dimanche 6 juillet 2014

Histoire de non consultation 173.


A la sortie de la boulangerie, vers midi, je rencontre Madame A, 60 ans, qui me fait un grand sourire, ce qui me surprend.
La dernière fois qu'elle est venue consulter au cabinet doit remonter à une petite trentaine d'années.
Et je me rappelle parfaitement les circonstances de sa dernière visite. Cela m'a marqué.
Pendant tout ce temps je l'ai aperçue de très nombreuses fois dans le centre ville à l'heure du déjeuner mais à une distance telle qu'elle ne pouvait m'aborder.
Je me rappelle parfaitement la raison pour laquelle, selon moi, elle a cessé de venir au cabinet. J'ai comme un sentiment de gêne depuis ces années.
Elle est restée une grande belle femme mais, maintenant que je suis près d'elle, à distance de conversation, je remarque qu'elle a vieilli (et sans doute pense-t-elle la même chose de moi).

"Docteur, je voulais vous dire combien je vous considère comme un bon médecin et je regrette de ne pas avoir continué à venir vous voir.
-Ah...
- Oui, vous savez, il y a quinze ans, j'ai fait un cancer du sein...
- Et ? "

Madame A était alors secrétaire à la mairie.

Elle était venue consulter pour que je lui represcrive la pilule. On était au tout début des années quatre-vingt, j'avais trois ans d'installation en médecine générale, j'avais été un étudiant zélé formé à Cochin Port-Royal, on m'avait enseigné...

(et, à l'époque, mais j'espère que cette époque est révolue, on me dit pourtant que je me fais des illusions, je n'avais même pas l'idée que les cours, les conseils prodigués en cours, les recommandations -- bien que ce terme n'existât pas encore--, pouvaient être criticables et critiquées. L'autorité de la Faculté, des professeurs, je n'imaginais même pas que l'on puisse la remettre en question. J'avais bien remarqué la structure pyramidale universitaire et hospitalière, son côté "le patron a toujours raison même quand il a tort", son machisme, sa misogynie, son conservatisme, sa morale réactionnaire, sa politisation à droite, et j'avais aussi pu identifier des îlots de liberté ou  de liberté de ton ici ou là mais qui pouvaient être attribués à des vengeances personnelles ou à des rancoeurs, des querelles de personnes ou des querelles politiciennes, et il y avait même eu mai 68, les événements avaient été sévèrement réprimés à Cochin avec blocages de nominations, interruptions de carrière, et cetera, mais je n'avais pas encore pris conscience que c'était scientifiquement que le discours pouvait être biaisé, influencé, perverti, par des intérêts moraux, éthiques, financiers, politiques et autres qui asseyaient le système mandarinal que l'on pouvait assimiler sans erreur à un système totalitaire)
... on m'avait enseigné que pour prescrire une pilule il fallait faire plein de trucs dont palper les seins. Je me rappelle même que la femme d'un collègue m'avait dit lors d'un "repas de labo", et j'avais opiné du bonnet (humour), à propos d'une gynécologue de Mantes "Elle ne palpe même pas les seins", ce qui était le comble de l'ignorance et de la faute professionnelle.

Donc, à l'époque, et les choses ont mis du temps à évoluer, et je crois qu'elles n'ont toujours pas évolué dans l'esprit de certains médecins, la prescription de pilule signifiait, entre autres, palper les seins, la femme les mains sur la tête, quadrant par quadrant, on décrivait même dans les bons livres la façon de placer les doigts, et, selon ma morale commune, je ne savais même pas ce qu'était une étude en double-aveugle, enfin, je savais un peu mais je n'en avais jamais lu une, mais encore moins une étude de cohorte, il fallait palper les seins. J'ignorais tout autant ce que signifiait un sur diagnostic et plein d'autres choses qui ne semblaient pas intéresser la Faculté de médecine mais il me semblait tout à fait indigne et immoral de ne pas palper les seins selon les canons de la médecine de l'époque.
Je lui avais donc palpé les seins non sans remarquer, qu'elle en avait été surprise, voire gênée. 
Et elle n'était jamais revenue me voir mais elle m'avait fait remarquer en passant que son médecin ne le lui faisait jamais.

Nous sommes debout dans la rue, sur le trottoir non loin de la boulangerie.
"Et mon médecin ne m'avait jamais palpé les seins. C'est vous qui aviez raison.
- Je ne comprends pas.
- Eh bien oui, s'il m'avait palpé les seins, il aurait trouvé la tumeur, j'aurais gagné du temps et j'aurais eu des traitement moins durs.
- Vous aviez quel âge ?
- Quarante-cinq ans."

Que fais-je ? Je lui raconte l'histoire du dépistage du cancer du sein, j'insiste sur le fait que la palpation des seins... que le dépistage organisé actuel et controversé ne commence qu'à 50 ans...
Je lui offre un grand sourire. Et je ne dis rien. Et nous en restons là.

Je ne sais pas dans quelles circonstances son cancer du sein a été découvert, quel type d'intervention elle a subie, si elle a eu une radiothérapie, une chimiothérapie.

Elle ajoute ceci : "Vous n'auriez jamais dû ce jour là examiner mes seins, je n'y étais pas prête, vous avez fait cela comme si vous m'aviez serré la main, cela m'a traumatisée, j'étais votre objet, et, en outre, j'ai vraiment cru qu'il y avait quelque chose de sexuel dans votre façon de faire. J'étais troublée et vous aviez l'air si froid, si professionnel. Vous étiez  inhumain."

Je voulais donc dire ceci :

  1. Le jugement empathique des patients à l'égard du médecin est un leurre qui conduit à la sur estimation de soi, à la perte des repères, au sentimentalisme médical, à la notion de toute puissance, et, au bout du compte, au burn-out (je n'entre pas à dessein dans le modèle du transfert / contre transfert) (1) quand les divergences entre la réalité rêvée et le vécu quotidien deviennent aiguës. La patiente pense que si on lui avait palpé les seins le cancer aurait été diagnostiqué plus tôt. Pas sûr.
  2. L'Etat de l'Art est à la fois une donnée qui permet de se repérer, de se décider, de travailler, de survivre, et une illusion qu'il convient d'analyser de façon instantanée (ce que l'Etat de l'Art cache : les liens et conflits d'intérêts sous-jacents, l'effet de mode, les illusions collectives, l'absence de données contrôlées, le corporatisme, la volonté de puissance, l'argent, le suivisme...) et de façon longitudinale (la relativité des connaissances, leur volatilité, il ne faut pas avoir raison trop tôt -- et trop tard, douter même si tout va dans le même sens, ne pas lire que les publications qui vont dans le sens de l'histoire et de son histoire personnelle, ne pas tweeter que les publications qui vont dans le sens de ce que l'on pense a priori,...). 
  3. La prescription d'une contraception hormonale n'avait pas la même signification philosophique et sociétale en 1982 que maintenant. On m'avait appris qu'il s'agissait d'un médicament et qu'il y avait des risques, des risques en général, risques avancés qui ne sont pas les mêmes que ceux que l'on avance aujourd'hui. Ainsi, avec le temps, est-on passé d'une grande prudence (examen gynécologique complet, prise de sang, et cetera) dans la prescription de pilule à un je-m'en-foutisme banalisant (le sociétal, à savoir la liberté de la femme pouvant disposer de son corps à tout prix, prenant le pas sur le conservatisme de la mise en avant de possibles effets indésirables mortels ou invalidants) à une prise de conscience des dangers là encore mis sous le boisseau pour cause de société. Mais que de résistances encore ! Nous en avons largement parlé ici et tous les problèmes ne sont pas réglés entre les "sociétaux" qui nient  tout effet indésirable de la contraception hormonale (car la pilule est la plus grande révolution scientifique et sociétale du vingtième siècle...), les big pharmiens qui nient aussi pour faire du chiffre et pour toucher des pourboires et les médecins qui s'occupent de leurs patientes sans se soucier de l'idéologie ou du fric et qui savent que la pilule n'est pas un médicament et que ses effets indésirables sont à la fois mortels, invalidants et... sociétaux.
  4. L'histoire que je raconte est à mon avis exemplaire de l'évolution des relations patients / médecins depuis 1982 et ne conclut rien sur le problème scientifico-sociétal du dépistage organisé du cancer du sein. 
  5. Exemplaire d'un point de vue relationnel : j'avais des certitudes et je les ai imposées à ma patiente ; je ne lui ai pas demandé son avis ; je lui ai palpé les seins sans lui expliquer pourquoi je le faisais ; que savait-elle de l'intérêt de palper les seins ? Ignorais-je (la réponse est non) que palper des seins est aussi un acte sexuel ? 
  6. Exemplaire du problème scientifico-sociétal posé par le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie qui dépasse le débat scientifique pur (je suis d'accord : un débat scientifique pur n'existe pas mais il existe cependant une part objective des données -- à ceci près que générer des données, c'est à dire faire des hypothèses, penser un protocole, l'écrire, penser des cahiers d'observation, les écrire, présupposer un mode d'analyse statistique, interpréter les données, écrire l'article, surtout la discussion, est hautement subjectif et impur et influencé par le promoteur de l'essai qu'il soit public ou privé, promoteur qui n'est pas une entité flottant dans les espaces éthérés de la science mais immergé dans la société) : il est plongé dans le bain sociétal qui comprend pêle-mêle, la mort, la maladie, la peur de la mort, la peur de la maladie, le corps des femmes, le patriarcat, la médicalisation de la vie, et cetera.
  7. J'ajoute également que si un sondage était effectué chez les médecins sur le fait de palper des seins dans le cadre des visites de prévention et / ou de dépistage, nul doute qu'une immense majorité de ces praticiens, généralistes comme gynécologues ne diraient pas que la palpation des seins, isolée ou avant une mammographie de dépistage, est un facteur avéré de sur diagnostic. Et encore : j'ai longtemps conseillé aux femmes l'autopalpation de leurs seins de façon systématique, autre source de sur diagnostics.
  8. Qu'en conclure pour le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie ? J'en ai parlé mille fois sur ce blog. J'écrirai, lorsque l'article de la Revue Prescrire dont j'étais relecteur paraîtra, un billet sur l'INCa qui nia tout sur diagnostic pendant des années pour en arriver au chiffre scandaleusement sous estimé de 10 %, ce qui montre combien les agences gouvernementales sont aussi influencées et influençables que les groupes privés qui, influencés et influençables, tentent d'influencer de façon ontologique. Il est désormais nécessaire de proposer une porte de sortie pour abandonner le dépistage organisé du cancer du sein par mammographie. De telles sortes que personne ne perde la face et qu'il n'y ait pas un séisme dans la société française. Il faut réenvisager les programmes de prévention et de dépistage. A vos réflexions !
La patiente s'est donc trompée sur moi et je ne l'en ai pas dissuadée. Par auto empathie ?

Je vous recommande encore de lire Rachel Campergue. "No mammo ?" ICI

(Illustration : le meilleur quatuor de musique contemporaine dans son cd le plus accompli. 1966. Don Cherry. Leandro Gato Barbieri. Henry Grimes. Ed Blackwell.)



jeudi 26 juin 2014

Les affaires Bonnemaison et Lambert : sociétalisation de la médecine.

Appartement au centre de Zurich utilisé par Dignitas pour recevoir les patients durant leurs dernières heures.

Je ne suis pas un spécialiste de la question des fins de vie. Je ne suis pas un expert. Je n'ai pas tout compris dans les attendus des jugements. Et d'ailleurs je m'en moque. Je suis un Français moyen qui parle sans savoir, qui s'exprime, et qui a déjà écrit un billet sur la question (ICI) où il était effectivement question d'hypnovel et où je me suis fait allumer par les commentaires car je ne connaissais rien à l'hôpital, à sa profonde humanité et aux merveilleux personnels dévoués qui s'occupent des malades 24 heures sur 24... 
Au lieu d'être un inconvénient, le fait de ne pas être un expert me semble au contraire, à la lumière d'expériences médicales accumulées au cours des ans (couchage des nourrissons, dépistage du cancer du sein par dosage du PSA (plaisanterie), antibiothérapie dans l'otite moyenne aiguë, et cetera), un avantage considérable pour m'interroger sur les affaires Lambert et Bonnemaison. 
Un collègue twittos qui se reconnaîtra et que l'on reconnaîtra a envoyé un gazouillis qui disait en substance : "Le seul tort de Vincent Lambert est de ne pas avoir croisé Bonnemaison." Voir ICI. Cette remarque est profonde et résume ce qu'il était nécessaire de savoir sur l'affaire.

Mais mon propos est autre.

Je voudrais auparavant me justifier.
Dans un souci de bienséance, et pour ne pas avoir à être taxé de je ne sais quoi par je ne sais qui, je ne suis ni un catholique intégriste, ni un musulman intégriste, ni un anti pro choix, ni un partisan de  l'acharnement thérapeutique, ni un paternaliste alapapa, ni un néolibéral, ni encore moins un libertarien, ni un partisan de la peine de mort, ni...
Et j'ajoute : il m'arrive de côtoyer des gens qui vont mourir.

Mon propos est le suivant : par un injuste retour des choses, et après que les médecins n'ont eu de cesse de médicaliser la société (et jadis on disait médicaliser la vie), c'est la société qui sociétalise la médecine.
Les médecins sont devenus, à l'insu de leur plein gré, des outils sociétaux au service de l'opinion publique et, surtout, de l'opinion privée. Qu'une technique existe et les médecins sont sommés de l'utiliser au risque de passer pour des conservateurs, des pisse-froid, des paternalistes, des réactionnaires, au risque, aussi, d'être traînés devant les tribunaux.
Par un tour de passe passe ironique de l'histoire, mais de plus savants que moi sauront retrouver des exemples antérieurs, la gauche morale a enfilé les habits de la droite libertarienne. Mais n'en parlons pas, c'est tabou. Il y a eu une étape préalable, le passage par le libéralisme et par le néo libéralisme. Remarquons au passage que les bons esprits de la gauche morale (nous entendons ici la gauche de la gauche, Dieu reconnaîtra les siens) ne voient aucune différence entre libéralisme et néo libéralisme (qu'ils aillent faire un tour sociétal dans les pays néo libéraux et libéraux et ils comprendront les "subtilités" de l'affaire par rapport à la législation du travail par exemple) et qu'il en est même qui confondent conservatisme et libéralisme (et néolibéralisme puisqu'ils ne savent pas en faire la distinction), ce qui est assez gratiné.

La sociétalisation de la médecine fait des médecins les outils des désirs sociétaux (et l'histoire nous dira s'ils étaient fous ou non), ces désirs qui sont instrumentalisés ou justifiés par la philosophie des Droits : "J'ai le droit de..." Et gare à ceux qui ne s'y conforment pas. Le slogan de mai 68 "Tout est possible et sans tabou" est devenu le leitmotiv des sociétés "avancées" qui disposent des techniques ad hoc. La médecine ne peut plus raisonner pour elle-même (on me dit dans l'oreillette que ce n'est pas envisageable) et doit, technicienne, se plier aux bons vouloirs de l'opinion publique.
Les médecins ont toujours fait partie intégrante de la société (quand ils ne l'ont pas organisée) et depuis les temps immémoriaux des chamans, et ont toujours voulu lui plaire (pour en vivre par exemple) mais ils sont parfois passés par des extrêmes (nous allons atteindre, très chers amis, le point Godwin et le point Stalwind -- marque déposée docteurdu16--), Mengele, la psychiatrie soviétique, les injections léthales dans l'administration de la peine de mort, des extrêmes qui existent toujours aujourd'hui : essais cliniques sur des enfants et des femmes du Tiers-monde, trafics d'organes, et cetera.
Puisque la greffe d'un sixième orteil sur le pied dominant améliore de 12 % les temps au 50 kilomètres marche et qu'une clinique costaricienne la pratique à San José il est scandaleux, prétendent les théoriciens des Droits, qu'aucune clinique française ne la pratique, qu'elle ne soit pas remboursée par la CPAM, et qu'elle soit considérée comme de la médecine améliorative susceptible d'être assimilée à du "dopage". 

Revenons aux cas Bonnemaison / Lambert.
Que viennent faire les médecins dans cette histoire ? 
Dans le cas Lambert les médecins et une partie de la famille du patient considèrent qu'il s'agit d'acharnement thérapeutique et les parents, semble-t-il, s'opposent à l'arrêt des soins. Peut-on, doit-on obliger en conscience des médecins et des équipes soignantes à garder en vie végétative un patient qui, selon les médecins, souffre quand même et qui ne sortira jamais, en l'état actuel des prévisions de la science, de son état ? Les médecins et les équipes soignantes n'ont-ils pas, eux aussi, une conscience qu'il est nécesssaire de respecter ? La conscience médicale et soignante doit-elle être considérée comme quantité négligeable et doit-on contraindre des médecins à pratiquer des actes qu'ils réprouvent ? Est-on au courant du fait qu'agir contre sa conscience peut entraîner des dégâts considérables ? Même en cas de décision de justice. Sociétalisation de la médecine, dis-je, et même sociétalisation à géographie variable : le dépaysement de Vincent Lambert à Bayonne aurait peut-être réglé le problème...
Dans le cas Bonnemaison que l'on a décrit comme "assassin par compassion" il semble que son instrumentalisation (les acclamations de la salle d'audience à l'annonce de l'acquittement en témoignent) par les associations ne fasse aucun doute. Je ne dirai rien de ce que j'ai pu percevoir de la personnalité de Bonnemaison (son changement de coupe de cheveux avant et après est assez stupéfiant) et des raisons qui l'ont poussé à pousser la seringue mais, je l'avais déjà signalé ailleurs (LA), les Bonnemaison aux mains propres ne sont pas rares dans les centres hospitaliers mais on n'en parle pas, on le tait. Et là, a contrario, il s'agit de la pratique des médecins, forcément inexplicable car non expliquée parfois aux patients et aux familles, qui se substitue à la conscience des patients et des familles. Médicalisation de la vie et ici de la mort par des équipes soignantes comme pendant de la sociétalisation de la médecine à qui l'on demande de se plier aux désirs de la société. Eût-il fallu que Bonnemaison confie hypnovel et/ou Norcuron à la famille pour qu'elle accomplisse le geste d'amour  et de compassion ? 

Ce que je voulais souligner : les médecins font désormais partie de la "boîte à outils" sociétale. Ceux qui en profitent feront de l'argent. Les autres souffriront.

PS. On remarquera que les infirmières et aides-soignantes sont condamnées et les médecins acquittés. Vous avez le droit à plusieurs grilles d'interprétations : marxiste, genriste, sexuelle, autre...

Illustration venant de LA.
Dignitas, CH : ICI.

PS du premier juillet 2014 : Judge Marie (LA) justifie en droit Bonnemaison. Je lui réponds.
PS du trente-et-un octobre 2015 : le docteur Bonnemaison a fait une tentative de suicide et se trouve entre la vie et la mort (selon la presse : ICI).


mercredi 18 juin 2014

Cancers de la thyroïde : réponse aux commentaires du cas clinique 172 de sur diagnostic.

Incidence du cancer thyroïdien par pays. Les pays au dessus de la ligne pointillée ont augmenté leur taux de cancer entre 1985 et 2002

Je ne suis pas surpris que la notion de sur diagnostic choque toujours autant. Je me fais même traiter d'idéologue en l'abordant (voir ICI pour le billet précédent et, surtout, les commentaires offusqués). Mais les données sont tétues.
J'ai très rapidement regardé la littérature sur le sujet. L'article dont la figure est extraite (LA) est paru en 2013. Il s'appelle "Thyroid cancer: zealous imaging has increased detection and treatment of low risk tumours." La lecture des commentaires est instructive. Mais je retiens aussi que la France est bien placée (le meilleur système de santé au monde).
J'ai même trouvé un rapport de l'INVS datant de 2011 (ICI) où, au delà des données toujours aussi disparates et sujettes à caution de l'épidémiologie française (je crains qu'il ne s'agisse d'un oxymore), j'ai retenu cette phrase étonnante : "Les disparités géographiques du taux de patients opérés ne reflètent pas de façon fiable celles du taux d'incidence". C'est tout dire.
Pour ce qui est des relations entre incidence et mortalité, voici les chiffres américains.

Incidence et mortalité des cancers de la thyroïde aux US, 1975 - 2009, et l'arrivée des nouvelles techniques


Enfin, j'ai trouvé un article de 2014 sur les cancers papillaires (LA) qui sont bien entendu un cas particulier mais que tout le monde devrait connaître. Dont voici l'abstract.

Abstract

Thyroid cancer is one of the fastest growing diagnoses; more cases of thyroid cancer are found every year than all leukemias and cancers of the liver, pancreas, and stomach. Most of these incident cases are papillary in origin and are both small and localized. Patients with these small localized papillary thyroid cancers have a 99% survival rate at 20 years. In view of the excellent prognosis of these tumors, they have been denoted as low risk. The incidence of these low risk thyroid cancers is growing, probably because of the use of imaging technologies capable of exposing a large reservoir of subclinical disease. Despite their excellent prognosis, these subclinical low risk cancers are often treated aggressively. Although surgery is traditionally viewed as the cornerstone treatment for these tumors, there is less agreement about the extent of surgery (lobectomy v near total thyroidectomy) and whether prophylactic central neck dissection for removal of lymph nodes is needed. Many of these tumors are treated with radioactive iodine ablation and thyrotropin suppressive therapy, which—although effective for more aggressive forms of thyroid cancer—have not been shown to be of benefit in the management of these lesions. This review offers an evidence based approach to managing low risk papillary thyroid cancer. It also looks at the future of promising alternative surgical techniques, non-surgical minimally localized invasive therapies (ethanol ablation and laser ablation), and active surveillance, all of which form part of a more individualized treatment approach for low risk papillary thyroid tumors.

En gros : le sur diagnostic en général est certain dans le cas du cancer de la thyroïde. Est-il incertain dans le cas de "ma" patiente ? Non. Mais si la classification retenue est source de sur diagnostics, remettons NCI / Bethesda en chantier. Ai-je dit quelque chose d'autre ?

PS - Voici des données plus récentes (octobre 2014) avec un éditorial de HG Welch sur l'"épidémie" de cancers de la thyroïde en Corée : LA


dimanche 15 juin 2014

De la Mafia du foot à la Mafia de la santé.


Vous avez deux types de grands intellectuels et, comme le disent les gens à la mode, ceux qui n'ont pas besoin d'éléments de langage pour être in the main stream, ceux qui s'interpellent eux-mêmes au niveau de leur vécu, c'est clivant, les grands intellectuels qui aiment le foot, qui aiment regarder le foot et qui, surtout, aiment être invités sur les plateaux de télévision ou de radio pour parler de foot en tant qu'écrivain, philosophe, historien, sociologue, cinéaste, graphomane, ou chanteur de variété, et les grands intellectuels qui n'aiment pas le foot, qui détestent le foot, qui trouvent que ça fait beauf, jackie, kéké, opium du peuple, salaires trop élevés et, last but not least, l'univers de la corruption, du fric et de la Mafia.
Le terme est lâché. 
Pour mécontenter tout le monde je dirais que j'ai toujours aimé le foot, le pratiquer mal, aller au stade avec mon père puis avec mes enfants,  l'écouter à la radio, ah, Georges Briquet, le regarder à la télévision, ah, Thierry Roland, que je suis bon public, abonné à Canal plus et à BeIn sport, mais, bien entendu, c'est évident, moi, le grand docteur du 16, je sais le regarder, je sais mettre de la distance, je sais contrôler mes émotions, mes commentaires, je ne regarde pas avec les copains, c'est un plaisir presque solitaire devant mon écran plat ou mon écran d'ordinateur, je regarde le foot en intellectuel et j'en parle même à mes patients qui en parlent beaucoup, mes patients qui ne votent pas, qui votent, qui sont contre la taxe Hollande à 75 %, car les jeunes du Val Fourré, les mâles, privés de l'ascenceur social de l'école républicaine (moi aussi je sais manier la novlangue comme un grand qui n'a fréquenté ni Sciences Po, ni l'ENA), n'ont qu'un seul rêve : devenir un riche sportif, mais, chut, n'en parlons pas, cela pourrait désespérer les purs, les droits, les qui considèrent que les rêves du peuple doivent passer par l'adhésion au rêve anti capitalisme qui rendra les gens meilleurs ou au rêve néo libéral qui rendra les gens meilleurs... Un riche sportif qui a le droit, grâce à ses dons et à ce qu'il gagne, d'en être fier et de ne pas trop donner à l'Etat qui n'a rien fait pour lui... Il y a donc les gens de droite qui sont contre la taxe à 75 % bien qu'ils trouvent indécents de tels revenus parce que ces footballeurs n'ont fait ni Polytechnique ni HEC et qu'ils sont le plus souvent bronzés, immigrés ou issus des classes "populaires", qu'ils ne savent pas ce qu'est une commode louis quinze ou un trumeau louis seize et qu'ils préfèrent le rap et Céline Dion à la énième interprétation de la Symphonie du Nouveau Monde et qu'ils gagnent plus d'argent que les traders à particules qui trafiquent sur les marchés financiers et des gens de gauche qui préfèreraient que les Indigènes de la République, au lieu de gagner de l'argent avec le génie de leur corps, lisent Frantz Fanon, Karl Marx, Aimé Césaire, Wilhelm Reich ou Pierre Bourdieu.
Ainsi, Finkielkraut est-il critiqué (à juste titre -- mais je pourrais écrire un billet là dessus pour aller au delà et en deçà de ses propos) quand il s'indigne de la couleur indigénique de l'équipe de France, ainsi l'extrême-droite et la droite sont-elles fustigées quand elles ne trouvent pas normal que l'on ne chante pas La Marseillaise (la suppression des hymnes nationaux rendrait les choses plus simples) mais on ne dit rien de la gauche et de l'extrême-gauche qui méprisent le foot-ball et ses joueurs, basanés ou non, fils de prolétaires ou non, parce qu'ils devraient faire autre chose et défendre leur classe, leur race, leur exploitation plutôt que d'être devenus, à l'insu de leur plein gré, des capitalistes arrogants et sans éducation...

Les données récentes de la littérature nous indiquent que le foot business est depuis longtemps sous la coupe d'intérêts mercantiles, d'intermédiaires douteux, de comptes dans des paradis fiscaux, de sociétés multinationales tentaculaires, de corruption généralisée, de concussion, de trafics d'influences, d'abus de biens sociaux, de dessous de table, de pots de vin, d'achats de votes, d'achats de politiciens, de trafics d'enfants, de dopage (mon oreillette me dit que le top du top néo libéral est de ne pas être contre le dopage, désolé, j'ai fait une erreur de main stream), de paris truqués, de corruption d'arbitres, et cetera, dans un contexte de patriotisme, de nationalisme, de mauvaise foi, et cetera.
Parenthèse.

Cela étant dit, je voudrais dire ceci : le but de Robin Van Persie contre l'Espagne est le modèle de ce que l'on peut faire de mieux dans la gestuelle corporelle humaine contemporaine (voir LA le but en video). Parlez-moi de gestuelle artistique en me citant Degas ou Bacon mais, dans notre monde, où trouver un geste si esthétique qui allie intelligence, règles de la physique, mécanique des fluides et mouvement brownien ? Aucune "performance" artistique n'atteint la cheville de cette phase de jeu. Van Persie, je ne le connais pas, il n'a lu ni Marx ni Rawls, mais il atteint au sublime et nul doute, on ne prête qu'aux riches, que Michel-Ange ou de Vinci en auraient fait des tonnes.
Donc, que les intellectuels intellectuels, que les donneurs de leçons de civisme, que les empêcheurs de tourner en rond, que les lanceurs d'alerte, que les détracteurs du sport spectacle, que les brillants pourfendeurs des inégalités sociales aillent lire Jacques Généreux, Jérôme Guedj, ou Clémentine Autain pendant que nous nous vautrons tels des décérébrés dans nos canapés en regardant des matchs de foot truqués avec des nullités surpayées, pas de morale surtout, ne nous emmerdez pas, nous sommes khons, nous assumons.

Pour ce qui est de la Mafia de la santé, je conseille aux professionnels de santé qui n'aiment pas le foot-ball car c'est une Mafia, de cesser toute activité, de boycotter les produits GSK, Pfizer, Sanofi-Aventis, Servier et consorts et de lire ceci :

Les données récentes de la littérature nous indiquent que la santé business est depuis longtemps sous la coupe d'intérêts mercantiles, d'intermédiaires douteux, de comptes dans des paradis fiscaux, de sociétés multinationales tentaculaires, de corruption généralisée, de concussion, de trafics d'influences, d'abus de biens sociaux, de dessous de table, de pots de vin, d'achats de votes, d'achats de politiciens, de trafics d'enfants, de dopage (mon oreillette me dit que le top du top néo libéral est de ne pas être contre le dopage, désolé, j'ai fait une erreur de main stream), de paris truqués, de corruption d'arbitres, d'études cliniques biaisées, de congrès pourris, d'enfants du tiers-monde inclus dans des essais à l'insu de leur plein gré, de trafics d'organes, de trafics de femmes, de conférences de consensus expert-mongerisées et disease-mongerisées, et cetera, dans un contexte de patriotisme, de nationalisme, de mauvaise foi,  d'incompétences et cetera.

Lire un peu : Gøetzche Peter. 2013, Deadly Medicines and Organised Crime: How Big Pharma has Corrupted Healthcare. Radcliffe.

Illustration (crédit) : ICI

jeudi 12 juin 2014

Une histoire (ordinaire) de sur diagnostic sans médecin traitant. Histoire de consultation 171.


Madame A, 45 ans, dont j'étais le médecin traitant depuis deux mois, a été adressée sans que l'on me demande mon avis (sic transit gloria mundi) par "son" gynécologue chez un (e) endocrinologue pour l'appréciation, j'imagine, d'un goitre. Si je vous parle de ce cas maintenant c'est que la patiente est venue me voir avant hier pour me montrer les résultats de "sa" TSH (normale) alors qu'elle n'était pas venue consulter depuis novembre 2012. J'ai donc constaté que j'avais été informé par des courriers que j'avais oubliés. Une échographie est pratiquée en son cabinet par l'endocrinologue qui conclut à un goitre multinodulaire (pas d'images montrées au médecin traitant). Le courrier de l'endocrinologue qui m'est adressé le 12 décembre 2012 après que la cytoponction a été faite : "On notait un nodule polaire supérieur gauche qui a fait l'objet d'une cytoponction et qui classe la lésion en néoplasme vasculaire ce qui impose un contrôle anatomo-pathologique. Je lui remets un courrier pour le docteur B de l'hôpital de *** qui effectuera une lobo-isthmectomie gauche."
Je récupère le résultat de la cytoponction  effectuée sous contrôle échographique le 23 novembre 2012 où j'apprends que le nodule mesurait 22 mm.
"Prélèvement satisfaisant pour le diagnostic.
"Lésion classée en néoplasme vésiculaire (selon la terminologie NCI/Bethesda 2008) (LA) (1)
Ces images ne permettent pas de déterminer la nature bénigne ou maligne sur la simple cytologie.
"L'analyse histologique de la lésion après exérèse est recommandée."
Je reçois par ailleurs un courrier daté du 30 janvier 2013 du docteur B***, ORL, qui "me remercie d'avoir adressé la patiente en consultation"... Ce qui est faux, le docteur B n'étant pas l'un de mes correspondants, la patiente ayant eu pour parcours de soin : gynécologue, endocrinologue, ORL puis endocrinologue.
Le docteur B*** m'adresse le 15 février 2013 un courrier disant en substance : "...Ci-joint les résultats histologiques définitifs en faveur d'un adénome thyroïdien bénin..." Le ci-joint est manquant.

Bel exemple de sur diagnostic. Et de sur traitement.
Je ne dis pas que j'aurais pu mieux faire. Mais...
(Je me rappelle ce chef de service qui se balladait avec ses lames dans le train pour montrer à un anatomopathologiste des prélèvements pour obtenir un deuxième avis).


Notes
(1) Il semblerait qu'il existât une recommandation plus récente Bethesda 2010 que j'ai retrouvée ICI et en français.

PS. Vous pourrez lire la réponse que j'ai faite aux commentaires de ce billet : ICI

Illustration : Tropic of cancer. Henry Miller. 1961


jeudi 5 juin 2014

Le corps-marché. Céline Lafontaine.


Lafontaine Céline. Le corps-marché. La marchandisation de la vie humaine à l'ère de la bioéconomie. Paris, Le Seuil, 2014, 272 pages.
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Permettez-moi d'exposer dans un premier temps les idées de Céline Lafontaine (qui n'exposent pas toujours les siennes), qui est professeure agrégée de sociologie à l'université de Montréal, sans trop de recul tant le propos est fort. 

Avant tout le livre de Céline Lafontaine permet de s'informer et de comprendre comment l'idéologie néo libérale (philosophique et économique) a désormais accaparé le domaine de la santé et celui de la recherche, quels sont les fondements théoriques de la bioéconomie, d'où elle vient, comment elle s'articule, ce qu'elle propose et de quelle façon elle exploite le corps humain en reproduisant et en accentuant les inégalités désormais mondialisées.

Céline Lafontaine souligne que la bioéconomie se fonde essentiellement sur "Une biopolitique néolibérale caractérisée par un individualisme triomphant et une logique identitaire désormais associée au culte de la santé parfaite"  et elle explique les nouveaux concepts que sont le biocapital et la biocitoyenneté (1). Son livre est une mine pour qui veut s'intéresser aux nouveaux horizons de la médecine au sens large, fournissant des références, indiquant des pistes de réflexion, abordant des domaines variés sous l'angle de l'anthropologie, de la sociologie, de l'épistémologie et de l'économie. 

Le rapport de l'OCDE publié en 2009 (voir ICI), La Bioéconomie à l’horizon 2030. Quel programme d’action ?, expose sans retenue la philosophie néo libérale mise en oeuvre. Il est effarant de constater que l'idée de base de la bioéconomie telle qu'elle est développée par l'OCDE, est la négation de l'entropie (vision néguentropique), c'est à dire que pour échapper au deuxième principe de la thermodynamique, rien que cela, l'OCDE propose d'utiliser le corps humain ou plutôt les êtres vivants comme énergie renouvelable (2). D'un point de vue anthropologique et sociologique la bioéconomie propose un détournement des promesses de la science au profit du biocapital dans une alliance de la peur de la mort et de la quête d'une jeunesse éternelle. Le rapport de l'OCDE indique les pistes à suivre (régénérer le corps pour régénérer l'économie) : donner une biovaleur au corps humain, aux embryons et aux cellules souches (médecine régénératrice et améliorative) ; développer les biobanques de données ; développer la biocitoyenneté ; développer la médecine prédictive et la médecine personnalisée. Tant et si bien que la perfectibilité du corps humain promise par les biotechnologies devient l'ultime horizon du monde contemporain : chaque individu devrait connaître son profil génétique afin de pouvoir prévenir certaines défaillances physiques et maximiser son potentiel biologique.


Illich parlait en son temps (3) de la médicalisation de la vie, il est nécessaire désormais de parler de la biomédicalisation de la vie. Voici identifiés les 5 processus de la biomédicalisation selon Adèle Clarke : 1) privatisation croissante de la recherche en santé avec brevetage et marchandisation des recherches biomédicales ; 2) diagnostic, identification et surveillance des risques menaçant la santé aux niveaux cellulaire et génétique : données stockées dans des biobanques publiques et privées ; 3) rôle grandissant des technosciences dans le dépistage des maladies (aux dépens de la clinique) et dans la médecine régénératrice et améliorative (nanomédecine par ex.) ; 4) démocratisation et déprofessionnalisation du domaine médical avec développement de la biocitoyenneté, du consumérisme et du patient-expert ; 5) Le corps est l'objet d'une quête identitaire sans fin qui autorise tout puisque des méthodes existent.


Céline Lafontaine explique comment le corps ressource permet de façonner des bio-objets (objectivation du corps humain) et décrit trois étapes essentielles : 1) la parcellisation technoscientifique du corps (organes, cellules, tissus, gènes) ; 2) la ressourcification des parties à des fins thérapeutiques (la transplantation en étant le meilleur exemple) ; 3) la marchandisation en pièces détachées. 

Cette objectivation du corps humain s'accompagne de sa dématérialisation qui permet de camoufler les nouvelles logiques d'appropriation économique dont il est l'objet. L'exemple de la transplantation d'organes est démonstratif : elle est devenue un commerce mondialisé et l'auteure rapporte qu'elle a accru les inégalités de genre, d'ethnicité et de classe. La transplantation a aussi entraîné la modification de la définition des critères de la mort (Comité de Harvard) et l'auteure démasque les liens d'intérêts entre ceux qui authentifient la mort cérébrale et les transplanteurs en rappelant que les manoeuvres de réanimation pour maintenir artificiellement en vie un sujet déclaré mort ne sont pas toujours compatibles avec le respect de ce dernier. Les transplanteurs ont également développé dans le public un concept moral inattaquable, le don de vie, pour le prélèvement / greffe en masquant la logique économique qui est derrière (et une logique fortement inégalitaire : ce sont les femmes pauvres et de couleur qui donnent leurs organes aux riches blancs des pays développés). Elle termine ce chapitre par celui des cellules sans corps ou des bio-objets et du recyclage des déchets (jusqu'au sang menstruel) : les embryons conçus par fécondation invitro ont ouvert la voie à la transbiologie, c'est à dire une biologie propre à des organismes qui ne sont pas nés mais qui sont en réalité des matériaux biologiques qui se reproduisent en dehors du corps (p 103). 

Dans un chapitre éclairant (L'envers du don : la face cachée du biocapitalqu'il est difficile de résumer en raison de la richesse de ses développements et des nombreuses implications philosophiques, économiques, sociologiques, épistémologiques et anthropologiques qu'elle laisse entrevoir l'auteure dévoile. Voici deux citations qui ouvrent la réflexion : "... l'usage de la rhétorique du don tend à camoufler les processus d'objectivation et de commercialisation des cellules reproductives sur lesquels s'appuient à la fois l'industrie de la reproduction, la recherche sur les cellules souches et les laboratoires biotechnologiques impliqués dans le développement de la médecine régénératrice." ; et ceci : "... la biocitoyenneté s'inscrit dans un processus plus large de dépolitisation des questions de santé publique (lutte contre les inégalités, contre la pauvreté et pour l'accès aux soins) au profit d'une biologisation des identités citoyennes." L'auteure aborde aussi le problème des biobanques qui utilisent le don altruiste non pour des bénéfices individuels mais pour une hypothétique recherche à l'attention des générations futures. Elle souligne également que le consentement éclairé transforme le don en propriété et que l'économie du don est fondée sur l'altruisme (4) dont les retombées sont privatisées. Dans le cas des biobanques le consentement éclairé permet également une adhésion à la recherche au delà de la mort.
Toujours dans ce chapitre l'auteure signale : 1) la bioéthicienne Donna Dickenson (5) compare les biobanques et le travail immatériel fourni par les donneurs à des new enclosures en référence au début du capital agraire en Angleterre ; 2) le don de vie est passé d'une logique de survie à celle de la création artificielle de vies humaines ; 3) l'industrie de la fertilité est constitutive du néolibéralisme et de la globalisation de la biomédecine ; 4) et c'est le sujet du chapitre suivant : les cellules reproductives biovalorisées sont devenues l'enjeu de l'exploitation du corps féminin à l'échelle de la planète.

De la reproduction à la régénération : bioéconomie du corps féminin. Ce chapitre est passionnant et ébouriffant. Il mériterait un billet à lui tout seul. Il est polémique vis à vis de la doxa progressiste. Céline Lafontaine assène : 1) les ovules sont devenus l'étalon-or de la bioéconomie (embryons, cellules souches embryonnaires) et, comme dit l'autre, ils ne poussent pas dans les arbres : les femmes sont à la fois consommatrices au sein de l'industrie de la PMA (procréation médicalement assistée) et simples ressources dans le cadre de la bioéconomie des cellules souches  (CL en profite pour critiquer les déconstructivistes du genre : 6) ; 2) les produits du corps féminin (ovules, celules foetales, cordons ombilicaux) peuvent être considérés comme des biovaleurs issues d'un travail productif et reproductif que l'on tente de confondre ; 3) l'économie du corps féminin reproductif  atteint sa quintessence dans le cadre de la GPA (grossesse pour autrui) où l'on peut parler de sous-traitance du travail reproductif avec toutes ses implications (commerciales, éthiques, génétiques...) ; 4) l'utilisation de la notion de Droit à l'enfant par le biocapital parachève la manipulation (des corps féminins).


Dans un dernier chapitre Céline Lafontaine aborde l'exploitation mondialisée des corps vils définis (7) comme "peu coûteux", faciles à obtenir, et comme sans valeur, sans dignité, auquel on ne doit ni respect ni égard. La médecine moderne s'est développée à partir de ces corps. Et, paradoxalement, en raison de la Déclaration d'Helsinki (1964) et de l'amendement Kefauver-Harris, le consentement éclairé a permis la globalisation des essais et l'exploitation généralisée des corps vils. La sous-traitance des essais cliniques s'est développée et représente à elle seule en 2012 35 milliards de dollars et les pays les plus "touchés" sont l'Inde et la Chine. L'expérimentation clinique s'inscrit dans la revendication du droit à l'essai qui témoigne d'une culture néolibérale transformant chaque patient en entrepreneur de recherche. On pourrait conclure avec cette note (très) pessimiste : sous l'angle de la mondialisation le corps-marché prend parfois les traits du "cannibalisme post-civilisationnel" annoncé par Gunther Anders (8) : Un monde où tous les corps, toutes les vies individuelles, se transforment en matière première au service de l'efficacité productive. 




Commentaires

Au moment où la PMA (procréation médicalement assistée) et la GPA (gestation pour autrui) sont abordées sous l'angle de la morale (c'est bien / c'est pas bien), des droits (cela existe donc je peux), de l'égalité (puisque mon voisin peut le faire, pourquoi pas moi), du religieux (le respect de la vie humaine et / ou de la nature) et de la politique (les réacs versus les progressistes), lire le livre de Céline Lafontaine éclaire sur un aspect caché du problème : comment ces procédures s'intègrent dans le contexte économique et philosophique du néo libéralisme. J'ai déjà peur que cette phrase soit mal interprétée par toutes celles et ceux qui sont engagés dans ces procédures douloureuses (au sens propre et au sens figuré). Disons que par une sorte de division de la conscience il est possible que des personnes sincères comprennent les enjeux d'un problème qui les concerne et... finissent par l'ignorer. J'écris ce billet sur un ordinateur  qui a probablement été fabriqué dans des usines où des enfants travaillaient à des salaires de misère et... j'écris quand même.
CL aborde la question des essais cliniques sous l'angle des inégalités nord-sud et des inégalités sociétales à l'intérieur même des sociétés industrialisées (les phase I par exemple) mais elle omet de dire que, notamment en cancérologie, les essais cliniques sont devenus la norme pour tous et qu'il est difficile de s'en extraire.
Si CL signale que ce sont les techniques d'élevage des animaux qui ont conduit au premier bébé éprouvette et Jacques Testard en est un exemple, elle n'aborde pas le fait que les procédures hospitalières, la protocolisation des soins, emprunte ses mots à l'élevage industriel (9).

Mais j'en ai trop dit et j'espère que vous lirez ce livre.

Si vous voulez en savoir plus sur l'auteure : son cursus universitaire (ICI) et aux Matins de France Culture : LA

Notes.
(1) Définition provisoire de la biocitoyenneté : politisation de la santé individuelle et émergence de revendications identitaires liées à des problèmes d'ordre médical.
(2) La vision néguentropique du monde est bien décrite dans le livre, pp 40 et suivantes. 
(3) Nemesis Médicale, Paris, Seuil, 1975. 
(4) Le consentement éclairé  aboutit à un altruisme unidirectionnel en dépossédant juridiquement le donneur des profits potentiels générés par ses propres tissus brevetés.
(5) Body shopping: Converting the Body Parts to Profit, Oxford, Oneworld, 2008
(6) La question du genre a permis la déconstruction théorique de la différence sexuelle en tant que réalité biologique en masquant le fait que c'est le corps féminin qui est une ressource pour la bioéconomie.
(7) Chamayou Grégoire, Les Chasses à l'homme, Paris La Fabrique, 2010
(8) L'obsolescence de l'homme, t. 2, Sur la destruction de la vie à l'époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011.
(9) Porcher Jocelyne. Voir ICI sa bibliographie.

Illustration : Agence de la biomédecine : LA

PS : Je signale un (beau) billet sur le même sujet par Perruche en automne (ICI)

dimanche 1 juin 2014

Contre-transfert en médecine générale (approche partiale). Histoire de consultation 170.


Je rencontre dans le couloir Madame A, 31 ans, qui sort du cabinet de consultation de mon associée où elle vient d'être vue par son remplaçant (pour simplifier les choses : le remplaçant de mon associée est mon ex associé à la retraite).
Elle me fait un grand sourire que je lui rends.
Sauf que j'ai un peu de mal avec cette patiente dont je suis le médecin traitant et qui a mal partout, qui se plaint de plein de trucs, un jour du cou, un autre de la jambe, une autre fois des poignets, encore une autre fois de migraine, qui est anxieuse, qui souffre physiquement et moralement, qui a des traits dépressifs, qui ne sait plus où elle en est et que je considère comme une victime parce qu'elle a un compagnon, le père de son enfant, qui l'a frappée (elle ne m'a jamais montré de traces mais ce n'est pas la peine de voir pour la "croire" et j'ai voulu que l'on prévienne les services sociaux, qu'elle porte plainte, elle n'a jamais voulu, parce qu'elle ne veut pas le priver de son enfant, c'est son père, après tout), qui la menace, qui la trompe ouvertement, me dit-elle, et cetera, et qui continue de vivre chez elle et un employeur qui ne la comprend pas et qui, sans la harceler, la trouve nulle.
J'ai fini par l'adresser en service de médecine interne car, ne sachant plus quoi faire d'elle, je veux dire proposer une construction théorique pour toutes ses plaintes douloureuses, et craignant de "passer à côté de quelque chose", notamment une connectivite en raison de l'horaire des douleurs, du contexte familial, sa maman a une PR, et parce que l'abord psy ne lui convient pas, qu'elle n'est pas folle, dit-elle, qu'elle est anxieuse mais on le serait à moins, dit-elle, qu'elle est un peu dépressive mais sans désirs suicidaires, comprenez moi, docteur, je vis des choses difficiles, eh bien j'ai opté pour l'approche organique afin de soulager mon ignorance et / ou mon incompétence.
Elle a donc accepté le service de médecine interne mais pas l'aide sociale et pas le psychiatre.
Le service de médecine interne a joué le grand jeu, ne l'a pas prise pour une "fonctionnelle", et le courrier que j'ai reçu était rempli de résultats d'examens complémentaires très sioux, que je connaissais de nom mais dont je ne connaissais ni la spécificité ni la sensibilité dans le cas particulier de cette patiente. Ils n'ont rien trouvé mais ils ne lui ont pas encore collé une étiquette d'hypochondriaque manipulatrice. J'ai écrit dans son dossier la phrase magique : "jesaipasaiquoi".


Quoi qu'il en soit, chaque fois que je découvre son nom dans le carnet de rendez-vous, je fais la grimace. Car je ne sais pas quel visage lui montrer : empathique, compâtissant, sérieux, raisonneur, ouvert, psy (je vous expliquerai un jour à moins que vous ne le sachiez ce qu'est une attitude psy en médecine générale), patelin, raisonneur, père fouettard, assistante sociale, que sais-je encore ? Je suis gêné aux entournures. Et elle s'en rend compte. Sans doute. Elle sait peut-être que je n'ose pas lui dire ce qu'elle a envie d'entendre ou de ne pas entendre, Prends ta gosse et tais-toi tire-toi, un vieux reste de Le médecin n'est pas là pour décider pour ses patients, mais je ne dis rien sinon qu'il faudra porter plainte, cette fois, si son compagnon la frappait à nouveau.
Après qu'elle est partie, le remplaçant de mon associé me dit, dans le bureau de la secrétaire "Elle n'a vraiment pas de chance, Madame A." Je le regarde et montre un visage étonné. Je n'avais pas envisagé les choses de cette façon là. Pour moi, Madame A est avant tout une emmerdeuse, une emmerdeuse qui n'a même pas l'élégance de coller aux tableaux cliniques pré définis, aux tableaux psychiatriques ad hoc, une emmerdeuse qui a mal et qui ne supporte aucun opiacé, une emmerdeuse qui est certes anxieuse, sub dépressive (le DSM IV définit-il ce genre de patientes ?), victime de la vie, un mec qui l'a d'abord frappée puis quittée en la laissant avec son enfant de trois ans mais qui ne l'a pas quitté complètement, qui la harcèle, qui veut voir sa fille mais surtout emmerder la maman, qui exige de voir sa fille pour savoir comment la mère de sa fille survivent sans lui, et Madame A qui n'ose pas lui dire que cela suffit car elle a tellement peur qu'il ne demande plus à voir sa fille qui réclame son père.
Grâce à la remarque du remplaçant de mon associé je découvre combien j'ai été mauvais avec cette patiente, mauvais dans ses différentes acceptions : mauvais médecin, mauvais "humaniste", mauvais humain, nul, en quelque sorte. J'ai découvert aussi combien j'avais été injuste.

Pourquoi ?
Chacun pourra en tirer des conclusions, non sur mon cas précis, mais sur "son" cas précis, le cas de chaque "soignant" en situation de soin quand il ou elle sont en face d'un ou d'une patiente qui les dérange.
La vie est ainsi faite, je ne parle pas seulement de la médecine, il nous arrive d'être "mauvais", mais, dans le cas de la médecine, il s'agit de notre métier, nous avons donc une obligation de moyens.
Est-ce que j'ai été mauvais parce que je n'aime pas ce genre de femmes dans la vraie vie ? Est-ce que j'ai été mauvais parce qu'elle ne correspondait pas à l'idée que je me fais de la façon de réagir dans de telles circonstances ? Est-ce que j'ai été mauvais par pure umbécillité ?

Le remplaçant de mon associée m'a remis dans le droit chemin.

Quad j'ai revu Madame A, j'étais content de la voir. Sans doute pour me faire pardonner. Et, comme par hasard, et ne croyez pas une seconde qu'il y ait une quelconque corrélation ou que je m'attribue quelque mérite, elle allait "mieux".

(Cette anecdote mériterait à mon sens quelques commentaires circonstanciés : la réflexion sur soi-même ; la liberté de ton entre professionnels de santé ; l'arrogance médicale ; le paternalisme ; et cetera)

Note : Pour le contre transfert j'ai retenu cet article ICI.

Illustration : je l'ai trouvée sur le site LA mais sans auteur du dessin.

PS du 23 septembre 2015 : un billet de Jaddo illustre a posteriori le billet : LA.