J1
Madame A, 63 ans, se présente au cabinet avec son "compagnon" qu'elle connaît depuis dix ans, avec qui elle ne vivait pas en raison du site de leurs professions respectives qui ne leur permettaient que de se voir pendant le week-end. Madame A est à retraite depuis dix jours et ils vivent enfin ensemble depuis ces dix jours.
Monsieur A est assis à côté d'elle et m'explique la situation : "Elle est bizarre depuis quelque temps. On dirait qu'elle en fait exprès. On dirait qu'elle m'évite..."
Je connais Madame A depuis une bonne trentaine d'années. Ses antécédents sont les suivants : hypertension artérielle bien contrôlée par deux anti hypertenseurs, bronchite chronique sur emphysème avec une ou deux crises par an contrôlées sans dyspnée d'effort intercritique, arrêt du tabac il y a dix ans. Rien d'autre.
Elle n'est manifestement pas dans son assiette, son regard est fuyant, elle semble désintéressée par la conversation mais elle répond bien à mes questions bien qu'avec un peu de lenteur. La Pression artérielle est normale, la fréquence cardiaque dans le même métal, il n'existe aucun déficit moteur.
L'interrogatoire retrouve la notion d'apparition de la symptomatologie deux jours avant sa retraite effective et à peu près au même moment de l'installation du "compagnon" à son domicile.
Le rapide examen neurologique ne retrouve aucun déficit, aucun signe de latéralisation.
Je pense qu'il s'agit d'un problème psychiatrique, une décompensation de je ne sais trop quoi...
Il est trop tard dans l'après-midi pour téléphoner au dispensaire de secteur (les psychiatres libéraux sont débordés), j'écris un courrier pour un psychiatre du secteur et je donne des instructions au compagnon en lui demandant de me rappeler le lendemain si le rendez-vous n'était pas obtenu dans des délais raisonnables.
Je ne prescris rien.
Quand je lui demande sa carte vitale, elle se met à frotter son sac à main avec le plat de la main, puis à vider son contenu sur mon bureau puis elle finit par la trouver et me la tend.
On dirait un alzheimer aigu.
J2
Le compagnon me rappelle. Il est allé lui-même porter la lettre au dispensaire et il a un rendez-vous dans exactement huit jours. Cela me paraît correct.
J9
Appel du dispensaire. Le psychiatre au téléphone. "Je viens de recevoir Madame A, je pense qu'elle fait un AVC." Je discute un peu, je ne suis pas très convaincu mais, bon... Il a déjà téléphoné en neurologie à l'hôpital : on l'attend aux urgences.
J10
Appel de l'hôpital. Le chef de service de neurologie. "Je vous appelle pour Madame A. Nous savons ce qu'elle a et les nouvelles ne sont pas bonnes : cancer du poumon avec métastase cérébrale." Nous discutons des errances diagnostiques. Il me dit : "De toute façon, cela n'aurait rien changé." J'en conviens. Il me demande deux ou trois détails sur les antécédents de la patiente, que je lui fournis.
Fin de partie.
J10
Le dispensaire me rappelle pour m'informer. Je lui dis que l'hôpital m'a appelé. On rediscute des errances diagnostiques. Cela faisait des siècles que je n'avais pas eu un psychiatre de secteur au téléphone... J'exagère un peu mais à peine : cela faisait des siècles qu'un psychiatre de secteur m'appelait post hoc. Nuance.
Commentaire (orienté) : la symptomatologie clinique de la patiente avait suggéré à son compagnon qu'elle refusait et la retraite et la vie en couple. Psychologisme, quand tu nous tiens...
Commentaire (encore plus orienté) : je l'avais tellement félicitée d'avoir arrêté le tabac il y a dix ans.
Conclusion provisoire : je m'étais déjà fait piéger il y a deux ans par un syndrome confusionnel chez un homme de quatre-vingt deux ans que j'avais attribué a priori à un excès de benzodiazépines et / ou un syndrome démentiel débutant. C'était aussi une tumeur cérébrale sans signes déficitaires sensori-moteurs.
1 commentaire:
Circonspection, circonspection.Cela nous rappelle que "pour être un médecin acceptable" il faut se méfier de tout et de tous, et surtout de soi-même et de ses propres à priori.
CMT
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