mardi 28 janvier 2020

La paix avec les morts. Rithy Panh et Christophe Bataille.



Le génocide cambodgien a ceci de particulier qu'il s'agit d'un génocide "pur".

Pas, à ma connaissance, de contexte racial (Shoah, Rwanda) ou religieux (Arménie, Shoah, Rwanda, ex Yougoslavie).

Le génocide cambodgien se situe-t-il dans un contexte purement politique ?

Peut-on dire que la politique est ici un prétexte anthropologique pour la réalisation par des humains de crimes de masse ?

Est-ce que les crimes de masse sont une constante anthropologique plus que sociologique ou politique ?

La paix avec les morts, c'est l'aboutissement de la longue quête de Rithy Panh pour établir la vérité de la réalité des massacres. Mais c'est plus que cela : c'est un combat contre le négationnisme.

"L'entrée du négationnisme, ce n'est pas le doute, ce n'est pas le mensonge, ce n'est pas l'ignorance : c'est l'abstraction" écrit Rithy Panh. Et encore : "La négation du crime de masse, ce n'est pas dire d'emblée : le crime n'a pas existé. C'est s'éloigner."

Des idéologues non Khmers ont toujours tenté de déplacer la culpabilité du peuple Khmer, mais il faudrait dire plus précisément le peuple Khmer rouge, vers la politique extérieure. C'est pas moi, c'est les autres : les Américains, les Vietnamiens, les Français, les Chinois.

Rithy Panh vient chercher la vérité des tueurs.

Il recherche aussi l'intention des tueurs.

La déportation depuis Phnom Penh vers les campagnes de 1,9 millions de personnes par les hommes en noir, quelle était la vraie intention ?

L'autre caractéristique du génocide cambodgien (mais ce fut aussi le cas ailleurs) c'est le caractère local, domestique des massacres. Rithy Panh retourne dans les villages où sa famille a été déportée depuis Phnom Penh (la ville a été vidée en quarante-huit heures), dans les villages où des paysans sont devenus Khmers rouges mais surtout des massacreurs, des tueurs, des égorgeurs. Où désormais les bourreaux, les familles des bourreaux et les familles des victimes se côtoient.

Rithy Panh nous promène dans les champs et nous montre les ossements, les traces des crânes, les crânes eux-mêmes... Ceux-là mêmes que Chomsky ou Badiou ne veulent pas voir ou refusent de voir (ou en minimisent le nombre) en ayant évité de mettre les pieds au Cambodge. On se rappelle la fameuse phrase des maoïstes à propos de la révolution culturelle et ses 50 millions de morts : "On ne peut pas faire d'omelettes sans casser des oeufs." Et la réponse de Simon Leys : "Les maoïstes ont cassé des oeufs sans faire d'omelette..."

Rithy Panh a décidé de décrire les bourreaux, de les interroger, de les filmer, il a eu le courage et la lucidité de se confronter à eux. Non seulement les paysans tueurs mais aussi les chefs, dont le monstre Duch, dirigeant le camp de torture et d'extermination S21. Dans un livre précédent Rithy Panh raconte que Duch, formé en France comme nombre d'intellectuels Khmers rouges, lisait Lamartine en entendant le fracassement des crânes de nourrissons sur le mur mitoyen.




"J'ai rencontré tant d'interrogateurs, et il m'a toujours semblé qu'ils avaient des mains épaisses, des doigts presque carrés. Est-ce à force de frapper, d'arracher des ongles ou d'y introduire des aiguilles à petits coups de maillets ? Est-ce de ne jamais refuser les ordres ? Il faut les imaginer, à seize ans, chaque nuit à cette tâche atroce."

Rithy Panh a pris à rebours l'idée orwellienne, juste sans doute dans le contexte du combat politique ordinaire, qu'il ne faut pas connaître physiquement ses ennemis pour ne pas influencer notre jugement en leur trouvant des qualités humaines. Ici, c'est l'inverse, Panh veut les connaître physiquement pour leur rendre leur humanité et pouvoir parler de leurs crimes d'humains. Ce sont à la fois des monstres et des non monstres.

Duch à Rithy Panh : "Vous auriez fait un très bon directeur de S21 !" "Et, écrit Rithy Panh, il rit, rit encore. Je crois que personne ne voudrait vivre en lui."

Il combat la négation qui consistait à l'époque à torturer, à exiger des aveux écrits et à éliminer les "coupables" pour qu'ils disparaissent. A débaptiser les humains pour les détruire.

Il raconte sa famille. Sans pathos. Il raconte son père, sa mère, ses frères et soeurs. La peur. Il cite Conrad : "La peur reste toujours. Un homme peut tout détruire en lui, l'amour, la haine, la foi et même le doute, mais aussi longtemps qu'il s'accroche à la vie, il ne pourra détruire la peur."

Les dernières phrases : "Puis je place les os dans une urne -- un petit coffre de bois orné. Demain, nous les rapporterons au village."

(J'avais déjà écrit sur le livre précédent de Rithy Panh : LA, j'ai écrit ce billet sans le relire).

Il est utile de lire (ou relire) : L'élimination (2012)




3 commentaires:

durand a dit…

Lire la mort est mon métier de Robert Merle.
Ou l'extermination des juifs vu par un SS commandant de camps.
Pas un sadique juste un fonctionnaire de l'horreur.

Daniel corcos a dit…

Il y a toujours dans ces horreurs la certitude d'être dans le vrai parce que d'autres pensent la même chose.

hexdoc a dit…

quand je croise un militant je change de trottoir