Monsieur T a la tête des mauvais jours. Il revient me montrer un scanner abdomino-pelvien que j'ai demandé pour explorer des douleurs abdominales difficiles à cerner. Il me dépose la pochette sur le bureau comme s'il voulait s'en débarrasser.
Je connais Monsieur T depuis maintenant trente ans. Je connais son ex femme, je connais ses enfants, je connais ses petits-enfants. J'ai connu ses nombreuses maîtresses qu'il me présentait comme un trophée. Je sais beaucoup de choses le concernant, du moins ce qu'il a laissé paraître et ce que j'ai glané ici et là (des demi vérités comme des mensonges, voire des ragots).
J'essaie, en lisant le compte rendu, d'être neutre. Mais ce que j'y vois n'est pas fameux : il y a des pêches partout et notamment au niveau du foie. Mais mon non verbal ne devait pas être aussi neutre que cela : il me connaît aussi et jusqu'à présent je ne lui ai jamais annoncé de "vraie" mauvaise nouvelle. Une hypertension, une bronchiolite chez un de ses enfants, un début de diabète chez une de ses "amies". Là, il comprend tout de suite que je ne suis pas content qu'il ait dérogé à la bénignité habituelle de ses pathologies et il se demande pourquoi je ne garde pas mon habituelle dérision.
"Bon, il va falloir faire quelque chose... - J'ai lu qu'il y avait un kyste... - Oui, oui, un kyste. Il faut que l'on sache s'il est gentil ou méchant. - Et sur le foie, le rapport dit... - Sur le foie, oui, il y a des images bizarres. Faut vérifier. Je vais m'occuper de cela. Mais ce n'est pas fameux fameux."
Je rédige un courrier pour mon oncologue préféré et un autre pour mon chirurgien oncologue préféré (qui ne travaillent pas toujours ensemble). Ma secrétaire, dans l'entrefaite, a pris des rendez-vous accélérés avec les deux médecins (elle connaît parfaitement les secrétaires respectives et je profite de leurs relations de pairs...).
Monsieur T a lu le compte rendu de scanner où est écrite une expression savoureuse : "...néoformation néokystique...". Que dire de plus ?
Je lui explique donc qu'il va devoir faire un bilan complet, un autre scanner, des prises de sang et qu'il est probable qu'un chirurgien, à un moment ou à un autre, devra s'occuper de lui...
(Il est clair, comme dirait l'autre, que je suis mal à l'aise et, pour tout dire, passablement ennuyé : faut-il, ne sachant pas d'où viennent exactement les images hépatiques, le poumon est douteux, lui envoyer dans la figure qu'il a un cancer avec des métastases et que le pronostic est aussi agréable qu'un coucher de soleil sur une raffinerie ukrainienne ?)
Je dois donc avoir un visage lugubre, ce qui n'est pas dans mes habitudes et je tente bien un ou deux sourires mais ils passent mal... Pourtant, à la fin de la consultation, mon non verbal ne devait pas être si évident que cela, Monsieur T, 63 ans, me demande, presque en s'excusant : "Ce n'est quand même pas un cancer, docteur ?".
Commentaires personnels : En me relisant je vois combien je me suis senti gêné en parlant à ce patient. Gêné parce qu'il a probablement une saloperie dont il ne va pas se sortir, gêné parce qu'il va falloir que j'assume et qu'éventuellement il assume un pronostic réservé, gêné parce que je le connais depuis trente ans, gêné parce que je connais ses enfants, gêné parce que je connais ses petits-enfants, gêné parce que je ne m'attendais pas à ce qu'il ait un cancer, gêné parce que ce n'est pas aisé de se rendre compte qu'un "vieux" malade va nous laisser "tomber"...
Commentaires plus généraux : Quand j'ai quitté la faculté de médecine, en 1979, personne ne nous avait appris ce que signifiait ne pas dire la vérité au malade, ce qui était la règle à l'époque ; je m'étais rendu compte, notamment en neurologie où j'étais interne, que l'habitude était de mentir au malade et de dire la vérité à la famille, sans raisons théoriques expliquées ; sinon pour se moquer des Anglo-Saxons qui faisaient le contraire : des crétins, disaient-on ; j'ai appris ensuite, au gré des consultations de couloir, que si les Anglo-Saxons faisaient cela, c'était pour des raisons juridiques ; et j'y ai cru. Ce n'est que bien plus tard que j'ai réalisé qu'il existait, grossièrement, deux conceptions de la relation médecin malade : la relation théoriquement symétrique du système libéral (au sens philosophique : le corps du malade appartient au malade) et la relation théoriquement hiérarchique du système paternaliste (le médecin sait et le malade ferme sa gueule) ; puis les choses ont commencé à changer et, brusquement, les médecins français se sont mis à la mode du 'Je dis tout.' sans s'interroger sur les nouvelles raisons de cette attitude (pas plus qu'ils ne s'étaient interrogés sur l'attitude contraire). On dira que la société a évolué, que les mentalités également, que nous sommes entrés dans la période des droits et que celle des devoirs est devenue plus restreinte, mais, quoi, où étais-je face à ce malade ? En regardant les autres (c'est toujours plus facile) j'ai compris que les médecins étaient passés du silence à l'extraversion mais que cela ne changeait en rien leur peur ou leur dégoût du malade (au sens du dégoût de la mort de l'autre comme métaphore de la sienne propre). Il n'y avait donc aucune différence entre dire à mon malade "Vous n'avez rien." et dire à mon malade"Vous allez mourir." Sauf quelques années de plus. Ces deux phrases sont l'expression d'une même angoisse du praticien qui ne cherche qu'à se préserver, à juste titre probablement, mais qui ne préserve rien chez le patient. C'est pourquoi les Anglo-Saxons se posent des questions sur la vérité à tout prix. Le "Vous allez mourir" est encore plus paternaliste que le "Vous n'avez rien." car le praticien, dans le deuxième cas, se compare à Dieu capable de prévoir qui entrera ou n'entrera pas dans le Royaume des Cieux...
Retour sur moi-même : Avec les années j'ai compris que le plus important n'était pas la vérité mais l'espoir. Il fallait bien entendu ne pas complètement mentir mais il fallait, par la même occasion, ne pas complètement dire la vérité. Le malade que l'on savait aller vers la mort avait toujours la possibilité de déjouer (pas seulement en se rendant à Lourdes mais dans un service hospitalier ou à son domicile) en ne mettant pas ses pas dans ceux de l'expérience des médecins et en s'en sortant ou en vivant dans de bonnes conditions beaucoup plus longtemps que cela n'était écrit dans Cancer ou dans The Journal of Oncology. Il n'est pas possible, c'est mon point de vue, qu'un malade sorte d'un cabinet en sachant à cent pour cent qu'il va mourir. Il doit être convaincu (même à la marge), soit par le non verbal (le regard empathique du médecin, pas trop empathique car cela pourrait avoir un effet inverse tellement les malades sont peu habitués aux médecins aimants), soit par une histoire d'Allan (un mensonge ou un pseudo mensonge en forme de parabole ou de conte ou d'histoire ou de métaphore) qu'il est déjà arrivé que des malades s'en sortent.
Le malade : Les médecins paternalistes savent et le répètent à l'envi que les malades sont des malins et qu'il ne faut pas les croire sur parole. Ils ont raison. Mais ils en profitent trop pour leur mentir encore plus. Il ne faut jamais croire un citoyen bien portant dont vous êtes pourtant le médecin traitant quand il vous dit : "Le jour où je serai malade, docteur, enfin, vous comprenez, vraiment malade, il faudra me dire la vérité." Le patient citoyen ne ment pas, il est persuadé que dans la situation où il sera vraiment malade il se comportera de cette façon. Mais personne n'en sait rien et pas plus lui que son médecin traitant. Quant au médecin en bonne santé, il n'a aucun rapport avec le médecin malade qui se comporte plus en malade qu'en médecin : question de statut. Les médecins "libéraux", au sens rawlesien du terme, à condition qu'ils soient jusqu'au boutistes, ne devraient pas plus faire confiance au citoyen en bonne santé que les autres.
Les soins palliatifs. Je ne suis pas là pour enfoncer une porte ouverte ni pour mettre le désordre. Mais les services de soins palliatifs me font horreur. Ils sont nés, convenons-en, de l'incapacité qu'a toujours eu l'hôpital à gérer la souffrance, la déchéance et, finalement, ce qui précédait la mort. Le travail que font les personnels soignants dans ces services est forcément admirable mais pense-t-on à ces malades qui entrent dans un service hospitalier pour mourir ou pour ne pas souffrir avant de mourir ? Pense-t-on à ces malades qui entrent dans un mouroir aseptisé et dans quel état d'esprit ils doivent se trouver dans ces antres de la modernité qui tentent de cacher qu'ils sont en train de naviguer sur le Styx entourés de seringues électriques, de perfuseurs indolores et de saints modernes et laïques qui leur administrent l'extrême-onction de la médecine moderne ?
Je connais Monsieur T depuis maintenant trente ans. Je connais son ex femme, je connais ses enfants, je connais ses petits-enfants. J'ai connu ses nombreuses maîtresses qu'il me présentait comme un trophée. Je sais beaucoup de choses le concernant, du moins ce qu'il a laissé paraître et ce que j'ai glané ici et là (des demi vérités comme des mensonges, voire des ragots).
J'essaie, en lisant le compte rendu, d'être neutre. Mais ce que j'y vois n'est pas fameux : il y a des pêches partout et notamment au niveau du foie. Mais mon non verbal ne devait pas être aussi neutre que cela : il me connaît aussi et jusqu'à présent je ne lui ai jamais annoncé de "vraie" mauvaise nouvelle. Une hypertension, une bronchiolite chez un de ses enfants, un début de diabète chez une de ses "amies". Là, il comprend tout de suite que je ne suis pas content qu'il ait dérogé à la bénignité habituelle de ses pathologies et il se demande pourquoi je ne garde pas mon habituelle dérision.
"Bon, il va falloir faire quelque chose... - J'ai lu qu'il y avait un kyste... - Oui, oui, un kyste. Il faut que l'on sache s'il est gentil ou méchant. - Et sur le foie, le rapport dit... - Sur le foie, oui, il y a des images bizarres. Faut vérifier. Je vais m'occuper de cela. Mais ce n'est pas fameux fameux."
Je rédige un courrier pour mon oncologue préféré et un autre pour mon chirurgien oncologue préféré (qui ne travaillent pas toujours ensemble). Ma secrétaire, dans l'entrefaite, a pris des rendez-vous accélérés avec les deux médecins (elle connaît parfaitement les secrétaires respectives et je profite de leurs relations de pairs...).
Monsieur T a lu le compte rendu de scanner où est écrite une expression savoureuse : "...néoformation néokystique...". Que dire de plus ?
Je lui explique donc qu'il va devoir faire un bilan complet, un autre scanner, des prises de sang et qu'il est probable qu'un chirurgien, à un moment ou à un autre, devra s'occuper de lui...
(Il est clair, comme dirait l'autre, que je suis mal à l'aise et, pour tout dire, passablement ennuyé : faut-il, ne sachant pas d'où viennent exactement les images hépatiques, le poumon est douteux, lui envoyer dans la figure qu'il a un cancer avec des métastases et que le pronostic est aussi agréable qu'un coucher de soleil sur une raffinerie ukrainienne ?)
Je dois donc avoir un visage lugubre, ce qui n'est pas dans mes habitudes et je tente bien un ou deux sourires mais ils passent mal... Pourtant, à la fin de la consultation, mon non verbal ne devait pas être si évident que cela, Monsieur T, 63 ans, me demande, presque en s'excusant : "Ce n'est quand même pas un cancer, docteur ?".
Commentaires personnels : En me relisant je vois combien je me suis senti gêné en parlant à ce patient. Gêné parce qu'il a probablement une saloperie dont il ne va pas se sortir, gêné parce qu'il va falloir que j'assume et qu'éventuellement il assume un pronostic réservé, gêné parce que je le connais depuis trente ans, gêné parce que je connais ses enfants, gêné parce que je connais ses petits-enfants, gêné parce que je ne m'attendais pas à ce qu'il ait un cancer, gêné parce que ce n'est pas aisé de se rendre compte qu'un "vieux" malade va nous laisser "tomber"...
Commentaires plus généraux : Quand j'ai quitté la faculté de médecine, en 1979, personne ne nous avait appris ce que signifiait ne pas dire la vérité au malade, ce qui était la règle à l'époque ; je m'étais rendu compte, notamment en neurologie où j'étais interne, que l'habitude était de mentir au malade et de dire la vérité à la famille, sans raisons théoriques expliquées ; sinon pour se moquer des Anglo-Saxons qui faisaient le contraire : des crétins, disaient-on ; j'ai appris ensuite, au gré des consultations de couloir, que si les Anglo-Saxons faisaient cela, c'était pour des raisons juridiques ; et j'y ai cru. Ce n'est que bien plus tard que j'ai réalisé qu'il existait, grossièrement, deux conceptions de la relation médecin malade : la relation théoriquement symétrique du système libéral (au sens philosophique : le corps du malade appartient au malade) et la relation théoriquement hiérarchique du système paternaliste (le médecin sait et le malade ferme sa gueule) ; puis les choses ont commencé à changer et, brusquement, les médecins français se sont mis à la mode du 'Je dis tout.' sans s'interroger sur les nouvelles raisons de cette attitude (pas plus qu'ils ne s'étaient interrogés sur l'attitude contraire). On dira que la société a évolué, que les mentalités également, que nous sommes entrés dans la période des droits et que celle des devoirs est devenue plus restreinte, mais, quoi, où étais-je face à ce malade ? En regardant les autres (c'est toujours plus facile) j'ai compris que les médecins étaient passés du silence à l'extraversion mais que cela ne changeait en rien leur peur ou leur dégoût du malade (au sens du dégoût de la mort de l'autre comme métaphore de la sienne propre). Il n'y avait donc aucune différence entre dire à mon malade "Vous n'avez rien." et dire à mon malade"Vous allez mourir." Sauf quelques années de plus. Ces deux phrases sont l'expression d'une même angoisse du praticien qui ne cherche qu'à se préserver, à juste titre probablement, mais qui ne préserve rien chez le patient. C'est pourquoi les Anglo-Saxons se posent des questions sur la vérité à tout prix. Le "Vous allez mourir" est encore plus paternaliste que le "Vous n'avez rien." car le praticien, dans le deuxième cas, se compare à Dieu capable de prévoir qui entrera ou n'entrera pas dans le Royaume des Cieux...
Retour sur moi-même : Avec les années j'ai compris que le plus important n'était pas la vérité mais l'espoir. Il fallait bien entendu ne pas complètement mentir mais il fallait, par la même occasion, ne pas complètement dire la vérité. Le malade que l'on savait aller vers la mort avait toujours la possibilité de déjouer (pas seulement en se rendant à Lourdes mais dans un service hospitalier ou à son domicile) en ne mettant pas ses pas dans ceux de l'expérience des médecins et en s'en sortant ou en vivant dans de bonnes conditions beaucoup plus longtemps que cela n'était écrit dans Cancer ou dans The Journal of Oncology. Il n'est pas possible, c'est mon point de vue, qu'un malade sorte d'un cabinet en sachant à cent pour cent qu'il va mourir. Il doit être convaincu (même à la marge), soit par le non verbal (le regard empathique du médecin, pas trop empathique car cela pourrait avoir un effet inverse tellement les malades sont peu habitués aux médecins aimants), soit par une histoire d'Allan (un mensonge ou un pseudo mensonge en forme de parabole ou de conte ou d'histoire ou de métaphore) qu'il est déjà arrivé que des malades s'en sortent.
Le malade : Les médecins paternalistes savent et le répètent à l'envi que les malades sont des malins et qu'il ne faut pas les croire sur parole. Ils ont raison. Mais ils en profitent trop pour leur mentir encore plus. Il ne faut jamais croire un citoyen bien portant dont vous êtes pourtant le médecin traitant quand il vous dit : "Le jour où je serai malade, docteur, enfin, vous comprenez, vraiment malade, il faudra me dire la vérité." Le patient citoyen ne ment pas, il est persuadé que dans la situation où il sera vraiment malade il se comportera de cette façon. Mais personne n'en sait rien et pas plus lui que son médecin traitant. Quant au médecin en bonne santé, il n'a aucun rapport avec le médecin malade qui se comporte plus en malade qu'en médecin : question de statut. Les médecins "libéraux", au sens rawlesien du terme, à condition qu'ils soient jusqu'au boutistes, ne devraient pas plus faire confiance au citoyen en bonne santé que les autres.
Les soins palliatifs. Je ne suis pas là pour enfoncer une porte ouverte ni pour mettre le désordre. Mais les services de soins palliatifs me font horreur. Ils sont nés, convenons-en, de l'incapacité qu'a toujours eu l'hôpital à gérer la souffrance, la déchéance et, finalement, ce qui précédait la mort. Le travail que font les personnels soignants dans ces services est forcément admirable mais pense-t-on à ces malades qui entrent dans un service hospitalier pour mourir ou pour ne pas souffrir avant de mourir ? Pense-t-on à ces malades qui entrent dans un mouroir aseptisé et dans quel état d'esprit ils doivent se trouver dans ces antres de la modernité qui tentent de cacher qu'ils sont en train de naviguer sur le Styx entourés de seringues électriques, de perfuseurs indolores et de saints modernes et laïques qui leur administrent l'extrême-onction de la médecine moderne ?