Un enterrement à Ornans (1849-50). Gustave Courbet
Madame A est une "commerciale". Elle a 37 ans et elle va mal : "Je suis fatiguée, je ne dors pas, j'ai perdu ma grand-mère il y a sept jours et... j'ai fait mon deuil."
Là, je suis scotché à mon fauteuil. Madame A "a fait son deuil" en une semaine ! Et encore n'a-t-elle pas dit (ce n'était pas dans son argumentaire de malade parfaite qui connaît son vocabulaire de patiente qui regarde les psychiatres et psychologues "qui parlent à la télé") "J'ai fait mon travail de deuil."
J'aurais été sidéré.
Je me reprends. Je prends mon attitude, non feinte, d'écoute (je connais les recommandations sur la façon d'écouter un patient, un malade, un client, tout ce qu'on veut, ce qu'il faut éviter, les mains croisées sous le menton, et tout le toutim freudopsychologique qui fait que le monde est monde... mais surtout : faire confiance, reconnaître, aider à identifier les ressentis profonds...) : cette femme souffre du décès de sa grand-mère.
Elle ne demande rien : "Surtout, docteur, ne me prescrivez pas de trucs pour dormir, je n'aime pas toutes ces saletés, on s'y habitue, pas d'antidépresseurs, j'ai vu une émission à la télé, c'est incroyable ce que les gens..., faut pas que je m'arrête longtemps, c'est pas bon... c'est quand même mieux de travailler que de tourner en rond... " Madame A me rassure et elle m'indique ce qu'elle a compris être ce qu'il faut faire dans le cas d'un deuil. Ce que la patiente doit faire (mais être en deuil, ce n'est pas une maladie, n'a-t-elle pas ajouté) et ce que le médecin ne doit pas faire en présence d'une telle malade : dramatiser, médicaliser, prescrire... Je bois du petit lait : Madame A me rend intelligent sans que je ne fasse aucun effort. Je suis dans les clous de la bien-pensance généralisée (enfin, celle que j'ai entendue récemment, on n'est jamais certain de rien, on peut toujours avoir plus bien pensant que soi, et, surtout, la bien pensance est une notion mouvante qui se déplace à la vitesse de l'éclair, une bien pensance remplaçant l'autre dans le Tribunal Intérieur de nos âmes) et la patiente m'y a conduit sans que je ne fasse rien de spécial.
Ecouter, ne pas prescrire de façon intempestive, ne pas faire preuve de sympathie, ne pas prendre parti... Ne pas trop prescrire d'arrêts de travail.
Je peux donc me concentrer, puisque cette patiente est finalement venue pour me dire sa souffrance, pour m'expliquer qu'elle ne veut pas de médicaments, qu'elle va s'en sortir comme une grande, qu'elle a fait son deuil toute seule en pleine autonomie, sur le rien faire, sur l'appropriation par la patiente de son propre cas dans le contexte actuel du deuil, me concentrer, dis-je, sur cette pressante interrogation : Ne suis-je pas en train de me fourvoyer ? Cette patiente n'est-elle pas en train de me raconter une légende ? Cette commerciale de 37 ans ne se construit-elle pas toute seule une personnalité qu'elle n'a pas ? Ne se réfugie-t-elle pas dans une carapace qu'elle s'est inventée et qui est aussi résistante qu'une feuille de papier ?
Là, je suis scotché à mon fauteuil. Madame A "a fait son deuil" en une semaine ! Et encore n'a-t-elle pas dit (ce n'était pas dans son argumentaire de malade parfaite qui connaît son vocabulaire de patiente qui regarde les psychiatres et psychologues "qui parlent à la télé") "J'ai fait mon travail de deuil."
J'aurais été sidéré.
Je me reprends. Je prends mon attitude, non feinte, d'écoute (je connais les recommandations sur la façon d'écouter un patient, un malade, un client, tout ce qu'on veut, ce qu'il faut éviter, les mains croisées sous le menton, et tout le toutim freudopsychologique qui fait que le monde est monde... mais surtout : faire confiance, reconnaître, aider à identifier les ressentis profonds...) : cette femme souffre du décès de sa grand-mère.
Elle ne demande rien : "Surtout, docteur, ne me prescrivez pas de trucs pour dormir, je n'aime pas toutes ces saletés, on s'y habitue, pas d'antidépresseurs, j'ai vu une émission à la télé, c'est incroyable ce que les gens..., faut pas que je m'arrête longtemps, c'est pas bon... c'est quand même mieux de travailler que de tourner en rond... " Madame A me rassure et elle m'indique ce qu'elle a compris être ce qu'il faut faire dans le cas d'un deuil. Ce que la patiente doit faire (mais être en deuil, ce n'est pas une maladie, n'a-t-elle pas ajouté) et ce que le médecin ne doit pas faire en présence d'une telle malade : dramatiser, médicaliser, prescrire... Je bois du petit lait : Madame A me rend intelligent sans que je ne fasse aucun effort. Je suis dans les clous de la bien-pensance généralisée (enfin, celle que j'ai entendue récemment, on n'est jamais certain de rien, on peut toujours avoir plus bien pensant que soi, et, surtout, la bien pensance est une notion mouvante qui se déplace à la vitesse de l'éclair, une bien pensance remplaçant l'autre dans le Tribunal Intérieur de nos âmes) et la patiente m'y a conduit sans que je ne fasse rien de spécial.
Ecouter, ne pas prescrire de façon intempestive, ne pas faire preuve de sympathie, ne pas prendre parti... Ne pas trop prescrire d'arrêts de travail.
Je peux donc me concentrer, puisque cette patiente est finalement venue pour me dire sa souffrance, pour m'expliquer qu'elle ne veut pas de médicaments, qu'elle va s'en sortir comme une grande, qu'elle a fait son deuil toute seule en pleine autonomie, sur le rien faire, sur l'appropriation par la patiente de son propre cas dans le contexte actuel du deuil, me concentrer, dis-je, sur cette pressante interrogation : Ne suis-je pas en train de me fourvoyer ? Cette patiente n'est-elle pas en train de me raconter une légende ? Cette commerciale de 37 ans ne se construit-elle pas toute seule une personnalité qu'elle n'a pas ? Ne se réfugie-t-elle pas dans une carapace qu'elle s'est inventée et qui est aussi résistante qu'une feuille de papier ?
Madame A m'a raconté ce qu'elle voulait entendre. Madame A m'a raconté ce qui lui semblait être ce que je voulais entendre. Qu'en sait-elle, après tout ? Que sait-elle d'elle-même ? Que sait-elle de moi ? Nous sommes, au cours de cette consultation matinale, dans le malentendu le plus complet.
Je la connais. Je sais comment elle réagit d'habitude. Je lui fais confiance pour "prendre sur elle". Ce n'est pas la première fois qu'elle consulte dans des situations de deuil, de séparation ou de chagrin. Mais ne serait-ce pas aujourd'hui le Big One ? ne va-t-elle pas, après le discours auto-moralisateur qu'elle m'a tenu, pour m'amadouer, pour m'anesthésier, se suicider dans l'heure qui vient ?
Je suis donc, tandis que je rédige un arrêt de travail de trois jours, préoccupé par ces considérations, interrompu par le discours de la patiente, qui ne cessait de s'exprimer, mais qui change de ton : elle se met à m'interroger sur la souffrance des Japonais qui s'étale à la télévision... Je sursaute.
Et, au lieu de m'apitoyer encore sur le sort de Madame A qui ne s'apitoie pas sur elle mais sur des inconnus qui sont devenus proches par la grâce diabolique de la mondialisation des media, je me mets à penser, tout en lui répondant de façon mesurée (et là je fais ce qu'elle a fait tout à l'heure, je mets ma langue dans celle de la bien pensance tsunamico-nucléaire qui me semble être celle de la patiente), à tout ce que racontent les experts sur un sujet que je connais mal et je retrouve les Bricaire, Manuguerra, Floret, Flahault, dans toute leur splendeur grippale. On me dit que les Français sont en train de chercher des pastilles d'iode et de remplir leurs armoires de sucre.
Madame A sort, les yeux mouillés par la tragédie japonaise, avec de bonnes paroles et trois jours d'arrêt de travail.
PS - Les expressions "Faire son deuil" ou "Effectuer son Travail de deuil" font partie des mots plastiques dénoncés par Illich. Ces mots ou expressions dont le signifiant est implicite et le signifié incertain. Nous y reviendrons une autre fois.
9 commentaires:
J'étais et suis toujours agacé devant les mots"faire son deuil". Cela me m'étais en colère, car je trouve qu'on apprend à vivre avec la perte mais qu'on e reviendra pas comme avant le deuil. Il y a toujours un truc qui marque, qui reste mais ca c'est la Vie. Voulant ignorer, anéantir la mort et le deuil, signifie renier la vie et la joie. Mais bon, ce n'est qu'on humble avis/opinion.
Bonne soirée
Chantal
Contrairement à l'imposture de l'expertise grippale , nul besoin d'être physicien, ni victime d'un tsunami, pour adhérer à la bien-pensance nucléaire .
Il suffit de savoir que les déchets radioactifs non recyclables produits par les centrales, mettent des milliers d'années à s'éliminer.
C'est "le principe responsabilité" de Hans Jonas. Principe à la con, qui ne sera jamais côté en bourse .
Quant à "faire son deuil", il y a des gens plus habiles que d'autres pour l'évoquer :
" Evidemment .... mais pas comme avant " écrivait simplement Michel Berger .
@ D
De quelle bien pensance parlez-vous ? Des pro ou des antinucléaires ?
J'écoute et regarde et lit les médias et je constate ceci : es experts actuellement nous mentent car les Japonais qui travaillaient à la centrale sont déjà morts ! Et les autres liquidateurs vont aussi mourir ! Tout le monde le sait mais personne ne le dit.
C'est beau de citer Hans Jonas, le principe responsabilité qui n'a aucun rapport avec le principe de précaution, me semble-t-il, et il faut surtout lire JP Dupuy sur le catastrophisme éclairé qui vous apprendra que la catastrophe a déjà eu lieu (le catastrophisme éclairé). Gunther Anders, cité par Dupuy, a aussi parlé d'Hiroshima ; je vous propose de lire sur ce blog l'article suivant : http://docteurdu16.blogspot.com/2009/05/grippe-mexicaine-comment-penser-la.html
Cette catastrophe dans la troisième puissance mondiale doit nous faire choisir : mais pas entre Proglio / Lauvergeon et Duflou / Lepage.
N'y a-t-il pas d'autres voies (voix) ?
Les filles sont éduquées pour être empathiques, dévouées, altruistes et prendre sur elles. On les autorise à pleurer mais non à s'affirmer et à se bagarrer.
Leur agressivité doit prendre des chemins détournés. Quand elles sont petites on dit que ce sont des chipies. Grandes, ce seront des garces si elles sont agressives.
Un homme est combatif,sait s'affirmer s'il est agressif.
La partie du deuil qui est difficile pour beaucoup de femmes c'est la colère. Visiblement cette JF ne s'autorise pas à être en colère. Elle se comporte en bonne fille sage et vient chercher chez vous l'approbation que lui donnaient ses parents quand elle était petite. Comportement qu'ils exigeaient sans doute d'elle explicitement ou implicitement. Son attitude est purement artificielle. C'est une attitude "as if" il me semble. Au fond elle demande à être invalidée parce que ce n'est pas vraiment elle qui parle.
Mais Winnicott l'a bien dit: l'agressivité est une des deux grandes pourvoyeuses d'énergie vitale. L'agressivité qui ne peut s'extérioriser et être tolérée par l'environnement, ou bien être sublimée se retourne contre soi-même et se transforme en dépression. C'est pourquoi les filles prennent des psychotropes là où les garçons passent à l'acte.
Vous avez raison de vous méfier.
CMT
J'ai pris des raccourcis effectivement pour "la bienpensance nucléaire" , c'était du énième degré , les anti nucléaires étant souvent taxés d'idéalistes utopiques (de bien-pensant écolo, anti-nucléaires..) par les Lauvergeon and co .
Quant au rapport entre principe précaution et responsabilité , il suffit de lire Jonas (même en diagonale) pour ne pas le remettre en cause.
Être sûr de soi c'est bien.
Mais douter c'est mieux.
Et douter de ses doutes pas mauvais non plus, parfois.
Pourtant...
Afin de ne pas devenir totalement cinglé, il doit exister une voie qui ne connait ni le doute, ni le non-doute, pas vrai ?
Cela ne fait aucun doute, et j'en suis tout à fait sûr.
Quoique...
Frédéric
@ Docteur D : Permettez-moi de na pas être d'accord et de ne pas avoir fait la même lecture de Jonas que vous.Vous pouvez lire, comme je l'ai déjà dit, le livre de jean-Pierre Dupuy (en collection de poche) : Le catastrophisme éclairé.
Bonne lecture.
http://www.lemonde.fr/cinema/article/2007/10/30/la-foret-de-mogari-au-coeur-de-la-foret-la-fin-du-deuil_972880_3476.html
Très beau film sur la mort, le deuil, une phrase clef du film:
l'eau de la rivière qui coule ne retourne jamais à la source.
mais c'est quoi le deuil ? Non je dis ca parce qu'en vrai je sais pas ..C'est un truc freudien que tout le monde répète, comme un mantra.Et c'est même une quasi obligation. Oui si tu fais pas ton deuil c'est que tu est pas normale. Ben voilà blindée trop sans doute papa est mort d'un cancer après une survie de 7 ans et à 78 ans il est mort. Oui bon et alors ? Je pense que je vivrais pas si longtemps si c'est pour souffrir ou voir mourir plus jeune que moi. Désolée mais non je m'y attendais et donc on se prépare au fait que nos parents un jour ou l'autre on les perds. C'est la vie car vivre c'est mourir au bout ...
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