Benjamin Disraëli (1804 - 1881)
Il y a trois sortes de mensonges : les gros mensonges, les mensonges sacrés et les statistiques.
Lies, damned lies, and statistics.
Le docteur B est un bon médecin généraliste qui fait correctement son travail. Il ne reçoit que sur rendez-vous et ne fait jamais, sauf urgence du siècle, de dérogation. Il lui arrive de faire des visites, environ cinq ou six par semaine, mais il s'agit de visites programmées chez des personnes âgées ou invalides qui ne peuvent se déplacer (que chez leur spécialiste). Il est un bon médecin généraliste qui ne se contente pas de faire de la bobologie et de croire qu'il n'en fait pas. Il est dévoué avec ses patients, n'hésita pas à passer du temps quand il faut passer du temps, il fait le suivi des nourrissons, il fait le suivi des femmes enceintes, il débarrasse les patients de leurs verrues, il fait de la petite chirurgie, il infiltre les épaules, les genoux, les canaux carpiens, les épicondyles, il lui arrive même de faire des électrocardiogrammes, il fait des frottis vaginaux. Compte tenu du prix de la consultation, de son appartenance au secteur I sans dépassement d'honoraires, on peut dire qu'il donne de sa personne et qu'il n'est pas avare de son temps. Il se rend dans des séances de formation médicale continue sponsorisée pour les repas par l'industrie pharmaceutique, il reçoit un laboratoire pharmaceutique par semaine à son cabinet et il lui arrive de déjeuner à l'oeil dans un restaurant de sa ville invité par une charmante déléguée médicale. L'observation de ses prescriptions indique qu'il prescrit peu d'antibiotiques dans les affections virales, qu'il prescrit modérément dans nombre de maladies, que le nombre de lignes sur les ordonnances de personnes âgées est un peu au dessus de la moyenne nationale mais que cela n'a rien d'exceptionnel, il prescrit des arrêts de travail avec mesure et tact compte tenu de la zone dans laquelle il exerce, il ne prend plus de gardes depuis des lustres parce qu'il trouve que ses journées sont assez remplies comme cela, il adresse les patients en loco-régional parce qu'il trouve que les spécialistes de sa ville sont compétents, il s'informe en lisant la presse sponsorisée... Que dire de plus ? C'est un bon médecin au sens classique du terme : il écoute, il entend, il ne fait pas que de la médecine, il fait aussi du social, mais comment pourrait-il faire autrement dans le type de ville où il exerce ?
Mais il y a un hic : il croit beaucoup trop en la médecine.
Je ne sais pas trop comment exprimer cela.
En gros, pour simplifier, allons, simplifions, il pense que les progrès enregistrés dans les pays industrialisés comme la baisse de la mortalité infantile ou l'augmentation de l'espérance de vie sont liés exclusivement à l'action de la médecine et des médecins.
Il ne croit pas aux paradoxes tels que 'La mortalité cardiovasculaire a diminué avant l'arrivée des anti hypertenseurs efficaces' ou 'La mortalité par rhumatisme articulaire aigu a diminué avant l'arrivée de la pénicilline' ; il ne doute jamais de l'efficacité des vaccins, quelle que soit le domaine. Toute attitude dubitative sur le rôle imparfait de la médecine lui paraît ressortir de la théorie du complot.
Mais surtout : il est persuadé que la médecine préventive peut presque tout.
Non seulement il en est persuadé mais il y croit et l'applique dans sa vie de tous les jours : il donne des conseils hygiéno-diététiques aux jeunes mamans, aux diabétiques, aux hypertendus, aux dyslipidémiques, il déconseille l'excès d'alcool et le tabagisme et, pourtant, si on le traitait d'hygiéniste, il ne saurait même pas de quoi on pourrait l'accuser.
Il est deux choses qu'il ne comprend absolument pas : que le dosage du PSA puisse ne pas être efficace ; que le dépistage du cancer du sein puisse entraîner des désavantages.
Le docteur B se fie à son bon sens : il faut tout faire pour sauver une vie ! Et d'ailleurs, est-ce tout faire que de prescrire un PSA ? Est-ce tout faire que de prescrire une simple mammographie ?
Vous aurez beau lui donner tous les arguments du monde, lui fournir toutes les preuves contraires, il ne se fiera qu'à son sens clinique et au sourire d'une vie sauvée.
Mais alors, vous aurez tout faux si vous lui sortez des statistiques. Les statistiques l'emmerdent. Les études cliniques avec des statistiques, des petits p, des risques relatifs, tout cela l'emmerde. Les tests cliniques avec des spécificités, des sensibilités, des valeurs prédictives positives, des valeurs prédictives négatives, l'emmerdent.
Il n'a jamais lu de sa vie une étude clinique dans le texte. Il n'a jamais cru que les études cliniques pouvaient perturber sa vision personnelle de la réalité clinique.
Il ne comprend rien aux statistiques. Un point c'est tout. Et bien qu'il ne connaisse pas la phrase de Disraëli ou la phrase que l'on a attribuée à Disraëli, n'est-ce pas Mark Twain qui l'a popularisée ?, le fait de lui apprendre contentera son sentiment épidermique contre les stats.
Le docteur B croit trop en la médecine et à ses pouvoirs magiques qu'il ne considère pas comme magiques mais comme logiques.
Ce médecin est un sentimental : il croit à la sentimentalité du diagnostic qui sauve une vie.
Ce médecin, le bon docteur B, qui, on l'a vu, est un bon médecin praticien, veut faire le bonheur des malades malgré eux. Ou alors : en niant tout attitude paternaliste, il dira qu'on ne peut pas faire d'omelettes sans casser des oeufs et que pour sauver une vie il est possible soit de rendre un homme non malade impuissant, soit d'amputer le sein d'une femme non cancéreuse...
Comme il ne comprend pas les statistiques il ne sait pas que ce sont plusieurs hommes qui seront rendus impuissants par le sauvetage d'une vie (48 exactement) (voir ici) et plusieurs femmes qui seront opérées à tort pour le sauvetage d'une autre vie (10 femmes exactement) (voir ici).
Le docteur B est plus fort que les statistiques qui se trompent forcément et qui ne peuvent s'opposer au fait que sauver une vie est, finalement, l'objectif final de la médecine.
On rappelle que les statistiques actuelles (au dix-huit octobre 2010) déconseillent le dépistage du cancer de la prostate par le dosage du PSA et indiquent que le dépistage du cancer du sein entre 50 et 75 ans par la pratique d'une mammographie tous les deux ans est loin d'avoir un rapport bénéfices / risques favorable.
5 commentaires:
Cela fait un certain nombre de fois que je lis ce terme de "prévention" sur des blogs de médecins, employé d'une manière extrêmement péjorative. Pour moi qui passe mes journées à ça, à faire de la "prévention", je ne me reconnais pas du tout dans cette idée de la prévention telle que semblent la concevoir les médecins libéraux.Comment en est-on arrivé à discréditer à ce point ce concept, qui est un concept noble pour moi? Est-ce à travers ces manoeuvres continues de détournement du langage destinées à modeler les concepts et la pensée? De la même manière qu'on dit désormais "plan social" pour parler des réductions d'effectifs dans les multinationales organisées par des sociétés de conseil, dont le but est de pousser les gens à la démission pour que ça ne coûte pas cher, en les éreintant et en les humiliant? Qu'est-ce qu'il y a de "social" là dedans? Une expression comme "plan d'organisation de la démission forcée des salariés en vue de la maximisation des dividendes" rendrait mieux compte de la réalité. Ou, autre néologisme, dont se sont aussitôt emparés les journalistes, qui, tout en se voulant critiques, contribuent grandement à ce maquillage permanent de la réalité devenue trop moche pour être montrée telle quelle: "niches sociales". On en arrive à penser que la centaine d'euros par mois que perçoit une mère qui élève ses enfants seule peut être mise sur le même plan que les centaines de millions d'euros remboursés par le fisc à Mme Bettencourt. Manipulation, manipulations toujours.Comme le disait Jhon Kenneth Galbraith, économiste américain et canadien et conseiller de Roosevelt: "concernant l'aide aux pauvres... on affirme [qui? les experts bien sûr] que de l'argent ou une aide de toute forme accordée aux pauvres aura pour résultat de dégrader leur comportement, leur sens de l'initiative et de l'effort. De la même manière que les riches ont besoin d'être stimulés par toujours plus d'argent, les pauvres ont besoin d'être stimulés par toujours moins d'argent".
J'admets que je ne suis peut-être pas représentative. Mais pour moi la prévention c'est des connaissances, et là commence la difficulté car comment trouver des connaissances suffisamment fiables pour être pertinentes et ne pas se contenter de donner aux patients l'impression qu'on les aide à mieux prendre en charge leur santé, mais les aider vraiment. De la réflexion avant, de la réflexion pendant, de la réflexion après. Une approche extrêmement individualisée, personnalisée grâce au dialogue et qui situe toujours les patients dans leur contexte socio-familial, culturel, psychologique. Ce qui ne peut se faire qu'avec du temps et du dialogue. Et la prévention ce n'est surtout pas des recettes plaquées sur des gens, des actes techniques systématiques à l'aveugle sans comprendre ce qu'on est en train de faire et pourquoi on le fait. Même si c'est ce vers quoi on se dirige, à cause des réductions de moyens et d'effectifs. De plus en plus on va nous demander de faire de l'abattage. Le retour à la médecine préventive de masse comme on la pratiquait dans les années 70. Car les élus veulent des beaux tableaux bien propres avec des beaux chiffres alignés. Certains responsables nous l'ont dit, qui ont le mérite de la franchise bien qu'ils aient le défaut du cynisme: "vous vous débrouillez comme vous voulez, mais il ne faut pas "découvrir des secteurs"avant les élections cantonales". Autrement dit: mettre la poussière sous le tapis. C'est d'autant plus cynique que si on ne lâche pas c'est parce qu'on sait qu'on tient par la manche des gens qui sont sur le point de tomber dans le précipice. On nous tient par le professionnalisme et par les sentiments. Cela a peut-être quelque chose à voir avec le fait que 90% des personnes qui travaillent dans les soins aux personnes sont des femmes, tandis que 90% des élus et des décideurs sont des hommes. Et celles, parmi les décideurs, qui ne le sont pas ressemblent à des hommes. C'est même grâce à ça qu'elles ont pu grimper jusque là. Quelque chose du côté du care Dr Grange?
En tous cas, ce qui définit les priorités du gouvernement en matière de santé est tout à fait clair pour moi: est prioritaire ce qui génère des revenus pour les laboratoires pharmaceutiques, ce qui génère des revenus pour certaines catégories de médecins, comme ceux travaillant dans des cliniques privées, certains spécialistes, comme les urologues, les radiologues, les orthodontistes. N'est pas prioritaire, mais est considéré comme superflu, ce qui génère de la santé mais aucun commerce et aucun revenu pour ces catégories.
Désolée, Dr Grange, de venir me défouler sur votre blog. Comme je ne fais pas grève, il faut que je me défoule quelque part.
CMT
Bonjour,
Je réponds d'abord à Anonyme 1 : je n'ai pas le temps à 13h27 de répondre complètement : ma salle d'atente est pleine. Sur l'idéologie de la prévention vous pouvez vous référer à mon blog, libellé Prévention. Pour le reste de ma réponse que j'essaierai dans les jour susivants d'être plus structurée, quelques pistes : la prévention fait partie des vaches sacrées des politiciens, d'abord de gauche, puis de tout bord (ce qui n'est jamais bon signe quand tout le monde est d'accord) : la prévention, ça rapporte des voix et ça fait chic. Le problème de la France : les plans de prévention ne sont pas fondés sur des faits et ne sont pas évalués post hoc. J'ai peut-être déjà écrit sur le sujet mais je referai un post sur la prévention, l'hygiénisme, le sentimentalisme en médecine...
A bientôt.
http://docteurdu16.blogspot.com/2010/06/la-prevention-encore-et-toujours-pour.html
Désolée encore, Dr Grange, cher confrère, anonyme 1 c'était moi aussi. Mais comme mon commentaire était trop long pour l'espace prévu pour chaque commentaire j'ai coupé le commentaire en deux et oublié de signer la première partie. Peut-être que vu comme ça cela prend un autre sens que celui que je voulais lui donner.
Je me permets juste de vous contredire sur un ou deux points car je vous vois venir, même de très loin. La prévention, le concept actuel de ce qu'on appelle prévention, de ce que beaucoup de médecins généralistes formés exclusivement par des revues financées par les laboratoires, dans des formations financées par les laboratoires pharmaceutiques, pensent être la prévention est peut-être bien la vache sacrée des politiciens. Elle l'est DANS LES DISCOURS. Elle l'est sous la forme et dans les limites où cela va dans le sens des intérêts qu'ils défendent. Dans les faits la prévention sous toutes ses formes est le parent pauvre de la médecine en France, comparativement à d'autres pays.depusi toujours puisque je me souviens d'un article du Conseil de l'Ordre qui titrait là dessus en 1996. En 2002, puisque j'ai ça sous la main, d'après l'IRDES, la prévention, tout ce qu'on a bien voulu regrouper sous ce terme, représentait 8,2 milliards d'euros soit 6,3% du total de la consommation de soins et de biens médicaux (CSBM) qui était de 130 milliards d'euros. Relativement à d'autres pays il y a un très grand déséquilibre au profit des actes thérapeutiques, et c'est une des explications de la très importante surmortalité masculine précoce, toujours relativement à d'autres pays, observée en France. Si vous soustrayez de cela tous les vaccins inutiles, les actes techniques inutiles, les dépistages massifs coûteux ayant un rapport bénéfice risque défavorable comme vous l'avez bien montré, il ne reste pas grand chose pour le type de prévention que je pratique. Qui consiste non seulement à dépister, dans mon cas chez l'enfant, des problèmes de santé qui peuvent être améliorés ou corrigés par une prise en charge précoce, mais à améliorer le niveau d'information et la capacité de réflexion des parents, afin, par ricochet, d'améliorer la santé aussi bien physique que psychologique de leurs enfants.
CMT
Au niveau collectif on peut rapprocher de cette démarche d'éducation à la santé (même si je n'aime pas cette expression) le plan national nutrition santé (PNNS), qui a coûté à l'Etat pas grand chose, des clopinettes, puisqu'une bonne partie de ce plan a consisté à promouvoir des initiatives locales, dont le financement est au moins en partie local.Mais le PNNS a permis réellement de freiner l'augmentation du taux d'obèses chez les enfants en France. Malgré son ambivalence,et bien qu'on ait tenu a y associer des organismes privés, comme l'institut Danone, qui se sont surtout efforcés de limiter la portée des messages visant à transformer vraiment les habitudes alimentaires, malgré le manque de volonté politique de l'Etat, qui a toujours refusé de limiter les publicités TV pour des aliments "riches" aux heures d'écoute des enfants, malgré cette schizophrénie cela a eu un impact positif.Tout simplement cela a permis de contrebalancer un peu le discours publicitaires, principale source d'information des ménages en matière d'alimentation. A cause de la publicité, quand les gens vont faire des courses ils sont amenés à acheter des CONCEPTS MARKETING et non à réfléchir à la meilleure manière d'allier plaisir et utilité des aliments consommés. Nos actes d'achat sont conditionnés par nos représentations,nos représentations sont en grande partie formatées par la publicité.Si on ne fait plus de prévention nos comportements alimentaires seront uniquement modelés par la publicité. Et pas au mieux de nos intérêts. Une fois pour toutes. Il faut vraiment arrêter d'écouter ce que disent les politiques.Dans leurs discours sur la prévention les politiques CONFONDENT délibérément des choses très différentes, pour défendre les intérêts de certains groupes dont ils sont proches. Les discours des politiques sont depuis longtemps totalement déconnectés de la réalité et ne visent qu'à nous faire avaler diverses couleuvres.
CMT
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