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310 pages - 20,5 € |
Je me suis jeté avec gourmandise sur le livre.
Pour des raisons personnelles, je connais à la fois le milieu de l'industrie pharmaceutique et celui de l'Agence du médicament.
Disons : j'ai connu il y a quelques années et au moment des faits.
(Lien d'intérêt : j'ai eu, avant la rédaction de ce billet, l'auteure du livre au téléphone...)
En tant que connaisseur de l'affaire Mediator et d'autres affaires, j'ai peu appris mais ce que j'ai lu m'a fait plaisir : enfin ! Enfin des informations publiques sur ce monstre de Saint-Denis, sur ce mammouth administratif et bureaucratique que l'industrie pharmaceutique considérait comme open bar. Enfin des choses concrètes sur la corruption des fonctionnaires par le laboratoire Servier. Ici les auteurs ne parlent presque que de Servier parce qu'il s'agit de l'affaire Mediator mais quelques prises de chemin de traverse (ananxyl ou l'affaire de Rennes) impliquent d'autres firmes. Des firmes françaises car l'Agence avait pour mission de les favoriser, de leur faciliter la tâche, de sauver des emplois, d'assurer du chiffre d'affaires, d'améliorer la balance des paiements. Les firmes étrangères faisaient elles leur business à Londres (EMA) et à Bruxelles (Commission européenne).
J'ai quand même appris des trucs... Et le fait d'énumérer les faits (et, honnêtement, sur cette affaire, les deux auteurs auraient pu écrire neuf cent pages, ce qui aurait été contre-productif pour la vente du livre et pour la compréhension des mécanismes), de citer les personnes, d'aligner les preuves, de désigner des coupables, des personnes "pas bien", de circonscrire les réseaux, de donner les chiffres exacts de la corruption par l'argent, cela fait plaisir.
On y apprend que Servier c'était (c'est ?), un laboratoire pharmaceutique voyou, avec des méthodes de voyous et des méthodes de barbouzes. Et qu'il était intégré dans l'appareil d'Etat. Comme un poisson dans l'eau. Le livre raconte les intimidations, légales (par l'intermédiaire d'avocats) et illégales (menaces physiques, menaces sur les enfants de l'auteur, menaces de l'auteure pendant son séjour à la maternité...)
Pour des raisons mystérieuses il existe dans cette Agence des minables, des corrompu.e.s, des petits esprits, des égoïstes, des carriéristes, des gens minuscules, des gens malhonnêtes, des individu.e.s qui obéissent à des ordres venus d'en haut, des faux-culs, des méchant.e.s, des khons et khonnes.
A moins de penser qu'à l'Agence il est de bon ton de n'embaucher que des gens médiocres qui seront les bons petits soldats ou qu'il est prudent de coopter des crétins de son style, la fameuse endogamie de la haute administration française, pour qu'aucune tête ne dépasse, mais, est-ce crédible ?
La litanie des membres de l'Agence dont la femme (et plus rarement le mari) sont peu ou prou des employées de Servier ou de l'industrie pharmaceutique ne cesse d'interroger. Entre-t-on à l'Agence, à titre interne ou externe, parce que quelqu'un de sa famille travaille pour Servier ou Servier avait-il le pouvoir de faire entrer à l'Agence le conjoint d'une employée de Servier ? Quant à la proximité, pour ne pas dire plus, entre Servier et l'Assistance publique des hôpitaux de Paris ?
La question qui se pose, car l'auteure expose avec précision les pots de vin versés, Gérard Friedlander, Claude Griscelli, Marie-Germaine Bousser, Jacques Massol et François Lhoste, tous deux membres du Comité économique pour les produits de santé et de la Commission de la transparence (!) qui ont reçu de respectivement de Servier 5,5 millions de francs et 15 à 18000 euros par an, Jean-Michel Alexandre, Bernard Rouveix, Michel Detilleux (721 500 euros), Jean-Roger Claude (dont la femme était directrice de la toxicologie chez Servier), Charles Caulin...
La partie enquête journalistique, la partie, ce qui se passe dans les rédactions, les jeux de pouvoir plus classiques, les avocats, est très informative mais stupéfiante. La personnalité d'Etienne Mougeotte détonne dans cette affaire : il nous déçoit en bien. La collaboration étonnante entre Le Figaro et Mediapart... selon les dires d'Anne Jouan on a l'impression que les journalistes sont plus sérieux que les médecins.
Ainsi, le professeur Christian Riché, alias Monsieur Rungis, dont je dirai un ou deux mots plus tard, pharmacologue et pharmacovigilant brestois, taille des costards à nombre de personnes. Je remarque qu'il conteste l'autosatisfaction des pharmacovigilants français, les meilleurs du monde, tous ces personnages issus de l'école Dangoumeau (l'imputation à la française), l'école bordelaise, qui ont failli et qui ont pris les autres pour des imbéciles. On entend parler du professeur Molimard (dont je peux témoigner à la fois de la suffisance et de l'insuffisance) et de ses accointances pharmaceutiques, du Toulousain Montastruc (le pharmacovigilant référence de la Revue Prescrire, fils de son père et père de son fils), qui ne moufta pas en Commission nationale de pharmacovigilance (information personnelle) lorsqu'il fallait arrêter la commercialisation du Mediator, et cetera. Mais surtout de la papesse de cette même pharmacovigilance, Anne-Marie Castot aux pouvoirs invraisemblables dans l'Agence et qui a joué un rôle crucial et malfaisant, sous les ordres de Jean-Michel Alexandre...
Sans oublier madame Carmen Kreft-Jaïs, pharmacovigilante en chef, qui prit Irène Frachon pour de la merde dans le seul but de protéger Servier.
La question qui se pose est celle-ci : sont-ils tous pourris ? La question qui se pose est : qui tire les ficelles ?
Le lecteur comprendra qu'il existe des cercles, des amis qui ne se lâchent pas, on se croirait dans un film de Scorsese, le cercle Veilien, avec Bader, Alexandre, Buzyn (qui n'était pas dans l'affaire Mediator) et consorts. Le cercle kouchnérien avec Tabuteau, Morelle, et autres...
Il est dommage qu'Anne Jouan n'ait pas disposé de taupes au Ministère de la santé et à la Direction générale de la santé parce que, Mesdames et Messieurs, c'est là que tout se passe, c'est là que tout se tramait. Les directeurs successifs de l'Agence, qui ont tous, ou presque, été choisis pour leur médiocrité, pour leur sens du devoir, c'est à dire leur capacité inébranlable à avaler des couleuvres, se coucher, tout accepter, ne pas se préoccuper des malades, et cetera, n'avaient aucun pouvoir sauf celui d'aller prendre des instructions au Ministère. Alors : pourquoi le Ministère ? N'oublions pas que les différents et successifs Directeurs généraux de la santé de la période ont été nommés à leur poste, non en raison de leurs capacités scientifiques et/ou organisationnelles mais pour services rendus et service à rendre.
Le poids de la santé en France est considérable : le lobby santéo-industriel représente en valeurs plus que le lobby militaro-industriel ! Le Ministère de la santé, et gageons que la nomination d'un ministre ne se fait pas au mérite, sinon, nous n'aurions pas eu à subir Roselyne Bachelot, Marisol Touraine, Agnès Buzyn, Olivier Véran ou Frédéric Braun, s'intéresse à l'industrie pharmaceutique et à celle des matériels. Servier, mais aussi Sanofi, et les autres groupes français l'ont bien compris et ils ont (et continuent donc) de laisser trainer de l'argent partout, de donner de l'argent pour des congrès bidons ou non bidons, de financer des formations professionnelles, de rémunérer des expérimentateurs d'essais cliniques ascientifiques, d'arroser les sociétés savantes...
On apprend par le professeur Christian Riché, alias Rungis, l'informateur, le whistle-blower, qui a permis l'écriture du livre, que les réunions régulières de pharmacovigilance avec les grands patrons et les sous-fifres, étaient payées par Servier !
Tous pourris ?
Tous les passages sur l'IGAS font frémir et, notamment, la personnalité d'Aquilino Morelle, probablement un sale type. Comment l'IGAS est un instrument politique et que ses enquêtes, ses décisions, sont influencées et non neutres.
Bon, cela vous a donné envie de lire ?
Un bémol : la personnalité de l'informateur, Rungis, m'a un peu gêné.
Son courage est évident : il fallait d'abord informer de l'intérieur au risque de se faire prendre, il fallait résister aux menaces, il fallait se montrer, donner son véritable nom, qui l'a fait ? Qui a osé ces dernières années ?
Mais, dans l'exposé des faits il fait preuve de naïveté (les cadeaux qu'il a reçus, les avantages en nature...) et il se donne le beau rôle.
C'est un plaidoyer pro domo écrit parfois avec les pieds et parfois avec beaucoup de naïveté. Ou de fausse naïveté. Il est par ailleurs assez incompréhensible qu'un pharmacologue ait mis autant de temps à comprendre la structure chimique du benfluorex.
Mais il ne faudrait pas désespérer les bonnes volontés.
Il faut bien entendu féliciter Anne Jouan pour sa persévérance en milieu hostile, son enthousiasme, son courage professionnel, et sa façon agréable et précise de raconter l'affaire.
Bonne lecture.
PS : Raoult est cité trois fois pp, 265, 385 et 386