Vittore Carpaccio : Jeune gentilhomme dans un paysage (1510)
Musée Thyssen-Bornemisza (Madrid)
Mon tableau préféré (parmi d'autres).
La notion de nombre de malades (ou sujets) à traiter (NMT) ou Number Needed to Treat en anglais (NNT) est une notion bien connue mais qu'il est nécessaire parfois d'interpréter avec précaution. Je vous rappelle qu'il s'agit du nombre de patients qu'il faut traiter pour qu'un seul bénéficie du traitement (sans oublier que la période de traitement peut être de plusieurs années, ce qui rend rêveur dans certains cas).
Je vous propose de consulter un site Minerva qui explique l'affaire : ICI.
Nous en avons déjà parlé sur ce blog de façon anecdotique : LA.
Mais il est une notion décoiffante qui est celle du Nombre de Malades à ne pas Traiter (NMNT) ou Number Needed not to treat (NNNT).
Prenons d'abord un exemple à partir de l'expérience externe (de l'EBM).
Une étude menée par Little P en 1997 (ICI) (P Little et al. Open randomised controlled trial of prescribing strategies in managing sore throat. British Medical Journal 1997 314: 722-7.) a cherché à savoir pourquoi les patients consultaient un médecin généraliste pour des maux de gorge malgré les données indiquant que l'antibiothérapie avait des effets modestes pour réduire les symptômes et leur durée (CB Del Mar, P Glasziou. Antibiotics for the symptoms and complications of sore throat. In: The Cochrane Database of Systematic Reviews. Available in The Cochrane Library [database on disk and CDROM]. The Cochrane Collaboration; Issue 1. Oxford: Update Software; 1997. Updated quarterly.) ; une deuxième étude du même auteur (ICI) (P Little et al. Reattendance and complications in a randomised trial of prescribing strategies for sore throat: the medicalising effect of antibiotics. British Medical Journal 1997 315: 350-2.) a été menée pour connaître l'attitude de ces malades dans l'année suivante : reconsultaient-ils ou non pour maux de gorge ?
Je vous propose, puisque les deux articles sont en accès limité dans le BMJ (réservé aux abonnés), de lire un commentaire de Tom Marshall dans Bandolier (Evidence based thinking about health care) ICI qui est une revue parfois très amusante d'EBM.
Il s'agit donc d'un essai ouvert randomisé consistant devant des maux de gorge à allouer au hasard trois traitements : 1) Antibiotiques d'emblée ; 2) Antibiotiques à utiliser au troisième jour par le malade si les symptômes persistaient ; 3) pas d'antibiotiques du tout.
Les résultats sont les suivants :
Chez les patients à qui des antibiotiques ont été prescrits 87 % croient que les antibiotiques sont efficaces, 79 % disent qu'ils reconsulteront la prochaine fois et 96 % sont satisfaits de la consultation.
Chez les patients des 2 autres groupes (délai ou pas d'antibiotiques du tout) les chiffres sont respectivement les suivants : 57 %, 55 % et 92 %.
Ce qui signifie que pour 3 patients à qui on ne prescrit pas d'emblée ou à qui on ne prescrit pas du tout d'antibiotiques on en persuade 1 de plus que les antibiotiques ne sont pas efficaces (NMNT = 3).
De la même façon pour 4 patients à qui on ne prescrit pas d'emblée ou à qui on ne prescrit pas du tout d'antibiotiques on en persuade 1 de plus de ne pas reconsulter pour le même problème (NMNT = 4).
La suite de l'essai consistait à surveiller les patients dans l'année suivante afin de savoir s'ils avaient, en fonction du groupe auxquels ils appartenaient, consulté à nouveau : 38 % de ceux qui avaient reçu des antibiotiques et 27 % des autres (NMNT = 10).
Ainsi, Tom Marshall concluait ainsi : si un médecin généraliste prescrit des antibiotiques à 100 malades de moins, 33 de moins vont penser que les antibiotiques sont efficaces, 25 de moins vont désirer consulter dans l'année suivante et 10 de moins ne reviendront pas consulter dans l'année suivante.
Ce n'est évidemment pas favorable au paiement à l'acte...
Prenons ensuite des exemples concernant l'expérience interne (de l'EBM).
La surabondance de patients et l'encombrement des salles d'attente devrait nous interroger sur la façon de nous débarrasser des patients qui ne sont pas malades (en les éduquant par exemple à ne plus désirer des antibiotiques). Mais il s'agit d'une manoeuvre contre productive puisque nous sommes payés à l'acte.
La prescription d'un examen complémentaire est source d'inflation : combien de fois un patient n'est-il pas arrivé anxieux devant moi avec à la main un taux de sucre marqué d'une astérisque, un taux de sucre qu'il connaît depuis plusieurs jours et qui l'a rendu inquiet, une astérisque dont on ne sait d'où elle sort, car les chiffres de glycémie normale varient selon les laboratoires et ne correspondent jamais aux recommandations ?
Prescrire un examen inutile peut avoir un intérêt juridique (pour se couvrir) mais est surtout générateur d'anxiété, de nouveaux contrôles, de nouvelles consultations, voire d'adressages à des spécialistes qui vont bien finir par trouver quelque chose...
Une étude ancienne montrait que pour garder sa clientèle il suffisait de ne pas être rassurant, de prendre tout au tragique et ainsi revoyait-on souvent les patients, presque sans effort, on appelait cela "A la revoyure."
Mais il est vrai que les médecins généralistes français sont nus : ils n'ont pas de home tests, ils n'ont pas de microscopes, rarement un ECG, pas d'infirmières pour les aider, et cetera. Et les pathologies qu'ils rencontrent ne sont pas celles qui sont décrites dans les livres, pas celles que leurs maîtres leur ont décrites. L'inexplicable est le lot de nos consultations. Faut-il en faire un complexe ? Faut-il, malgré tout, se prendre pour Gregory House ? Faut-il regretter de ne pas rencontrer à tout bout de cabinet un syndrome de Kartagener ou une maladie de Minkowski-Chauffard ?
Faut-il se rendre à l'évidence, l'inexplicable est le plus explicable dans nos pratiques, l'indécision diagnostique n'est pas obligatoirement un mal pour le patient : il faut toujours s'interroger sur ce qu'il sera possible de faire quand un diagnostic incertain et peu traitable sera porté.
Mon ami Des Spence, le généraliste écossais dont je vous parle souvent et qui ne me connaît pas, mais il me semble que je pourrais très bien être son ami, a fait une chronique récemment (ICI) où il rapportait des truismes de la médecine générale comme : "Si les symptômes ne font pas sens c'est qu'il n'y a rien de grave.", "La fréquence des consultations est inversement proportionnelle à la vraisemblance de la pathologie.", "Adresser un anxieux à un spécialiste, c'est renforcer son anxiété.", "La médecine est magique et mal employée.", "Tout ce que l'on vous apprend dans les facultés de médecine est faux.", et surtout : "Ne faites rien mais avec style."
Je me rappelle que la veille de mon premier remplacement je révisais les troubles du rythme et la façon d'utiliser les anti-arythmiques et autres fadaises sans intérêt.
Rappelez-vous donc le Nombre de Malades à Ne pas Traiter : c'est magique (comme la médecine ?)
C'est lui aussi, Des Spence, qui m'a fait connaître la notion de NMNT : ICI.
1 commentaire:
Supers études! Qui datent d'une époque révolue où des études toutes simples tentaient d'apporter des réponses aux vraies questions.
Et non, des études comme on en fait maintenant,pour "se la péter", avec des modélisations mathématiques complexes, sur des hypothèses généralement fausses, et qui ne répondent à aucune question qui soit digne d'être posée.
Cela pose le problème des limites,des bornes, et de la responsabilité. les limites qu'on devrait fixer aux traders, celles qu'on devrait fixer aux enfants, celles qu'on devrait fixer aux banques, celles qu'on devrait fixer aux patients, et aux médecins aussi. Notre société a un grave problème avec la question des limites. L'idéologie tacite et omniprésente c'est qu'il ne doit pas y avoir des limites, cette absence de limites étant assimilée à de la liberté.La liberté comme finalité ultime, comme succédané du bonheur.
Pas de limites aux traders, pas de limites à la croissance, pas de limites à la consommation, pas de limites aux enfants, pas de limites aux multinationales, pas de limites...
Le patient est face au médecin comme un enfant face à ses parents: il est en situation de fragilité et il vient chercher à la fois un réconfort, une réponse et des limites ou des repères.
Les parents se disent débordés par leur enfant de 3 ans qui prend quatre biberons par jour, se sert tout seul dans le frigo et se roule par terre en pleurant dès qu'on le contrarie. "Pourquoi vous le laissez faire?". "C'est lui qui veut".
Je pourrais leur dire: "et quand il aura 15 ans et qu'il pleurera pour avoir son pétard, vous lui donnerez aussi?".
Les parents refusent d'assumer des responsabilités éducatives, de dire non, pour de mauvaises raisons: continuer à croire que tout est possible, se sentir libres de faire ce qu'ils veulent à travers leur enfant ou parce qu'ils croient que sinon ils vont perdre l'amour de leur enfant.
Les médecins refusent de dire non aux patients pour de mauvaises raisons: ils risquent de perdre des patients, de l'argent. Les parents ne se comportent pas comme devraient le faire de vrais parents responsables, les médecins ne se comportent pas comme devraient le faire de vrais médecins responsables. Après ils se plaignent que ces enfants/patients sont exigeants égoïstes et insupportables.
Mais ils les ont modelés à leur propre image.
Il y a eu cette récente étude de "Que choisir" où 50 testeurs se sont présentés chez des généralistes en disant qu'ils avaient mal à la gorge, rien d'autre. 26 médecins sur 50 leur ont donné des antibiotiques plus 2,4 médicaments en moyenne.
Je vous le dis: on n'est pas sortis de l'auberge.
CMT
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