret professionnel ?
  5. Quelle est la signification de la prescription d'un arrêt de travail ?
Ces questions entraînent des questions théoriques :
  1. La neutralité demandée au médecin généraliste dans sa relation médecin malade est-elle une donnée médicale, juridique, éthique ou analytique (freudienne) ?
  2. Quel est le véritable statut du médecin généraliste : libéral, "salarié" de la CPAM, avocat de son patient, client de son patient ?
  3. Faut-il médicaliser les conflits du travail ?
  4. Faut-il que le médecin généraliste prescrive des médicaments dont l'origine de la prescription provient des conditions de travail ?
  5. Le médecin généraliste doit-il intérioriser et les injonctions de la CPAM et les injonctions du monde du travail qui vont souvent de pair ?
Ainsi, en toute logique, Monsieur A devrait reprendre son travail le 24 octobre mais il n'est pas certain que la médecin du travail accepte.
Une autre chose me paraît surprenante : ni le médecin traitant ni la médecin du travail n'ont fait une déclaration de maladie professionnelle (tableau 57).
Je ne sais pas si je reverrai ce patient.
Mais cela vaudrait le coup...

(Crédit : AlloCiné)

3 commentaires:

Dr Sangsue a dit…

Je suis tout à fait d'accord sur cette analyse détaillée concernant ce cas médical.



En l'espèce, je pense que ce patient est plutôt atteint d'un état dépressif, lié à sa vie personnelle, situation qu'il ne veut pas admettre (d'où son "pétage de plomb"), et reporte, de façon inconsciente, la cause sur sa vie professionnelle en prenant, inconsciemment, une tendinite comme prétexte. La maladie, c'est comme un deuil, il faut faire son deuil, sinon on est dans la dénégation et la démarche thérapeutique devient très réduite. Parfois, il suffit de savoir attendre que la situation mûrisse.

Pour ce qui est du comportement du médecin du travail, Je ne pense pas que, celui-ci, ait enfreint les règles du secret professionnel.

L’extrait d'un article donne des éclaircissement sur ce sujet épineux.

"Un employeur accuse publiquement le médecin du travail de violation du secret
Professionnel pour avoir transmis les éléments nécessaires à la reconnaissance en maladie
Professionnelle d'une dépression en lien avec l'organisation du travail et avoir évoqué lors des débats
en CHSCT cette maladie professionnelle reconnue, alors même que la situation revêtait un caractère
d'urgence, dans la mesure où quatre dépressions graves avec passage à l'acte s'étaient déjà révélées
dans le même établissement. Le Conseil départemental de l'ordre des médecins a, dans cette affaire,
confirmé que le médecin du travail n'avait pas porté atteinte au secret médical".

http://www.comprendre-agir.org/images/fichier-dyn/doc/2006/secret_professionnel_medecine_du_travail_smt.pdf

Ce patient reviendra-il, en consultation ? Peut-être si l'on accepte qu'il nie sa pathologie psychique, ce qu'à fait, apparemment, le médecin du travail. A mon avis de nouveaux arrêts de travail sont à prévoir ; le malade acceptera-t-il une, éventuelle pathologie psy ? Mais Je peux me tromper sur toute la ligne dans mon analyse.

JC GRANGE a dit…

@ Sangsue
Je vous remercie pour ce commentaire.
Deux points :
Je suis en désaccord avec vous sur l'interprétation du pétage de plomb (et il est possible que cela soit dû à ma connaissance du dossier) : je crois, au contraire, que la médecin du travail a argué de ce problème privé pour nier le problème professionnel, à savoir le changement de machine. Il n'est pas besoin de faire intervenir le domaine privé (sans nier les interactions très fortes entre les deux domaines) pour dire que l'entreprise, depuis le mois de février (nous sommes en octobre) a traîné pour changer l'ergonomie du poste. Une façon de médicaliser les conflits du travail est aussi une façon de détourner l'attention du fait principal : l'organisation du travail.
Enfin, pour ce qui est du secret médical, ma formulation était peut-être ambiguë : je ne reproche pas au médecin du travail d'avoir écrit cette lettre (même si je ne suis pas d'accord, chacun son point de vue), je lui reproche d'avoir diffusé insidieusement ces informations sur la hiérarchie : le poste de travail, peut-être, le divorce, OUI.
Mais l'affaire n'est pas terminée (à condition que je revoie le patient ou que la patiente qui me l'a adressé parle).
Merci encore.

CMT a dit…

Par rapport au travail la société évolue vers un partage de plus en plus tranché, un cloisonnement de plus en plus étanche entre trois catégories de personnes.
La première catégorie est celles des « maîtres du monde », rentiers, PDGs de multinationales, dynasties familiales ou autres qui n’ont pas besoin de travailler pour très bien vivre. Dans cette catégorie l’argent et le champagne coule à flots, le travail est tout au plus un moyen d’accroître sa sphère d’influence, la seule loi c’est no limits et si on n’a pas sa Rolex et sa Ferrari à 25 ans, payés par papa-maman, c’est vraiment qu’on a raté sa vie (entre parenthèses j’ai entendu dire que la France serait le pays qui compterait le plus grand nombre de millionnaires en Europe ?).
A côté des maîtres du monde il y a le « reste du monde », ceux qui doivent travailler pour vivre qui se divisent eux-mêmes en deux catégories : ceux qui ont un travail et ceux qui sont exclus du travail, les exclus. La dernière catégorie ne cesse de croître au rythme des crises financières et une fois qu’on est passé de la première à la deuxième catégorie il n’y a plus guère d’espoir de retour. La solution imposée par les politiques c’est de faire travailler plus ceux qui travaillent car il faut 1- dans le privé accroître la compétitivité, 2- dans le public réduire les dépenses. Et donc nous avons toujours deux catégories, d’une part ceux qui s’épuisent de plus en plus au travail, d’autre part ceux qui souffrent de ne pas en avoir, toujours plus nombreux.
Pour assurer la transmission verticale des politiques productivistes il existe une interphase de managers nouvelle mouture, formés à bonne école qui croient qu’une équipe est un agrégat transitoire d’unités de production interchangeables. pour ces managers, les mots solidarité, esprit d’équipe, relation de confiance sont tellement hors de portée de leur capacité de compréhension qu’ils ne les connaissent pas et sont persuadés que ce sont de gros mots ("la solidarité, ça va un moment" ai-je entendu très récemment de la bouche d’une petite chef agacée qui voulait nous voir exprimer nos ambitions individuelles, se fichant totalement, au passage que cette solidarité soit ce qui nous permette d’accomplir un travail correct malgré la pression, puisque dans le cadre de cette stratégie managériale, l’accomplissement des tâches est un objectif secondaire et doit être subordonné à l’objectif principal qui est l’acceptation de cette nouvelle organisation managériale). Pour ces managers les équipes ce sont ces agrégats transitoires d’unités de production qui, dans l’idéal de leur stratégie managériale doivent être chacune en compétition avec les autres.
Ceux qui travaillent se trouvent ainsi coincés entre deux perspectives tout aussi effrayantes. D’un côté se soumettre à cette pression toujours croissante et se mettre en compétition avec leurs collègues de travail dans un milieu où la seule règle admise serait celle de l’arbitraire au nom de la productivité, ou, de l’autre, ne pas se soumettre mais risquer d’être rejeté hors de la catégorie de ceux qui travaillent vers celle des exclus de manière probablement définitive.

Je ne dis pas que c’est toujours le cas mais de plus en plus, je pense, l’arrêt de travail constituera une soupape, la seule qui reste à beaucoup de salariés, et un acte de médecine préventive visant à protéger la santé de ceux qui travaillent.