mardi 16 juillet 2013

Pour une refondation de la médecine (générale). Réflexion 1.


La médecine générale française en tant que spécialité est au point mort, c'est à dire que les publications sont rares et, le plus souvent, inintéressantes car descriptives et non réflexives sur un corpus qui n'est le plus souvent qu'un dégradé des publications universitaires.
Les autorités s'en moquent et privilégient deux aspects de la médecine éloignés du corpus : la médecine technique et la médecine préventive technique.
Les autorités s'en moquent car elles sont dominées en ce domaine par les experts non généralistes nommés par les autorités (cercle "vertueux" du pouvoir) dont le seul objectif est de garder ses privilèges, ses prébendes et ses titres honorifiques. Elles constatent donc que le nombre de médecins généralistes va diminuer dans les années prochaines. La seule incertitude est la date où les autorités vont s'en rendre compte et faire porter la responsabilité sur les médecins généralistes eux-mêmes.
Les médecins généralistes ont aussi l'air de s'en moquer, les débats portant sur les honoraires, ce qui n'est pas inintéressant, sur la façon de les gagner, encore moins inintéressant, mais quid des fondements théoriques ?
Je rappelle que la médecine générale est une institution sociétale, qu'elle peut disparaître en tant que tel si le contenu de ses interventions devient inutile pour les citoyens non malades et malades. Si la médecine générale peut être pratiquée par des non médecins généralistes, je ne dis pas en théorie mais en pratique dans l'esprit du public : elle est morte.

Refonder la médecine générale semble bien présomptueux.
Surtout si elle émane d'un seul médecin.

Tous les experts de la médecine générale poussent déjà des cris et s'arrêtent de lire.  
Les sociétés savantes de médecine générale ne s'interrogent pas sur le contenu de leur travail mais s'exaspèrent du fait qu'elles ne soient pas reconnues et qu'on ne leur donne pas les moyens de continuer à travailler.
La chapellisation du travail en médecine générale qu'on peut appeler par optimisme la diversité ne favorise pas les choses.

Il me semble que la définition d'un corpus est le préalable.
Tant que la médecine générale ne sera que la déclinaison topographique et non institutionnelle de la médecine académique,
tant que la médecine générale ne s'organisera pas elle-même en spécialité indépendante de la Faculté où n'existent ni les compétences ni les pratiques pour la constituer,
tant que la médecine générale sera inféodée à l'enseignement universitaire non généraliste lui-même inféodé aux pouvoirs publics et à l'industrie,
tant que les politiques publiques ne pourront se reposer sur une pratique théorisée et non fondée uniquement sur le consumériste santéal de la clientèle,
tant qu'une réflexion antérieure sur la place de la médecine générale dans la société ne sera pas menée et que la technicité sera mise en avant et ne pourra mener que dans une impasse,
tant que la Faculté sera liée aux intérêts de l'industrie pharmaceutique, aux marchands de matériel de diagnostic et de traitement, tant que les éléments de préparation au fameux ECN (Examen Classant national) seront influencés par des conférences de consensus d'émanation industrielle,
tant que les médecins généralistes continueront de se former et de se reformer avec l'aide de l'industrie...

C'est pourquoi je propose une Assemblée Constituante qui serait le prélude à un Congrès fondateur. Une Assemblée Constituante qui permettrait de dégager les thèmes de réflexion, de recherche, de praticité, concernant le corpus généraliste avec une réflexion épistémologique préalable, une réflexion sur les liens que la médecine générale peut ou doit entretenir avec les pouvoirs publics, l'industrie et la politique, liens et conflits d'intérêts, participation aux commissions, réunions, colloques qui définissent la politique de Santé Publique.

Cette Assemblée Constituante sera numérique et décentralisée. Comme le futur Congrès de médecine générale.
Je conçois que cette proposition puisse paraître incongrue puisque je n'appartiens à aucune formation académique ou associative ou syndicale mais il est temps, à l'aube de la disparition des médecins généralistes, que nous mourrions "guéris".
je ne fais pas preuve d'angélisme et ne pense pas que la majorité des médecins généralistes soit vertueuse, loin de là.
Mais c'et en analysant les faits les plus récents, les évolutions les plus importantes de ces dernières années qu'il est possible de se rendre compte que c'est une information non spécialiste (il existe parmi les spécialistes des francs-tireurs et des lanceurs d'alerte comme dans le cas du dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA, du dépistage du cancer du sein par mammographie) comme il existe des spécialistes qui ne "croient" pas à la vérité officielle mais, convenons-en, ce sont des médecins généralistes qui ont mené le combat contre les THS, contre les dits anti-Alzheimer, contre le PSA, contre la mammographie, contre le tamiflu, contre la vaccination généralisée contre la grippe, contre la supplémentation en fluor chez le nourrisson, contre les glitazones, et cetera...

Profitons de ces compétences et refondons notre spécialité.
Ce sont nos réflexions et nos publications qui nous feront avoir du poids dans l'enseignement universitaire, ce sont elles qui pourront faire que les cours de Faculté ne soient pas dominés par des patrons arrogants niant la Santé Publique, écrivant leurs cours sous la dictée de l'industrie, se cooptant pour participer aux conférences officielles de consensus où l'incompétence se dispute parfois à la concussion.

Ce n'est pas un manifeste.
C'est une prise de conscience désespérée de notre isolement.

A bientôt (voici la suite LA)

(Illustration : Les États généraux se réunissent le 5 mai 1789 à Versailles, dans la salle de l'hôtel des Menus Plaisirs.)

dimanche 14 juillet 2013

Que peut-il se dire dans un cabinet de médecine générale ? Histoire de consultation 152.


Quand je raconte en privé (en famille ou avec des amis) ce que je dis entendre et ce que je dis dire lors de consultations de médecine générale, mes interlocuteurs poussent des cris. Ce n'est pas possible de raconter sa vie de cette façon, disent-ils à propos des malades, moi, rajoutent-ils, je n'imagine même pas parler de telles choses à mon médecin.
Avec le temps j'ai fini par m'y faire. Mes consultations, c'est mon espace privé, c'est un lieu, en théorie, où les patients devraient se sentir bien, même s'ils sont malades, où ils pourraient s'exprimer sans crainte. Je ne dis rien de ce que disent mes proches, je ne commente pas les commentaires. 
A d'autres moments, en entendant ma famille ou mes amis me raconter ce qu'ils disent que leur médecin leur a dit et/ou conseillé, je suis étonné de l'intimité des propos et des "conseils" donnés par le médecin, non, selon moi, en tant que médecin (il faudra qu'un jour nous éclaircissions la notion de "ce qu'est un médecin" d'un point de vue sociétal et, plus particulièrement un médecin généraliste), mais en tant qu'homme ou femme ayant en théorie une expérience de la vie ou des autres. Mes propos sont vagues parce que je ne sais pas comment définir le type des propos rapportés et probablement tenus par les médecins des membres de ma famille ou de mes amis et me demande comment eux, si prompts  à se moquer des propos de mes patients, peuvent accepter que leurs médecins leur tiennent de tels propos de café du commerce touchant à l'intime.
Sur ce blog, Dr Bill a écrit les commentaires suivants : 
Les propos de m bronner me font penser à une réflexion que je me suis faite il y a longtemps: le cadre de la médecine générale est un théâtre d une incroyable liberté qui échappe à tout controle. 
Et Martine Bronner a répondu ceci que je cite en partie mais que vous pouvez retrouver in extenso ICI :
mais qui peut prescrire des toxiques et en user, peut maîtriser, commander aux rêves...toucher à l'Interdit. Et qui connait l'intime,le corps réel,celui que seul le mari ou la femme peut connaître...sans compter l'autre intimité, celle de l'histoire du corps de ce patient. Même pour se marier, pour ce lien social hautement symbolique, la preuve en est ce qui se passe en ce moment, même là il faut passer chez le généraliste! 
C'est le mystère de la médecine générale. Non ?
Je voudrais également dire ceci qui a un rapport très fort avec cette intimité de la consultation de médecine générale : les médecins ont tendance à trop s'exposer. Ils ont tendance à trop en dire, non pas tant mais aussi, comme on l'a vu plus haut, en prodiguant des conseils plus ou moins éclairés, mais en disant sur eux-mêmes. "Et vous, docteur, vous allez où en vacances ?... Vous avez des enfants ?... Et elle fait quoi, vot'dame ?..." Car le consulté en puissance a besoin de savoir, au delà du diplôme de médecine qu'il sait que vous avez obtenu (mais pas toujours dans quelles conditions), à qui il parle. Mes patients d'origine africaine, qu'il s'agisse du Maghreb ou de l'Afrique sub saharienne, sont habitués à connaître les parents de leur voisins, leurs cousins, leur famille, d'où elle vient, ce qu'elle fait,  à demander de leurs nouvelles en les citant un par un, ce pourquoi les retrouvailles sont parfois longues, mais le futur consulté européen a également besoin de repères s'il parle de sa femme (de son mari), de ses enfants, petits-enfants ou grands-parents : le consultant, quel est son statut de père, de mère, de parents ou d'enfants ou ses préférences sexuelles ? Toby Nathan, l'ethnopsychiatre, rapportait une consultation qu'il avait eue avec un Africain où, après lui avoir posé une question sur sa famille, celui-ci lui avait demandé de façon presque agressive : "De quel droit me poses-tu ces questions ? Je ne te connais pas. Je ne connais pas ton père, ta mère, tes grands-parents, je ne connais pas l'histoire de ta famille, ce que font tes enfants, quel métier ils exercent et toi, comme cela tu me poses des questions sur ma femme. Mais de quel droit ? "
La médecine occidentale touche à l'intime, je ne parle pas seulement du toucher, du palper mais de l'intime cérébral, la vie amoureuse, professionnelle, sexuelle, parentale, les médecins se sont introduits dans les chambres à coucher avec l'accord de la société. Les patients y sont prêts quand ils parlent en consultation de l'échec scolaire de leur enfant, de leur peur de la mort, de leur impuissance, de leurs envies, de leurs rapports non protégés, mais cette intimité a une réciprocité, connaître aussi l'intimité du médecin, voire ses idées politiques, sa façon de manger, fume-t-il (elle), baise-t-il (elle) et avec qui, combien a-t-il d'enfants, en quelle classe. Et nombre de médecins se laissent aller à des confidences (transferts, contre-transferts) sur leur propre vie comme s'ils devaient se justifier : il faut avoir eu des enfants pour faire de la pédiatrie, il faut être marié pour parler de la sexualité dans le mariage, et cetera. Ne pas se livrer est la meilleure façon de ne pas faire de burn out.
Et je vous le dis tout de suite : 34 ans de médecine générale rend la vie du médecin généraliste presque transparente pour ses patients. C'et pourquoi, par exemple, j'ai toujours refusé de mettre des photos de mes enfants dans mon cabinet car c'est eux que je ne voulais pas exposer aux regards. Mais j'en ai souvent trop dit et je l'ai toujours regretté.

Histoire de consultation 152. 
Monsieur A, 68 ans, vit entre la France et le Maghreb où il est né. Ancien ouvrier de chez Renault, il a désormais la nationalité française. Des élections cantonales partielles ont eu lieu les deux dimanches précédents et le représentant de l'UMP, qui avait été condamné, entre autres, à une période d'inéligibilité de 6 ans pour corruption passive et abus de biens sociaux, a été élu. Pierre B*** a même été élu facilement au deuxième tour alors que le nombre des votants était très faible (72,5 % d'abstention). Peu importe. Les conversations que j'ai eues avec les patients m'ont appris qu'il y avait eu un fort vote d'origine immigrée pour le futur conseiller régional alors que dans le Val Fourré même Sarkozy avait fait de très petits scores aux présidentielles. Ainsi, dans les élections locales, il n'y a pas que la gauche qui espère capter le vote des immigrés, fussent-ils, ici, Français.
Le patient : Moi j'ai voté B***, il a fait de belle choses ici.
Docteurdu16 : Il a quand même été pris les doigts dans le pot de confiture.
La patient : ils le font tous, docteur. Et d'ailleurs, je n'aurais pas voté pour la socialiste avec leur truc sur le mariage pour tous.
Docteurdu16 : Oups ?
Le patient : Ben oui, docteur, le mariage, c'est un homme et une femme, vous n'êtes pas d'accord ?
Docteurdu16 : Heu, moi, vous savez, le mariage pour tous, je n'étais pas contre. Mais pour vous, Monsieur A, le mariage, c'est quand même un homme et deux femmes...
Blanc sur la ligne. Il hésite et part d'un grand éclat de rire.
Le patient : Vous êtes au courant ?
Je suis au courant.
(Monsieur A, 68 ans, a une femme en France, des enfants et des petits enfants et il s'est marié l'an passé religieusement dans son pays avec une jeunesse d'à peine 30 ans -- source familiale)
Des sources locales m'ont confirmé le vote massif des Français musulmans de mon coin pour le futur conseiller régional en raison du mariage pour tous. Dégâts collatéraux que ne dénonceront jamais les socialistes pour attitude politiquement correcte avancée.
Les journaux parlent-ils de cela ?

(Illustration : Georges Duhamel - Médecin, écrivain français. 1884 - 1966. L'inventeur du Colloque Singulier)

jeudi 11 juillet 2013

Billet d'humeur : voici revenu le beau temps.


Comme dans la fameuse chanson de Brassens, "Parlez-moi de la pluie et non pas du beau temps..." je regrette le mauvais temps et ses sobres vêtements, ses corps cachés et ses températures tempérées.

Depuis quelques jours, les corps se dénudent dans la rue. Voici qu'apparaissent :
  1. Les t shirts, conforama, paul smith, la vie du rail, auchan, humoristiques (je suis moche et toi ?, suis-moi, gloups,...), quechua,
  2. les marcel petit-bateau, fluo, quechua,
  3. les pantacourts, unis, à carreaux, à rayures, à poches, serrés, larges, sans forme, quechua,
  4. les shorts larges, moulants, rapiécés, taille basse, en jeans, quechua,
  5. les bermudas dans le même métal, 
  6. les nus-pieds,
  7. les sandales,
  8. les tongs, 
  9. les birkenstock d'été ou mules (il existe en effet des sandales d'hiver), 
  10. les sandales arpena 50 de quechua (élues mochetés de l'année)
  11. les chaussures bateau,
  12. les pieds nus dans les mocassins, todds, fairmount, quechua
  13. les pieds nus dans les New Feel,   
  14. les décolletés montrant les seins, les dos ou le poitrail, 
  15. les jambes blanches  tout comme les jambes poilues et blanches, 
  16. les orteils, vernissés, mycosiques ou rongés,
  17. les varices, sur les mollets et sur les cuisses, 
  18. les traces multiples de bronzage,
  19. les coups de soleil,
  20. les auréoles sous les bras,
  21. les costumes cravates qui suent,  
  22. les crèmes bronzantes qui puent, 
  23. les ventres avachis qui débordent de partout,
  24. les peaux bronzées tendues comme des vieilles peaux,
  25. les maillots de bain utilisés comme sous-vêtements,
  26. les seins nus,
  27. les torses dans le même appareil,
  28. les fesses nues,
  29. les muscles quechua, ...
Il y a bien sûr les beaux mecs, les gosses beaux et les vieux beaux, et les belles filles, les superbes femmes, les femmes mûres, les grands-mères qui n'ont pas vieilli, mais ceux-là ou celles-là, c'est plaisir des yeux. Même Quechua.

Le beau temps revenu est celui de l'hystérie moderne qui se déchaîne, l'hystérie de se montrer, l'hystérie de pousser des cris en public, l'hystérie de montrer ses poils de torse, sa raie des fesses, sa barbe naissante ou sa barbe dure, ses tatouages, vrais ou faux, ses slips, ses strings, ses chaînes en or, en argent, en plaqué, ses bobs, ses casquettes, à l'endroit, à l'envers, ses chapeaux en papier, en paille, son Tour de France, l'hystérie d'exister, de se chercher en montrant tout de soi et n'importe quoi comme si Meetic ne suffisait pas, qu'il fallait faire du speed looking dans la rue, pour ne rien rater des plaisirs de la vie.

Mais il y aussi les idiotes voitures qui sortent de leurs trous, ces débiles voitures qu'on appelle décapotables qui permettent de bouffer de la pollution avec plaisir, bientôt des e-décapotables avec pollution moins dosée, ces voitures où les occupants regardent bien si on les regarde, et les voitures capotées ou décapotées, vitres ouvertes avec de la musique débile qui s'en échappe, à fond la caisse, il est rare que les variations Goldberg soient entendues à fond sur le trottoir d'en face, même jouées par Glenn Gould, les variations Gouldberg, l'air conditionné en prime, et les bras pendus aux portières, les enfants qui sortent la tête...

Sans compter les transports en commun non climatisés, les odeurs, les souffles, la sueur, le nylon mouillé et le coton qui date de la veille, et l'entassement.

Et les peaux rouges, les cloques, les piqûres de vives, les stigmates de méduses, les quatrièmes orteils cassés sur les plages, les ophtalmies, les insolations, les cuites, les allergies de contacts, les piqûres de moustiques ou les morsures d'araignées, les brûlures de réchaud, les enfants qui se noient dans les piscines, les bébés qui se déshydratent, les EHPAD qui suffoquent, les chambres d'hôpital plein Sud sans air con, les hématocrites qui flanchent, les sodiums qui se diluent, le serum physiologique en sous-cutané et... tout ce que j'ai oublié.

Je n'aime pas la chaleur.

(Illustration : pantacourt SUPPLEX (R) respirant)

mardi 9 juillet 2013

Il faudra un jour que je comprenne pourquoi une jeune femme de 27 ans consulte pour un rhume.


Cette phrase que j'avais écrite dans un dernier billet (ICI) a choqué une consoeur sur le Forum Lecteur Prescrire (LecteurPrescrire@yahoogroupes.fr) réservé aux abonnés de Prescrire mais où l'inscription est libre, sans rapports avec la Revue et où les propos ne sont pas modérés (dans les deux sens du terme). 
Cette question est fondamentale, selon moi, si l'on veut comprendre les enjeux de la médecine générale et de la médecine en général.
Il est nécessaire, bien entendu, de s'entendre sur les pré requis de mon propos avec lesquels ma consoeur est peut-être d'accord ou pas d'accord.
  1. Excès de médicalisation de la vie (un pet de travers mérite une consultation)
  2. Excès de médicalisation des symptômes (un rhume "guérit" tout seul en une semaine et en huit jours après consultation d'un médecin)
  3. Excès de prescriptions inutiles (un symptôme, un ou des médicaments)
  4. Excès d'arrogance médicale (profiter de ce rhume pour parler d'autre chose)
  5. Excès de dramatisation de la santé (si vous avez un cor au pied, consultez vite votre médecin)
  6. Excès de recherche de la bonne santé (l'hédonisme comme principe de la vie)
  7. Excès de réquisition des médecins pour des faits banals  de l'existence (désamour, panne d'oreiller, rupture...)  
Cette jeune femme a pris rendez-vous parce qu'elle était gênée par son rhume. Elle ne venait pas non plus pour me demander un arrêt de travail (c'est pour répondre à l'objection classique de ceux qui pensent que le médecin généraliste est un distributeur automatique d'arrêts de travail, ce qui, parfois, n'est pas tout à fait faux).
Ma consoeur argue que le médecin généraliste ne peut pas faire que de la "grande" médecine et que c'est là le "charme" de notre exercice que de recevoir ce type de malades. Elle dit également que si l'on ne reçoit plus les malades qui ont un rhume la suppression des médecins généralistes est prévisible.

Encore une fois, et ma consoeur le sait aussi bien que moi, la pratique de la médecine générale signifie longitudinalité de l'action (sans compter la rare transversalité : faire des points de suture ou voir une fois un malade que l'on ne reverra plus) et donc, je mets un millier de guillemets "éducation" du citoyen.

La patiente à rhume n'a rien à faire dans mon cabinet.
Je persiste.
Cela ne signifie pas : Délégation des tâches. Cette délégation des tâches me rend fou. Le champ de la médecine étant de plus en plus vaste et les médecins refusant de le dire, ils se débarrassent de ces tâches prétendument subalternes sur des tâches (mais ils ne le disent pas, ce n'est pas correct socialement, ils disent les merveilleuses infirmières et aides-soignantes qu'ils méprisent toute l'année en leur laissant les tâches subalternes)... 
Prenons l'exemple de la mesure de la Pression Artérielle. Le rêve de tout médecin qui-a-fait-huit-ans-d'étude c'est de ne plus avoir à la mesurer. Et de citer les merveilleux cabinets de médecine générale du Royaume-Uni avec secrétariat, infirmières, aides-soignantes, assistantes sociales, démonstratrices de prise de ventoline, rendus possibles grâce au NHS tout puissant où une paramedic mesure la PA avant que le médecin du haut de sa splendeur ne fasse le diagnostic d'HTA ou ne renouvelle le traitement anti hypertenseur ou ne le modifie. Les automesures sont arrivées : le patient intériorise sa maladie ou sa prétendue maladie et rend son anxiété plus ou moins palpable... La délégation des tâches est passée du médecin à l'infirmière et s'est retrouvée chez le patient. Des études montrent certes que la prise de PA répétée par des infirmières diminue les chiffres de PA et le nombre d'hypertendus potentiels détectables par les médecins (mais les nouvelles recommandations européennes dont je ne vous donne pas le lien tant je n'ai pas envie de leur faire de la publicité, abaissent encore les objectifs tensionnels, la différence entre non hypertendu et patient mort régressant comme peau de chagrin, recommandations, comme vous vous en doutez, qui ont été rédigées par des experts non pas dénués de liens d'intérêts, on sait que seuls les experts invités dans les congrès et prêtant leur nom à des articles qu'ils n'ont pas écrits sont de vrais experts connaissant la question, mais des experts tellement pétris de liens d'intérêts qu'ils sont incapables de se rappeler qui les a nourris) mais aussi que la prise répétée de la PA augmente le nombre des médicaments anti-hypertenseurs prescrits. On voit que rien n'est simple et que dans l'auberge espagnole appelée également traitement de l'Hypertension, chacun peut apporter ses croyances, ses normes et ses traitements. Il existe même, désormais, ce sont les hypertensiologues qui l'ont créée (on remarque que plus les médecins se spécialisent et plus la conscience de leur ridicule s'éloigne d'eux) une consultation d'annonce pour l'hypertension ! Et je me rends compte que ce n'est pas récent : cela avait dû m'échapper en décembre 2012 : je dois m'y mettre. Nul doute que cette consultation d'annonce sera au programme du futur ECN, catégorie rigolade.
Mais la délégation des tâches, c'est aussi le credo de l'Eglise de Dépistologie. C'est pourquoi les pharmaciens, dont les syndicats doivent être très forts par rapport aux nôtres (ils ne perdent pas d'argent en vendant des génériques, par exemple), voient le champ de leurs compétences élargi : surveillance de l'INR (on comprend immédiatement le lien d'intérêt : compenser par le paiement d'une surveillance jusque là gratuite effectuée par le médecin généraliste le manque à gagner de la non prescription par ces mêmes médecins des Nouveaux Anti Coagulants, appelés NAC, qui n'ont pas besoin de surveillance, on ne rit pas, et qui sont très chers et rapporteront une marge plus importante aux pharmaciens... Si vous ne me suivez pas, demander à votre gériatre préféré qu'il vous prescrive une IRM pour savoir si vous ne couvez pas un Alzheimer), dépistage du diabète, des maladies cardiovasculaires, de la grippe, des angines à streptocoques, et cetera (voir ICI et LA).

Revenons à notre consoeur.
Quest-ce que risque cette jeune femme de 27 ans, hormis le désagrément d'être enrhumée ? Une septicémie ? Une déviation de la cloison nasale ? Passer à côté d'une allergie ? 
En passant chez le médecin elle risque surtout qu'on lui prescrive du Derinox ou du Rhinadvil.
En passant chez le pharmacien elle risque qu'on lui prescrive de l'Aturgyl ou de l'Actifed.
Voilà.

Un dernier point sur la médecine générale longitudinale : je dis à ma patiente et dès son plus jeune âge, ou je le dis à ses parents, qu'un rhume ne mérite pas une consultation, qu'un rhume se soigne tout seul, qu'elle achète des mouchoirs en papier et qu'avec un peu d'eau de mer cela devrait aller mieux. Et le Nombre de Malades A Ne Pas Traiter (NMNT) va augmenter : voir ICI. N'est-ce pas le but de la médecine générale en ces temps de sur consommation tout azimuts ?

Bon, à ce moment, j'envoie le texte à ma consoeur pour lui demander, d'abord, si elle accepte que je publie sa participation involontaire et, ensuite, si elle a des commentaires à faire et / ou si je peux publier le billet tel quel. Elle me répond longuement et me dit que le jour où elle a lu le billet elle a vu des malades lourds et éprouvants et qu'elle n'a en revanche pas vu de rhume. Et qu'elle n'aimerait pas que les politiques pensent (mais ils le pensent déjà) que la médecine générale, c'est le rhume.

Bon, elle a accepté.

Et vous, que pensez-vous du mystère humain qui fait qu'au vingt-et-unième siècle, une jeune femme de 27 ans consulte pour un rhume ? C'était la question de Ch M.


jeudi 4 juillet 2013

Un samedi ordinaire (pas tant que cela) en médecine générale. Histoires de consultations : 148 à 151.


Pour ceux qui pensent que la médecine générale est fichue (en sachant que la médecine générale ne peut disparaître immédiatement en l'état actuel de notre vécu sociétal mais que les médecins généralistes en tant que tels sont en train de s'éteindre à petit feu), voici une matinée comme presque une autre.

Histoire de consultation148  : Grande joie et petite lassitude. 
Monsieur A, 19 ans, a déposé la veille son carnet de santé et l'imprimé délivré et annoté par une infirmière de la fac (cela s'appelle la délégation des tâches, l'administration se substituant au médecin traitant, et cetera, et cetera) au secrétariat pour que je lui prescrive les vaccins nécessaires pour entrer en médecine. Ce genre de trucs, ça me fait râler (déposer un carnet de santé pour que je prescrive des vaccins) mais cela me permet d'éviter une consultation de plus (1). 
Mais aujourd'hui, à propos de Monsieur A, j'ai deux réactions : une de grande joie et une de petite lassitude.
GRANDE JOIE : Monsieur A, que j'appelle par son prénom, A, que je tutoie depuis l'enfance (son premier vaccin à deux mois), a réussi médecine à son premier concours dans une des facs les plus difficiles de la région parisienne. Issu de l'émigration africaine, son père était OS chez Renault, sa mère est femme de ménage, vivant en résidence universitaire, sans contacts, sans relations, cinq frères et soeurs, un appartement trop petit, il a réussi. Chapeau ! C'est l'exception qui confirme la règle : il a réussi à émerger de la médiocrité de l'école de la République qui reproduit les inégalités sociales en ne valorisant pas les bons éléments. Les écoles du Val Fourré, là où j'exerce, sont une catastrophe culturelle et éducationnelle. Je m'en rends compte tous les jours. Je ne critique pas les enseignants qui font ce qu'ils peuvent, je ne critique pas les parents qui font ce qu'ils peuvent, je ne critique que notre société inégalitaire qui court à la catastrophe. Car, je l'ai déjà dit ici, que les classes moyennes inférieures et supérieures pensent encore que leurs enfants vont s'en sortir, en payant, en les inscrivant dans des établissements prétendûment réputés, et qu'ils se moquent des enfants de la classe ouvrière immigrée ou pas qui vivent dans le ghettos, passe encore, enfin, mais ils ne se rendent pas compte que leurs enfants sont, à un autre niveau dans la même galère éducationnelle, dans le même fatras psycho-pédagogique, dans la même galère qui, sous prétexte de modernité, entraîne encore plus de concurrence, de stress, tant et si bien qu'à la fin de leurs études secondaires les enfants des classes supérieures se demandent encore ce qu'ils ont fait à l'école, leur seul souci étant de reproduire le modèle social... mais que les gens dits de gauche ne comprennent pas dans quelle impasse notre société se trouve et qu'au nom d'idéaux respectables mais dont la praticité est mortelle ils conduisent les enfants des ghettos au chômage et au déclassement, cela, c'est plus mystérieux. A moins, bien entendu, que le seul objectif des personnels de l'Education Nationale soit de favoriser leurs propres enfants pour qu'ils fréquentent les mêmes grandes écoles que els enfants des classes supérieures... (2) 
C'est une grande joie car je n'y croyais pas beaucoup quand il m'a annoncé, l'an passé qu'il allait s'inscrire en fac de médecine et dans cette faculté. J'ai même failli le décourager. Bravo.
PETITE LASSITUDE : Monsieur A a déposé son carnet de santé et les instructions de l'infirmière du service médical afin qu'il puisse s'inscrire. Bon, nous connaissons, nous les médecins, quels sont les vaccins obligatoires pour pratiquer les professions de santé, et y compris la vaccination contre l'hépatite B dont je vous ai déjà parlé ICI ou LA. La nouveauté, c'est que désormais les imprimés recommandent fortement la vaccination contre la varicelle même si le carnet de santé déclare que l'impétrant l'a déjà eue. Une sérologie est demandée pour l'hépatite B et pour la varicelle. Pour la varicelle ? Les Floret et compagnie sont en train de gagner leur pari sur les vaccinations, le pari de Big Vaccine. La délégation administrative des tâches fait le reste. je vous dis qu'on n'a plus besoin de médecins.

Histoire de consultation 149 : La médecine d'urgence spécialisée dans le commerce.
Monsieur B, 56 ans, avait mal au genou il y a cinq jours. Il est allé de son propre chef et en urgence  dans une clinique de mon coin où il a été "vu" par un orthopédiste que j'aime bien. Il revient aujourd'hui avec le résultat des courses et moins 360 euro sur son compte en banque. L'orthopédiste lui a fait fait faire des radiographies simples, une IRM et un échodoppler veineux. Ce qui a été réalisé dans la même après-midi (un coup de bol pour le malade ou une catastrophe sanitaire ?). Je le vois ce jour avec des radiographies des genoux normales, une IRM sub normale, et un échodoppler qui montre un "probable kyste poplité rompu". Bon, pour l'instant, ça va. Il y a autre chose, il me tend aussi un papier pour que je vérifie ses plaquettes. Normales. Accrochez-vous : le patient, qui ne souffre d'ailleurs plus de rien, est sous Lovenox alors qu'il n'y a pas de phlébite. Pensez-vous que j'ai conforté la prescription de lovenox ?

Histoire de consultation 150 : la nodulologie pulmonaire en plein essor.
Monsieur C, 73 ans, vient me montrer les résultats de son scanner pulmonaire. Demandé par le cancérologue qui le suit pour une tumeur gastrique enlevée il y a deux ans (GIST). On avait trouvé il y a six mois des nodules "douteux". Ils ont disparu comme par miracle. Je lui ai demandé d'arrêter les benzodiazépines prescrites par sa femme (je veux dire : extraites de son stock).

Histoire de consultation 151 : Diane 35 frappe encore.
Mademoiselle D, 27 ans, consulte pour un rhume (3) et me montre en fin de consultation le courrier du (de la) dermatologue qui me dit qu'il (elle) a prescrit une bithérapie locale pour son acné après l'arrêt de Diane. Le ton est vaguement sarcastique mais j'ignore si ce dermatologue sait ce que veut dire un ton sarcastique. Je précise tout de suite aux moqueurs que je ne suis ni le prescripteur ni le represcripteur de Diane 35 et que tout s'est passé à l'insu de mon plein gré (précisons encore que je suis, vaguement, le médecin traitant). J'examine le visage de cette jeune femme qui me paraît très acceptable pour un médecin et peu agréable pour elle. Ce qui est moins drôle : le dermatologue a arrêté Diane qu'il avait prescrite mais n'a pas represcrit de pilule. La dissociation cognitive règne chez ce (cette) spécialiste. A moins, bien entendu, qu'en accord avec les experts gynécologues qui attendent cela comme la confirmation de leur science prédictive, le (la) dermatologue veuille que le nombre d'IVG augmente. J'ai prescrit Minidril à Mademoiselle D. Je n'ai rien écrit au (à la) dermatologue.

Notes.
(1) Il y a, dans un autre genre, les patients qui déposent leur dossier MdPH (invalidité ex cotorep) en disant sans rire à la secrétaire : "Le docteur, y peut le remplir vit' fait, j'en ai besoin pour demain..." Bien entendu je ne remplis les 4 pages serrées du document que si le malade a pris rendez-vous au cours d'une consultation dédiée (comme disent les technocrates et les marketeurs), je ne le remplis jamais (il ne faut jamais dire jamais) au cours d'une consultation pour autre chose... Le problème vient de ce que les administratifs de la MdPH ou les assistantes sociales (je consacrerai un jour un billet à ces charmantes femmes) disent aux patients (je sais, je sais, il faut se méfier, les patients disent ce qu'ils veulent bien dire à propos de ce qu'on leur a dit...) de faire remplir le dossier par leur médecin traitant... Il y a aussi les gens qui veulent un certificat pour jouer à la pétanque, le gamin qui veut un certificat pour faire un cross pendant l'année scolaire, ça me gonfle encore plus. Et ce n'est pas la faute des "gens", c'est la faute des règlements à la khon, des clubs sportifs à qui on impose des certificats de merdre, des écoles qui s'imposent à elles-mêmes des contraintes qui n'ont aucune justification ni administrative ni médicale... Et, comme vous pouvez le remarquer, ce n'est pas la CPAM qui impose, c'est la société civile ultra médicalisée pour rien du tout...
(2) Pierre Bourdieu, l'icône de la sociologie moderne, a écrit que l'orthographe était un moyen de sélectionner les élites et l'élite de l'Education Nationale, Philippe Meirieu en tête, a donc décidé de la supprimer, ce qui n'a fait qu'aggraver la situation puisqu'on a dit au peuple de ne pas l'apprendre et qu'on a continué à la transmettre chez les privilégiés. En lisant Lucien Jerphagnon, j'ai eu la joie de lire un texte de Saint-Augustin de 392 condamnant la méthode globale...
(3) Il faudra un jour que je comprenne pourquoi une jeune femme de 27 ans consulte pour un rhume...

dimanche 30 juin 2013

Conseils brefs de lecture pour l'été.


L'été est, paraît-il, le moment de lire des pavés pour ne pas se prendre la tête.
Mais c'est exactement le contraire : il est plus facile de réfléchir et de prendre du temps quand on est en vacances que lorsque l'on travaille. Je vous propose des lectures de vacances, des "petits" livres et des sommes.
Ne vous attendez pas à trouver des livres récents, même si cela peut arriver.
Jose Luis Borges a dit de façon immodeste, j'imagine, lui seul pouvait se le permettre, et comme a dit je ne sais plus qui, il n'existe qu'une seule forme de modestie, la fausse, Je ne me flatte pas des livres que j'ai écrits mais des livres que j'ai lus.
Donner des conseils de lecture, c'est aussi se livrer, c'est montrer ses goûts et céder à la tentation de l'introspection.

Je ne vous donnerai pas de leçons sur les grands maîtres de l'époque moderne (la première division) mais il est temps de vous lancer dans Proust (surtout pour les filles qui le lisent moins que les garçons), dans Musil (L'homme sans qualités), dans Conrad (n'importe lequel sauf le plus célèbre Le Nègre du Narcisse), dans Kundera (qui, hors ses romans, a écrit les deux plus grands essais de la fin du vingtième siècle, à savoir L'Art du Roman et Les Testaments Trahis).
Je ne vous parle pas non plus des raretés, des oeuvres uniques comme Ulysse de James Joyce, un livre pour érudits paru en 1922, ou Vie et Opinions de Tristram Shandy de Laurence Stern paru en 1759 (le livre de la procrastination littéraire) et dont une réédition récente en collection bon marché est tout simplement épatante (avec un respect pour la calligraphie et la mise en page qui sont une des grandes nouveautés de ce roman).

Mais le plus important, n'est-ce pas, c'est la deuxième division de la littérature mondiale, ceux qui peuvent monter en première.
Je commencerais par JM Coetzee, romancier sud-africain écrivant en anglais, prix Nobel de littérature et dont un de mes amis (DB) m'a dit un jour : "En lisant deux pages prises au hasard tu sais que c'est un immense écrivain." Je citerai deux livres de lui : Disgrace (1999) et Elisabeth Costello (2003). Mais tout est excellent. Coetzee est lisible en anglais sans problème. Un de ses derniers livres parus en français, L'été de la vie (2010), est commenté LA par Pierre Haski dans Rue89.
Un petit détour par le distingué Sandor Marai. Un blog lui est consacré : LA. Hongrois, il aurait dû, aurait pu, obtenir le prix Nobel de littérature mais c'est Imre Kertesz qui l'a eu bien après sa mort. Dommage. Tout est génial : sa façon de raconter les histoires est subtile, jamais répétitive, toujours haletante. Presque tous ses romans sont parus en collections bon marché. Mais si vous voulez un conseil : Les Braises (1942) (voir ICI) et Divorce à Buda (1935) et, si vous vous intéressez à Casanova, un des livres les plus brillants de toute la littérature mondiale sur le personnage, La Conversation de Bolzano (1940), et, si vous vous intéressez à Ulysse et Pénélope, Paix à Ithaque ! (1952).
Le grand Saul Bellow (prix Nobel de littérature en 1976). Récemment, dans la collection Quarto de Gallimard est parue la nouvelle traduction de deux romans. Le  premier, ultra célèbre, Herzog (1964) est un monument dressé à la psychopathie judéo-américaine, un torrent inventif, dépressif, sexué, qui annonce Philip Roth ou, plutôt, on se dit que Roth, après avoir lu Bellow, a gagné un temps fou pour écrire ses propres romans. Le second, La Planète de Mr Sammler (1970) est également un chef-d'oeuvre mais moins connu : quand je l'eus fini, je n'eus qu'un seul désir, le relire. Mais il est possible de tout lire ce qui est paru en français.

La Division d'Honneur Régionale (les écrivains qui ne monteront jamais en première division)
Jim Harrison. Ses romans sont tout ce que je ne devrais pas aimer : les grands espaces, la nature, la campagne, mais ses personnages sont toujours inédits. Et je vais dire le contraire : ce sont des histoires de femmes et d'hommes pas très beaux qui aiment le sexe, l'alcool et la nourriture grasse d'une Amérique populaire, des bois et des forêts, du Montana au Michigan. Certains de ses romans ont été adaptés par le cinéma, ce qui lui a permis enfin, de vivre sans soucis d'argent. Des pistes en édition bon marché : De Marquette à Vera Cruz (True North) (2004) ou Sorcier (Warlock) (1981) mais tout est "bon". Un entretien avec lui en 1988 dans Paris Review qui donne une idée du personnage  (ICI) et un superbe article récent de Tom Bissell (LA).
John Irving. Je l'aime bien, celui-là mais il ne cesse d'écrire des livres décevants après, disons, Un Enfant de la Balle (1998), roman foisonnant qui se passe en Inde. Le Monde Selon Garp (1978) est un chef d'oeuvre. On peut voir des concordances avec les thématiques de Philip Roth dans Un Mariage Poids Moyen qui exprime la violence des rapports de couples en Nouvelle Angleterre. Si vous voulez visiter un site officiel très pro, c'est ICI.


Dans la catégorie essais, je ne parle pas rugby, Danube (1986) de Claudio Magris, écrivain triestin (une ville qui a "produit", entre autres, Italo Svevo -- dont La Conscience de Zeno (1923) est sans nul doute le chef-d'oeuvre), dont l'édition de poche manque de cartes lisibles, est un livre de géographie digne du grand écrivain qu'il est.
Mensonge Romantique et Vérité Romanesque (1961) de René Girard, une introduction complexe au roman et à l'oeuvre de René Girard consacrée à la Mimesis. Il n'existe pas de livre somme qui résumerait parfaitement la Théorie Mimétique, il est souhaitable de commencer par lire La violence et le Sacré (1972) puis des Choses cachées Depuis la Fondation du Monde (1978). Un site français peu critique diffuse sa pensée (LA)  mais aussi une fondation californienne (LA)
Si vous êtes intéressé par la faillite des grands systèmes la lecture critique d'Ivan Illich est utile et notamment pour prendre conscience de la perte d'autonomie des citoyens par rapport à la médecine, à l'enseignement, aux transports. La Nemesis Médicale est parue dans les oeuvres complètes tome 2 mais un peu lourd à emporter sur la plage.
Un petit dernier pour la plage : Et si l'Amour Durait de Alain Fienkelkraut, grand rothien devant l'Eternel mais pas seulement (grand kunderien également), qui est un livre de commentaires littéraires  savoureux et intelligents sur La Princesse de Clèves, Ingmar Bergman, Professeur de Désir de Roth et l'Oeuvre de Kundera paru dans La Pléiade.

Mais, me direz-vous, qu'ai-je fait de Philip Roth ? Mon ami CL est derrière mon épaule et m'incite à ne pas l'oublier. Comment aurais-je pu l'oublier ? Que dire qui n'ait été déjà dit sur ce géant des lettres américaines (un poncif) ? La liste de ses ouvrages est importante. Voir le site officiel et académique qui lui est consacré : ICI. Disons que ce que je préfère chez Roth ce sont ses disputes avec ses femmes / maîtresses, ce sont les scène de ménage les plus réussies et les plus cruelles de la littérature moderne. Ses héros, qui ne sont, on l'a deviné, que ses moi divers, l'oeuvre de Roth étant, de mon point de vue, une vaste autobiographie en temps réel, une sorte de journal intime romancé, sont les amants / maris juifs de femmes qui ne peuvent être que goys (un des personnages de Roth a expliqué quelque part que les femmes juives sont trop prévisibles, depuis le verre cassé le jour du mariage jusqu'à la bah mitzvah des enfants), des femmes qui sont aussi les interprètes du féminisme activiste américain et la seule chose qu'il attend d'elles c'est qu'elles finissent, pour clore le cercle, qu'elles le traitent de "sale juif". On comprend mieux pourquoi le lectorat féminin a du mal avec cette littérature pour garçons. Sans rire, le meilleur livre de Philip Roth, et je sens que je vais me faire taper dessus, c'est Opération Shylock (1993) : il aborde toutes les problématiques rothiennes : la judaïté ethnique, le sionisme, les femmes, la maladie. Son double prône le retour des Juifs d'Israël en Europe. Etourdissant. Mais pour les vacances, son monument de dérision ironique : Portnoy et son Complexe (1969). Rappelons que Philip Roth et Milan Kundera sont liés par une grande amitié littéraire et intellectuelle.

Bon, je me rends compte que je n'ai pas cité grand chose, rien de français, rien de récent, je dis simplement que j'aime beaucoup le Ravel (2006) de Jean Echenoz ou L'Adversaire (2001) d'Emmanuel Carrère.

Copinage (sincère) : La brutalisation du Corps féminin de Marc Girard (ICI) et No Pasaran Endgame de Christian Lehmann (LA).

Que les auteurs que j'ai oubliés me pardonnent : je les ai peut-être lus.

(Illustration : Jim Harrison, né en 1937)


lundi 24 juin 2013

Dire non à la chimiothérapie. Histoire (posthume) de consultation 147.


Un article tout frais de des Spence, médecin généraliste écossais, que j'aimerais connaître IRL (in Real Life), vient de paraître dans le BMJ : ICI. Cet article est remarquable et dit en peu de mots ce qu'il est possible de penser de mon propos.
Cet aspect de la médecine, les thérapeutiques compassionnelles, est un sujet grave qui secoue la relation malade médecin car elle met en jeu la vérité, la confiance, le respect, l'éthique, l'efficience, la morale commune et... l'économie.
Je voudrais raconter, à la mémoire de mon patient, Monsieur A, 68 ans, comment son histoire a contribué à ma réflexion. 
On m'a souvent posé ici ou ailleurs le problème du secret médical. Je n'ai pas demandé l'autorisation à la famille pour écrire ce billet, je lui en parlerai à l'occasion, mais je suis certain qu'elle n'y trouvera rien à redire, à ceci près qu'elle pourra s'interroger sur le fait que j'ai été aussi déroutant au risque même qu'elle n'y retrouve pas tout ce qu'elle a ressenti, mais la famille elle-même ne peut me délivrer de mon secret et, comme à l'habitude, j'écris en général sur un cas particulier de façon à ne blesser personne en veillant à ce que les transpositions, pas toujours homothétiques, soient cependant conformes à la réalité. Ou à "ma" réalité. En me référant à Louis Aragon : je tente à chaque fois le mentir vrai.

J'ai pourtant hésité à écrire ce billet car je connais trop les deux écueils majeurs de la graphomanie bloguesque : le sentimentalisme kitschéen et la victimisation du pauvre médecin qui risque sa santé physique et mentale à "bien" soigner ses patients.

Mon expérience des cancers à 95 % mortels est la même que celle de tous les professionnels de santé. Dramatique.
Vous remarquerez que je ne dis pas le nom du cancer car je me méfie : imaginons qu'une famille lise ce billet, qu'un patient lise ce billet et qu'un patient souffre de ce cancer et que la famille d'un patient lise aussi ce billet. Dramatique. On ne prend jamais assez de précautions.
Du coup la démonstration que je vais faire sera moins pertinente et plus générale. Prenons-en le risque.

Monsieur A est venu me voir en juin de l'année dernière et si je me suis égaré sur le diagnostic pendant une semaine ou deux, d'une part en raison de l'argument de fréquence, d'autre part en raison de ma tendance à ne pas vouloir dramatiser tout de suite (ma peur de la mort sans aucun doute ou ma peur d'annoncer en de bons termes un diagnostic fatal. Comme le dit Des Spence : " Perhaps doctors are too afraid to talk about death, which we see as professional failure.")
Quoi qu'il en soit, et après que le diagnostic eut été porté et qu'un geste radiochirurgical eut été fait à ma demande et sans passer par un spécialiste, j'ai eu la faiblesse de dire à mon patient que j'allais l'adresser à un spécialiste hospitalier afin qu'il termine le bilan et qu'il nous informe des possibilités thérapeutiques que je savais minces. Mon patient a accepté et bien qu'il ait déjà pris sa décision. Il savait déjà, il avait consulté internet, que le pronostic était catastrophique sans chirurgie (et la chirurgie avait été récusée) et, fidèle à mes habitudes, j'avais quand même entrouvert une porte, l'espoir, les 5 % de survie à 5 ans. (Je ne suis pas certain que mon attitude, laisser toujours un espoir, soit toujours appropriée mais c'est comme cela que je fonctionne, cela me rassure, je n'ai pas envie de ressembler aux techniciens froids appartenant à la culture libérale comme on les voit dans les séries américaines, et qui reflètent la "mentalité" américaine ou le medically correct, je ne sais, qui annoncent de façon sincère au patient qu'il n'y en a plus que pour trois mois, quoi que l'on fasse. Il y a aussi la technique Doctor House quittant la chambre du malade en lançant à ses collaborateurs et à la cantonnade, donc au patient, après que le traitement de la dernière chance et extrêmement dangereux, a été commencé : Prévenez-moi quand le malade sera guéri ou mort. J'avais écrit un billet très violent à propos de la mort de Patrick Roy, c'est en le relisant que je m'en suis rendu compte de sa violence, sur la "dramatique" transparence : ICI, je n'ai pas un mot à corriger).
Nous étions convenus, avant même que Monsieur A n'accepte d'aller voir le spécialiste hospitalier, un homme charmant et compétent au demeurant, que nous ne ferions rien. Monsieur A avait refusé tout traitement prétendument curatif, c'est à dire la chimiothérapie. Je reviendrai plus tard sur ce quoi nous étions convenus.
Le spécialiste hospitalier m'a adressé un courrier après la consultation de mon patient (il l'a revu deux fois en réalité à dix jours d'intervalle, la deuxième fois pour lui commenter les résultats des examens additionnels qu'il avait demandés). Ce courrier disait ceci : d'une part il confirmait le diagnostic et d'autre part il regrettait que le malade refuse le traitement. Mais il ajoutait de façon curieuse et erronée : "Il est dommage que le radiologue lui ait conseillé de ne pas se faire traiter et il serait important que tu puisses le convaincre de le faire"; alors que j'avais écrit de façon claire dans mon courrier d'adressage que le patient, en accord avec moi, refusait la chimiothérapie. Le radiologue avait dit, mais c'était déjà trop et beaucoup (et je ne commenterai pas ici les dégâts que les spécialistes peuvent commettre en croyant bien faire, tout en ne connaissant pas le patient à qui ils s'adressent, en prononçant des phrases définitives qui laissent souvent des traces indélébiles) que c'était inopérable. Le spécialiste hospitalier n'acceptait pas que le malade puisse prendre la décision à sa place. Il prônait la chimiothérapie contre toute logique et il refusait  de penser que j'étais d'accord avec "mon" malade comme si c'était lui, avec la chimiothérapie, qui apportait l'espoir. Mais il y a une autre hypothèse que j'aborderai tout à l'heure et qui, pour le coup, est tout à fait extraordinaire et impensable.
Le malade, et je tiens à préciser qu'il ne souffrait pas à ce moment, il était déjà fatigué, m'avait dit ceci : "Je en veux pas de chimio mais il faut que vous me promettiez deux choses : que je ne souffre pas et que je reste chez moi auprès de ma femme, je ne veux pas aller à l'hôpital."
Je lui avais répondu, gêné, que je ne pouvais rien lui promettre mais que je ferai tout pour que cela se passe comme cela.
Il n'était donc pas traité, il n'avait pas de douleurs et je lui dis qu'il me paraissait important, avant que les choses aillent plus mal, je ne me rappelle plus les termes exacts, que nous prévoyions le pire.
Je m'étais rendu chez lui pour mettre tout en route et, en présence de sa femme qui fut dévouée jusqu'à la fin et avec laquelle je n'eus jamais une "vraie" conversation, elle ne me sollicita pas, elle avait l'air d'accord, elle ne me prit jamais à l'écart pour obtenir des informations qu'elle pensait ne pas pouvoir obtenir en présence de son mari, comme si elle ne voulait pas s'en mêler ou comme si elle avait trop peur d'en savoir plus, nous avions mis au point les modalités de notre engagement réciproque. En sa présence je téléphonai, comme nous en étions convenus, à la responsable du réseau de soins palliatifs à domicile (une association) avec qui j'avais l'habitude de travailler, et je tins exactement ce discours qui me semblait être le reflet de la pensée de mon patient : "Monsieur A souffre d'un cancer de ****, ne souhaite de chimiothérapie, ne veut pas souffrir et, dans la mesure du possible, ne veut pas être hospitalisé." Le docteur B réagit au quart de tour et me fit cette réponse qui résonne encore dans mes oreilles : "Ce monsieur a tout compris." Le docteur B le rappela dans l'après-midi et ils prirent rendez-vous avec l'infirmière coordinatrice pour qu'on lui explique ce qui allait se passer quand tout irait moins bien.
Quand je sortis de chez Monsieur A, je respirai un grand coup et je me dis, de façon surprenante : "Je ne me suis jamais senti aussi bien de ma vie, je veux dire, aussi en accord avec moi-même."Je n'avais pas eu à mentir, ou si peu...
Monsieur A a fini par mourir, en décembre. Il a très peu souffert mais il était pudique et parlait différemment à "son" médecin, au docteur B et aux infirmières / aides-soignantes du réseau de soins palliatifs. Il a eu droit, quand le moment fut venu, à de la morphine en patch qu'il a très bien supportée, à de la morphine à action immédiate qui le soulagea longtemps lors de ses crises aiguës, à de la corticothérapie à haute dose qui fut remarquablement antalgique, à de la gabapentine que je prescrivis  en préventif et à contre-coeur sur les conseils du docteur B.
Jamais on ne commanda de lit médicalisé et Monsieur A passa deux jours hospitalisé en USP (Unité de Soins Palliatifs), les deux jours précédant son décès.
Ne fut-ce pas un peu trop idyllique ?
Voici la conclusion de Des Spence : "We need to support dignity in death, and this often means saying no to chemotherapy. There is an art to medicine—that is, knowing when to intervene but more importantly knowing when not to too."
Juste un dernier mot sur l'hypothèse extraordinaire et impensable : l'hôpital dans lequel exerce le spécialiste hospitalier est un centre de cancérologie accrédité. Mais en dessous d'un certain nombre de malades traités il peut perdre son accréditation. Il est donc nécessaire de ne pas "perdre" de malades.