dimanche 12 septembre 2010

DIALOGUES POST MORTEM - HISTOIRES DE CONSULTATIONS : QUARANTE-ET-UNIEME EPISODE

Le triomphe de la mort - Pieter Bruegel l'Ancien, 1562

Je reçois le fils de Madame A, 67 ans, qui est morte pendant les vacances (cf. le blog du 25 août). Il vient pour autre chose mais c'est secondaire.
Voici ce dont nous parlons : Dès le début je savais que l'issue était fatale en 3 à 6 mois. Je l'avais dit à la famille. On ne connaît pas de personnes, sauf erreur diagnostique, qui aient survécu à ce cancer. J'avais adressé Madame A à un gastro-entérologue et à un oncologue que j'apprécie tous deux. Elle avait confiance en eux. A la réflexion, je me rappelle cependant qu'elle avait demandé un second avis. Il a donc été convenu entre l'oncologue, le gastro-entérologue et elle qu'une chimiothérapie soit initiée. Comme je l'ai dit le 25 août, je n'ai pas pu aborder le problème avec elle ; je n'ai pas osé et j'ai senti qu'elle ne souhaitait pas qu'on en parle. Son fils, celui qui est en face de moi, ne m'a jamais appelé. Ni aucun autre membre de la famille durant ces dernières semaines. Quand la maladie a commencé elle ne souffrait pas. Elle était même étonnamment "bien portante". Quand la chimiothérapie a commencé elle a commencé à aller mal. Elle était fatiguée, nauséeuse, vertigineuse, dysesthésique, diarrhéique et elle ne souhaitait plus quitter sa maison. Son fils me dit : J'ai compris que c'était la chimiothérapie qui la mettait comme cela, j'en ai parlé au cancérologue, j'en ai parlé à maman mais elle m'a dit ceci : Je ne souhaite qu'une seule chose, pouvoir profiter de mes enfants et de mes petits-enfants le plus longtemps possible. Donc je me fais traiter.
C'est un dilemme classique : le médecin sait que la chimiothérapie ne va pas apporter beaucoup d'espérance de vie en plus mais aussi que la vie sous chimiothérapie sera compliquée... Il est même des anticancéreux qui obtiennent leur Autorisation de mise sur le Marché après que des essais contrôlés (en double-aveugle contre placebo) ont montré qu'ils augmentaient l'espérance de vie de quelques semaines. Mais cette femme a choisi l'espoir ; cette femme a choisi de croire qu'elle devait se battre ; pour ses enfants et ses petits-enfants. Fallait-il lui assener encore plus la vérité ?
Inhumain, n'est-il pas ?

vendredi 10 septembre 2010

UN HOMME QUI REFUSE LE FREUDISME - HISTOIRES DE CONSULTATION : QUARANTIEME EPISODE


Je n'ai pas vu Monsieur A depuis au moins dix-huit mois. A trente-quatre ans il est souhaitable de ne pas avoir besoin d'aller voir son médecin traitant pendant un an et demi. Il a maigri et a pris de la prestance.
Quand il s'asseoit en face de moi je sais déjà qu'il n'est pas venu consulter pour un rhume.
"Cela ne va pas.
- A ce point ?
- Vous savez, c'est difficile à dire. J'ai un peu de mal à parler.
- Oui..."
Il est assis en face moi et porte une tenue décontractée avec un blouson de cuir noir, une chemise jean ouverte, un pantalon de toile. Je n'ai pas encore remarqué ses chaussures. Il est professeur de physique. Qu'il soit d'origine turque ne fait rien à l'affaire mais il vaut mieux le dire en cas de préjugés ou de contre-préjugés.
"Donc, docteur, je vais mal... Je ne sais pas comment vous le dire... J'ai appris que ma femme me trompait depuis trois ans avec un de ses collègues..."
Je connais sa femme, une brunette plutôt mignonne, qui préfère aller voir un de mes confrères pour elle et pour ses enfants. Je crois qu'elle est chef d'équipe dans une usine.
"Et vous en êtes où ?
- Comment cela ?
- Vous êtes séparés ?
- Non.
- Vous vivez encore ensemble ?
- Oui.
- Qu'est-ce qui ne va pas ?
- Ben..."
Je le regarde avec compassion mais j'attends la suite.
Lui : "Je n'arrive pas à avaler tout ce qui s'est passé. Je ne sais pas si cela passera un jour. C'est trop dur."
Temps mort pendant lequel je tente de ne pas disperser mon attention.
"Je souffre... Elle m'a dit qu'elle avait rompu, qu'elle regrettait, mais elle continue de le voir puisqu'ils travaillent au même endroit. Pour moi c'est intolérable... Je n'en dors plus. Je voudrais qu'elle arrête de travailler là mais elle ne veut pas, elle dit que c'est son travail, qu'elle en a besoin, qu'elle ne retrouvera jamais un tel poste et avec ce salaire... Et elle y a déjà passé dix ans... - Vous doutez du fait qu'elle ait vraiment rompu ? - Pourquoi me posez-vous cette question ? - Comme ça. - Dites-moi pourquoi. Vous savez quelque chose ? - Je ne sais rien du tout, je me demande simplement pourquoi vous allez mal... - Mais parce qu'elle m'a trompé sans rien me dire pendant trois ans." J'aurais pu lui demander : Vous auriez préféré qu'elle vous l'ait dit ? mais, bien entendu, je me tais. J'attends la suite. Je dis : "Qu'est-ce que vous savez exactement de cette histoire ? - Comment ça ? - Qu'est-ce qu'elle vous a dit, je veux dire ? - Tout." Il a l'air sûr de lui. Je pense : Comment peut-on tout dire ? Moi : "Je vois." Cet après-midi là il semble que j'ai l'esprit mal tourné. Je ne m'attends pas à ce qu'il me raconte ce qu'il entend par Tout. Je ne vais pas lui parler de mes doutes sur le Tout : lui a-t-elle dit à quel moment elle jouissait, à quel moment il disait Encore et celui où elle disait Oui au milieu d'une étreinte ? Quant au reste...
Je reprends : "Et maintenant, est-ce que vous lui faites confiance ? - Oui et non. Oui parce que nous nous sommes expliqués et non parce qu'elle a fait ce qu'elle a fait. - Pensez-vous qu'elle puisse recommencer ? - Je n'en sais rien. C'est possible... Je préfère ne pas y penser. Vous êtes vache avec moi. - C'est ce qui vous empêche de dormir ? - Oui et d'autres choses. - D'autres choses ? - Heu." Il se bloque. Il reprend : "Presque toutes les nuits je rêve et je la vois dans les bras de l'autre, à l'usine. - Je vois." (En réalité je ne vois rien mais je me dis, grand analyste devant l'Eternel, que je n'en étais pas loin tout à l'heure quand je me posais des questions sur le Tout : elle ne lui a pas raconté quand elle jouissait mais elle lui a dit l'endroit où elle le faisait. Et ça a l'air de lui avoir fait aussi mal.) Je continue : "Mais, au fait, cela fait combien de temps que cela s'est passé ? - Un peu plus d'un mois. - Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir avant ? - Parce que je pensais y arriver tout seul et... J'avais honte. Honte de moi et honte pour ma femme que vous connaissez. Je ne voulais pas que vous la jugiez mal. - Je ne suis pas là pour juger. - Quand même. - Comment avez-vous fait ? Vous avez parlé à quelqu'un dans votre entourage, un ami, quelqu'un de votre famille ? - Pas vraiment. Ce n'est pas le genre de choses que l'on clame sur tous les toits. - Certes, mais il faut bien parler, non ? - En fait, je suis allé voir un psychiatre. - Très bonne idée... Et alors, comment ça se passe ?" Il hésite. "Difficile à dire. Disons qu'il y a des trucs qui vont et des trucs qui vont pas."
Je remarque que ses yeux sont mouillés et fais semblant de ne pas le remarquer et je me rends compte qu'il a dû pleurer ces derniers temps. Je sais qu'il a deux enfants en bas âge, à vue de nez, sept et trois ans. Je ne lui ai pas encore demandé comment cela se passait avec eux car je sais déjà comment il va en parler.
"Qu'est-ce qui va et qu'est-ce qui ne va pas ?"
Il hésite. Il me semble qu'il n'hésite pas sur ce qu'il va dire mais sur la façon dont il va me le dire.
Lui : "En fait, si je suis venu vous voir, c'est pour vous demander ce que vous feriez à ma place..." Je prends un air ahuri de première catégorie. "J'en sais tellement peu... Il faudrait que vous m'en disiez plus et, de toute façon, je ne peux décider pour vous, le médecin n'est pas là pour cela. Le médecin que vous consultez est là pour vous écouter, pour vous laisser la liberté de vous exprimer et c'est ce que vous dites qui va finir..." Suis-je en train de réinventer l'eau tiède ? Mais je suis parti : il faut donc que je continue. "... par vous amener vers... - Oui, je comprends, mais ça peut être long... - Certes, ça peut être long mais il vaut mieux que ce soit vous qui preniez la décision. - La bonne décision ? - Il est quand même plus plausible que ce soit votre décision qui soit la bonne que celle que je pourrais vous proposer en connaissant si mal le sujet. Il faut donc du temps pour que vous parliez et du temps pour que je comprenne. - Mais qu'auriez-vous fait à ma place ? - D'une part, je n'en sais rien et, d'autre part, être à votre place ne signifie pas être vous... - Oui, mais, vous avez de l'expérience..." Je souris. De quelle expérience veut-il parler ? De celle de mec trompé par sa femme ? De celle de mec qui trompe sa femme ? "J'ai besoin d'en savoir plus... - Oh... - Et, surtout, quels sont les choix ? Quitter votre femme ? Déménager ? Changer de région ?" Je finis par apprendre que le type avec qui sa femme le trompait était lui aussi marié et qu'il souhaitait, c'est la femme de "mon" patient qui raconte l'histoire ou, plutôt, c'est "mon" patient qui raconte ce qu'il veut de ce que sa femme a bien voulu lui raconter, ne pas divorcer. Je ne lui demande pas : "Et elle, elle voulait divorcer ?". Finalement Monsieur A ne supporte pas que sa femme l'ait trompé et que sa femme continue de "voir" son ex amant sur son lieu de travail. Cela se comprend tout à fait. Mais ce n'est, à mon avis, que de bonnes raisons ou de bons prétextes pour "aller mal".
Moi : " Vous me demandez ce que vous devez faire mais quelles sont les options ? - Ben... ne plus accepter la situation... - Vous voudriez vous séparer ? - Non, ce n'est pas ce que je souhaite, comment dire, je l'ai dans la peau, c'est la femme de ma vie. - Ah... Ben, alors, où est le problème ? - Ben, le problème, c'est que je souffre, que je fais d'horribles rêves... Et, ne me dites surtout pas ça va passer avec le temps, tout le monde me le dit et cela ne passe pas. - Si on en revenait au psychiatre. Vous disiez qu'il y avait des choses qui allaient et des choses qui n'allaient pas... - Oui. En fait, il y a deux choses, d'abord il est trop freudien et, ensuite, il interprète les rêves mais il ne le fait pas comme je le veux..."
L'antifreudien primo-secondo-tertaire (cela dépend des moments) qui est en moi se réveille. Je me contiens comme un joueur de poker qui vient de toucher un carré d'as et qui aimerait que la table croit qu'il n'a qu'une paire de deux.
"Oui... - Vous savez, à la fac, on a étudié Freud et le psychiatre a l'air très, comment je dirais, scolaire... Il parle de mes rapports avec ma mère, il dit que ma femme rêve de son père... Vous voyez..." Je vois. Et encore :"Il analyse mes rêves mais, contrairement à moi, il ne croit pas aux rêves prémonitoires. Et moi je fais des rêves prémonitoires. - Dans le genre ? - J'avais rêvé, avant de le savoir, que ma femme me trompait... que je la suivais et qu'elle courait devant moi, que je l'appelais et qu'elle ne me répondait pas et qu'elle allait embrasser un homme en pleine rue, devant moi et quand j'approchais, ils se mettaient à rire tous les deux... - C'était y a longtemps ? - Oui. J'en avais parlé à ma femme qui m'avait consolé. - Et votre psychiatre a interprété ce rêve ? - Bien entendu. Et c'était très dur. Par contre, il niait son côté prémonitoire, alors que cela s'est vraiment passé..." Et lui de me raconter ce qui lui est arrivés dans la rue avec sa femme et comment sa femme et son amant ont ri de lui. Moi : "Est-ce que vous avez fait d'autres rêves prémonitoires ? - Oui. - Vous pouvez en dire plus ? - Ce n'est pas le plus important. - Vous avez rêvé de ce qui allait arriver avec votre femme ? - Oui. - Vous en avez parlé au psychiatre ? - Oui. - Et alors ? - Il n'y a pas cru. Il a interprété les choses différemment." Je meurs d'envie de savoir mais je n'ose pas le lui demander. Et, de toute façon, je suis en train d'écrire, je ne le dirais pas. Imaginons que la femme de ce patient lise le blog, elle saurait à la fois ce qui va se passer selon le rêve prémonitoire et comment gérer la situation. Je demande : "Cela finit bien ou mal ? - Bien. - Où est le problème ? - Je souffre quand même."
Que dois-je faire ? Lui conseiller de ne pas retourner voir le psychiatre qui croit à L'interprétation des rêves mais pas à leur valeur divinatoire ? Lui dire de se laisser aller au rêve qui se termine bien ? Lui proposer des antidépresseurs (j'ai oublié de dire qu'il avait des tendances suicidaires...) ? Le laisser tranquille ?
C'est aussi la limite de ces Consultations : Il faut préserver le secret médical. IL ne faut pas interférer avec la vie des gens... Freud, certes, ne s'en est pas privé qui écrivait sur des malades vivants qui lui ont survécu...
Réfléchissons à ce que me demande le patient. Que je choisisse. Faut-il que je reformule la question ?
"Qu'est-ce que vous attendez de moi ?"
Il me regarde puis baisse les yeux.
"Je ne sais pas. Je ne voudrais pas que le psychiatre me parle de ma mère. Qu'est-ce qu'elle vient faire là-dedans ? C'est ce qui m'a le plus déstabilisé. - Vraiment ? - Oui. Et encore plus : je n'arrive plus à rencontrer son père, je suis gêné, honteux, ces histoires de compétition entre lui, moi et... l'autre. Trop dur." Je laisse passer un moment (tout en pensant, c'est aussi un des problèmes des consultations que ce soit en médecine générale ou dans un cabinet de psychiatre, au temps qui passe et aux autres patients qui attendent ou qui se mettent à trouver le temps long) et : "Vous savez, le psychiatre s'est laissé porter par sa théorie. C'est normal. Mais ce n'est pas toujours adapté à tout le monde. Il est probable, dans votre cas, que ce n'était pas adapté. Il faut emprunter d'autres chemins. Des chemins qui vous conviendraient mieux. J'imagine que vous lui en avez parlé. - Bien entendu. Il a dit avec un ton que j'ai pensé moqueur, que je résistais. - Il était dans son rôle... - Est-ce que vous pouvez m'indiquer un autre psychiatre ? - C'est difficile. Il y a de moins en moins de psychiatres et il y a encore très peu de psychiatres qui arrivent à mettre de côté papa Freud. Je vais réfléchir. Je vous appellerai. - Je compte sur vous."

mardi 7 septembre 2010

UNE FEMME QUI ALLAITE. HISTOIRES DE CONSULTATION : TRENTE-NEUVIEME EPISODE.

Madame A, trente-deux ans, consulte au cabinet pour la première fois. Officiellement c'est parce que son médecin est en vacances, officieusement parce qu'elle veut un deuxième avis.
(La consultation pour deuxième avis met tout médecin en état de transe. Il a beau savoir que, il a beau être certain que, il se dit, se rengorgeant, que quelqu'un a bien dû conseiller la patiente, lui dire Va voir mon médecin, il est super, tu verras, alors, le médecin, généraliste ou pas, spécialiste en médecine générale ou pas il se dresse du col et, au même moment, il se dit, il faut être réaliste, les patients qui demandent un deuxième avis, ils sont souvent de grands inquiets et parfois des emmerdeurs de première...)
Madame A n'est pas venue toute seule, elle porte à bout du bras droit un couffin coqué, le genre de truc qui pèse une tonne, qui déglingue les épaules et que l'on doit changer très rapidement son poids plus celui du bébé devenant insupportable, couffin dans le quel repose ce que j'apprendrai être tout à l'heure un petit garçon.
Je prends mon air attentif, faisant attention à mon non verbal, la position de mes mains sur le bureau, les jambes ouvertes, la tête droite, le regard clair de celui qui a tout entendu et qui est capable, avec modestie, de tout résoudre, et, surtout, mieux que les confrères précédents (il s'agit d'une consoeur), je me compose une attitude qui n'est pas apprise, sauf erreur, sur les bancs de la faculté et surtout pas dans les consultations hospitalières à plusieurs où chacun joue son rôle hiérarchique avec componction. Mais j'ai parcouru un jour L'entretien d'embauche pour les Nuls et on pouvait y lire ce qu'il fallait faire et ne pas faire et, surtout, comment chaque geste, chaque mouvement de sourcil, on appelle cela dans les cercles intellectuels et les autres, les dégâts collatéraux de la lecture attentive de Psychopathologie de la Vie Quotidienne, chaque pli de pantalon, chaque noeud de cravate, tout ayant une signification, volontiers sexuelle, mais je m'égare...
Madame A, trente-deux ans, a deux problèmes : primo, elle a de l'eudème aux seins, secundo, elle a mal au dos. Commençons par les oedèmes (prononcez édèmes, ne dites pas le complexe d'Eudipe... c'est d'un plouc : laissez cela aux phlébologues qui vivent des eudèmes et qui prescrivent des phlébotoniques dont le déremboursement, contrairement à un préjugé tenace, ne les a pas rendus plus efficaces que lorsqu'ils étaient promus par les laboratoires à coups de post-it, de voyages ou d'embarquements pour Cythère au Novotel du coin) : elle me dit avoir consulté et sa médecin généraliste et sa sage-femme qui lui ont dit, ça commence bien ou mal, c'est selon, qu'ils n'avaient jamais vu cela. Je l'examine, elle défait son soutien-gorge agréé par la Lèche League, dont je signale que la prochaine réunion aura lieu à la salle polyvalente (et parfois paroissiale) de Ris orangis, Essone, et je vois des mamelons (je n'ai pas dit mamelouk bien que cette jeune femme, pardon la HALDE, soit de confession musulmane, ce qui n'a aucun rapport avec ce que j'ai déjà dit et ce que je vais dire) qui sont effectivement oedématiés mais pas gercés. Je palpe, je prends un air docte de celui à qui on ne la fait pas, qui a déjà vu des milliards de seins de femmes et quelques mamelons oedématiés... Et je me tais, tentant de savoir ce que je vais bien pouvoir lui raconter. Cela fait tellement banal... L'interrogatoire reprend, je pose des questions issues de mon manuel, Comment faire chic avec les patients et poser des questions sans intérêt qui donnent l'air d'un bon médecin et rassurent les patients, bien qu'une étude anglaise datant de y a longtemps et que je n'arrive pas à retrouver, ne classant pas mes articles à cette époque, montrait que plus on inquiétait les malades et plus ils revenaient en consultation (ce qui, en cette période supposée de pénurie de médecins généralistes et d'inflation des clientèles n'est plus autant d'actualité et que la technique A la revoyure, bonne dans les années 70 ou 80, marche tout aussi bien et sans se casser les pieds) et j'en arrive à la conclusion frappante, la patiente allaitant et souhaitant allaiter le plus longtemps possible (c'est mieux pour la santé) que cela va se terminer par des bonnes paroles. Je lui raconte quand même une histoire sur le fait que a) j'ai déjà vu cela, b) c'est pas grave ; c) ça va passer (avec mes bonnes paroles et des compresses alcoolisées). Quoi qu'il en soit, et je le précise pour les grands docteurs, nous avons effectivement balayé le champ des possibles, le tire-lait, les protections, et nous sommes convenus que cette femme voulait continuer d'allaiter, ce qui est son droit le plus strict. Cela dit, et pour continuer sur le chapitre des seins, elle est quand même venue pour quelque chose : elle veut une prolongation d'arrêt de travail pour Suites de couches pathologiques...
Nous abordons ensuite le problème du dos, il s'agit de dorso-lombalgies assez banales mais très casse-pieds, avec des contractures musculaires. J'aborde le problème du portage, du couffin coqué et de la position dans le lit. Je lui précise aussi qu'à part le paracétamol, je n'ai pas de solutions médicamenteuses à lui proposer (et vous savez quoi ? Elle en prend déjà !).
Et c'est là où la consultation prend un tour inattendu. j'apprends donc que cette femme dort tous les soirs avec son bébé dans les bras et que son mari, qui se lève tôt et qui travaille sur les chantiers, fait chambre à part. Je ne peux m'empêcher de penser à cette pédiatre mondaine, conseillère municipale UMP notoire, qui passe souvent à la télévision et dont l'association, dirigée par son mari, a eu maille à partir avec la justice, Edwige Antier, pour ne pas la nommer, qui préconise le couchage mère nourrisson et la relégation du mari dans le fond de l'appartement... Finement, méchamment dira-t-on, je l'interroge en passant sur son mari qui, me dit-elle, n'est pas content. Cette patiente, au fait, ne prend pas de contraception car elle ne veut pas avoir de rapports tant que ses fils ne sont pas tombés... Fils : elle a eu une déchirure lors de l'accouchement. Je lui propose de regarder, elle me dit qu'elle verra cela avec sa gynécologue qui ne pourra la voir que dans un mois. Pauvre mari. Victime d'Edwige Antier qui considère que les pères...? Nous faisons le point entre a) les mamelons, b) le dos, c) l'allaitement, d) le congé pathologique et elle me dit ceci : Les femmes qui allaitent devraient avoir un congé supplémentaire (il y a des conventions collectives), devraient pouvoir travailler à mi-temps... J'aborde deux ou trois points sur le travail des femmes, sur le plafond de verre, sur les différences de salaire... Elle fait oui de la tête mais son mari couche dans la pièce à côté. Vous avez dit complexe d'Eudipe ?
Je pense aussi à Elizabeth Badinter qui s'est fait assassiner, non tant pour ses propos sur l'allaitement, que pour des raisons ontologiques : elle est l'héritière Publicis qui promeut des laits maternisés et des couches culottes.
Pourtant, toutes les femmes ne sont pas pro Lèche League, association d'origine américaine qui tente d'effacer tout ce qui pourrait ramener à ses origines, c'est à dire catholiques, bourgeoises et tout ce qui pourrait laisser penser que cette organisation préfère l'allaitement au travail des femmes. Certes, en France, la Lèche League est de gauche, bien pensante et balaye d'un revers de la main toutes ces accusations idéologiques, et toute personne qui s'opposerait, ne serait-ce que légèrement, à elle, est taxée de réactionnaire, de rétrograde, voire d'antiféministe, mais est-ce que l'allaitement maternel est l'avenir de la femme ; est-ce que les couches à laver sont l'avenir de la femme (ou des femmes qui utilisent des niches fiscales pour employer des femmes de ménage à domicile - en leur proposant un local pour allaiter elles-mêmes ?) ? Mais, heureusement qu'il y a aussi des féministes, mais il faudrait préciser les chapelles, qui peuvent lire un livre sans se dresser sur leurs ergots idéologiques et se poser des questions sur le nouveau rôle assigné à la femme : mère plus que femme ou amante (ici).
Madame A, je ne la reverrai pas, est acquise à l'allaitement maternel. Je ne parlerai pas, d'un point de vue scientifique, du faible niveau de preuves, dans les pays développés, de l'intérêt médical de l'allaitement maternel. Elle est une chaude partisane d'Edwige Antier.
Qui dira que je n'ai pas mérité mes vingt-deux euro et que la médecine générale est inintéressante ?

vendredi 3 septembre 2010

JE SUIS UN TOUTOLOGUE !


Philippe MEYER

Tous les matins depuis la rentrée Philippe Meyer fait une chronique sur France Culture à 7 heures 55. C'est la rubrique d'un toutologue comme Marc Voinchet l'appelle : Le Meyer est l'ennemi du bien..

Y aurait-il quelque chose de péjoratif dans cette appellation ?

Au lieu de me faire appeler spécialiste en médecine générale, devrais-je me faire appeler médecin toutologue ?

Parce que tout est dans tout et réciproquement.

Parce que ma boutique s'appelle : Tout à 22 euro !

Pour 22 euro t'as tout compris !

Pour 22 euro t'as plus rien.

Parce que la médecine générale, comme dirait le docteur du 16, c'est la vie... Toute la vie.

Parce que le médecin généraliste est le représentant particulier de la médecine du tout qui ne serait pas la médecine holistique mais qui pourrait lui ressembler.

Parce que le médecin généraliste fait de la synecdoque sans le savoir, contrairement au spécialiste, qui serait un simple adepte de la simple métonymie.

Parce que le toutologue est un médecin généraliste et n'est pas vétérinaire qui lui est toutoulogue.

Il y a probablement aussi des toutologues qui sont des toutous à Bachelot ; ou à Glaxo ; ou à Monsieur le Professeur.

Le toutologue se mêle de tout : de ce qui ne le regarde pas, de ce qui le regarde... et du reste.

Un mien ami médecin spécialiste qui, à part moi, dit-il (pour me flatter sans doute), n'aime pas les médecins généralistes, m'a dit en se moquant (il était à la limite de l'hilarité) : Le toutologue, adepte de la toutologie, donne un avis sur tout et, surtout, donne des avis qui ont la caractéristique d'être exactement et approximativement justes. Sans être tout à fait justes. N'est-ce pas le lourd fardeau du médecin généraliste ?

Là, il m'a scié. Je me suis rappelé les propos que l'on entend parfois venant des médecins spécialistes qui ne prennent pas de gants avec les médecins généralistes, ces spécialistes fussent-ils touxtologues (pneumologues), ce genre de propos, comme les propos racistes que l'on entend rarement de face, mais plutôt de dos ou rapportés par de "bons" amis ou de "méchants" amis pas tous au Front National. Et mon ami dans tout cela ? Je me suis rappelé quelques unes de mes imprécisions, de mes doutes, de mes incertitudes, quand je ne savais pas tout sur tout en face d'un malade. C'est vrai que je porte un lourd fardeau ! Comme, probablement, nombre de mes collègues. Car, en général, la médecine est un métier de chien. Et la médecine toutologique un métier de chien galeux. Je comprends que des collègues burnent out. Même des collègues orchidoclastes ou casse-couilles.

Bien qu'il fût mon ami, il avait peut-être exprimé le fond de l'âme des médecins spécialistes, ceux que l'on nomme par dérision, les spécialistes d'organes. Les médecins généralistes sont des toutologues qui ne savent rien sur rien et qui se plaignent sur tout. Un toutologue est un spécialiste du rien.

Finalement, il vaudrait mieux que je ne sois pas toutologue. Tautologue ? Je me répète ? Peut-être faudrait-il que je répète à l'envie : Je sais que je ne sais rien. Mais cela ne règle pas le problème de mon ignorance...

Mais, en écoutant Philippe Meyer, j'ai l'impression qu'il a des choses à dire et qu'il les dit bien. Parler cinéma en Audrey Tautoulogue ou... Je suis aussi un toutologue parce que j'ai des trucs à dire. Sur tout et sur rien. Sur le tout et sur le rien. J'ai des choses à dire parce que j'ai un point de vue. Et mon point de vue est celui de la médecine toutologique, dite, ailleurs, générale.

Je voudrais ressembler à Philippe Meyer mais, pour cela, il faudrait que j'aie un peu d'humour... Car il est possible que ce soit l'humour de Philippe Meyer, son sens de la repartie, sa culture touche-à-tout qui lui donnent l'assise d'un toutologue distingué. Je me le rappelle il y a quelques années lisant des morceaux choisis de Georges Bernard-Shaw sur la musique : c'était exquis. Pourrais-je être un toutologue exquis ? Non, c'est un métier. Un métier que Philippe Meyer cultive depuis des années...

Disons alors que je suis un touche-à-tout amateur. Pas mal, non ? Un toutologue de sous-préfecture. Cela me va.

mercredi 1 septembre 2010

UN SPECIALISTE QUI FAIT DE LA MEDECINE GENERALE : COOL ? - HISTOIRES DE CONSULTATION : TRENTE-HUITIEME EPISODE

Madame A a fait une fausse couche il y a six mois et elle était enceinte d'environ cinq mois. Elle était suivie pour une hypertension gravidique.
Je la revois ce jour car elle est se sent toujours aussi mal après la perte de ce bébé.
Elle consulte régulièrement une psychologue : "Je parle, je ne cesse de lui parler, j'ai confiance en elle, mais je n'arrive pas à avancer... J'en suis au même point...Cela me fait du bien mais je n'avance pas."
Elle parle et j'essaie autant que faire se peut de ne pas me mêler de sa thérapie. Quoi de plus désagréable pour une patiente qui arrive à parler chez sa psychologue, qui arrive à entendre ce qu'elle lui dit, que d'écouter d'éventuels propos parasites, tels que ceux que son médecin traitant pourrait lui tenir, au risque d'interférer gravement avec le processus engagé, au risque de dire le contraire de ce qu'elle a entendu, ou l'inverse, ou presque la même chose, ou...
Pourtant, elle finit par me demander un petit truc pour dormir... Sans le dire à la psychologue, elle est tellement contre les médicaments, je me ferais engueuler... Bon.
Elle me dit aussi, à l'occasion, comme par hasard, qu'elle vient d'aller voir l'obstétricien qui la suivait pendant la grossesse. Elle me demande de lui prendre la tension. "Treize huit." Elle est soulagée : "C'est parce que le docteur A me prescrit un médicament pour la tension, il trouve qu'elle est trop élevée... - Et qu'est-ce que vous prenez ? - De l'aldomet, je crois. - A combien par jour ? - Un comprimé matin et soir. Mais... il faut que je vous dise, je ne prends pas celui du matin, il me donne la nausée..."
Je la regarde un peu ahuri.
Je lui mesure la pression artérielle : 13 / 8. Est-ce l'effet du traitement ou est-ce l'effet de sa relative décontraction dans mon cabinet ?
Que faire ?
Je lui demande d'arrêter le traitement (qui lui a été prescrit pour trois mois) et lui demande de revenir me voir dans une quinzaine de jours ou avant s'il se produisait quelque chose. Bien improbable.
Je me pose des questions sur l'obstétricien. Après tout, il ne connaît que l'aldomet. C'est pourquoi il a prescrit de l'aldomet. Mais pourquoi ne m'a-t-il pas réadressé la patiente, moi le médecin traitant ? Est-il un spécialiste de la médecine générale ? De l'HTA ? Traite-t-il sa mère ? Sa grand-mère ? Sa femme ? De toute façon, comme dit l'autre, la médecine générale, ça ne s'étudie pas, cela ne s'oublie pas, c'est comme Monsieur Jourdain pour la prose, il n'y a pas d'efforts à faire... Cela vient tout seul...

J'ai rassuré la patiente fragile.
Je n'ai pas téléphoné à l'obstétricien : je suis malaimable au téléphone et cela ne sert à rien. Un petit courrier ? Non.

On verra plus tard.

lundi 30 août 2010

UN SPECIALISTE COOL - HISTOIRES DE CONSULTATION : TRENTE-SEPTIEME EPISODE



Monsieur A, 67 ans, consulte parce que l'opération qu'il a subie il y a six mois n'a pas réussi. Je l'avais adressé à un chirurgien pour hernie (modeste) de la ligne blanche. Le patient, peu gêné, avait cependant voulu se faire opérer et par le chirurgien de son choix. Je n'avais rien d'ailleurs contre ce chirurgien mais ce n'était pas mon favori ce jour là pour des raisons tenant à la fois à la compétence et au copinage. Aurais-je dû écrire dans un autre ordre : tenant à la fois au copinage et à la compétence ?
Je l'examine et je constate qu'effectivement la hernie a réapparu et de façon tout aussi modeste.
" C'est grave, docteur ?"
J'aurais pu, avec mon mauvais caractère habituel que je réserve pour les grandes occasions, lui répondre : "Vous n'aviez pas besoin d'être opéré la première fois, je n'en vois pas plus la nécessité aujourd'hui..." Au lieu de cela, je réponds : "Non, ce n'est pas grave, vous ne risquez rien. - Que dois-je faire, alors ? - Cela dépend de vous. Si cela vous gêne il faudra revoir le chirurgien, d'abord pour qu'il constate le résultat, ensuite pour vous proposer une solution..."

Monsieur A n'a pas l'air content. "Il n'est pas question que je le revoie. - Bon, je peux vous proposer un autre chirurgien. - Un autre chirurgien ? Mais il ne pourra que me proposer de m'opérer, les chirurgiens, ça opère... - Certes... - Il est bon, au moins ? - Si je vous le conseille. - Vous m'avez bien adressé chez le docteur A... - Mais, si je me rappelle bien, c'est vous qui m'avez demandé de vous y envoyer. - Ce n'est donc pas un bon chirurgien ? - Si. Sinon je ne vous aurais pas fait de lettre... _ Mais vous aviez une réticence... - Non. D'ailleurs cela aurait pu survenir avec n'importe quel chirurgien. - C'est vrai ? - Je vous le confirme."

Je finis par convenir que l'inquiétude du patient est telle qu'il est nécessaire qu'il consulte un chirurgien. J'en ai un sous le bras, probablement celui que j'aurais indiqué en premier choix s'il n'avait décidé de se faire opérer par A. Je commence à rédiger la lettre, je l'imprime et je la tends au patient. Elle lui convient.

Mais je sens que la consultation n'est pas finie. Monsieur A : "Il faut que je vous dise quelque chose... - Oui... - Il faut que vous le sachiez. - Je vous écoute. - Quand je suis allé chez le docteur A, il m'a reçu, il a lu votre lettre et il a dit qu'il fallait effectivement que je sois opéré. Mais il ne m'a même pas examiné. - Comment ? - Non, il ne m'a même pas examiné et il m'a donné une date pour être opéré..."
Nul doute que je devrais être flatté qu'un spécialiste et, qui plus est, un chirurgien, me fasse à ce point confiance. A moins, mais cette hypothèse me plaît un peu moins, qu'il ne fasse surtout confiance à son porte-monnaie.
"Mais", continue Monsieur A "si l'intervention s'est bien passée, ça je n'ai rien à dire, après, quand il passait pour voir si tout allait bien, il n'entrait pas dans ma chambre, il restait sur le seuil et me disait 'Alors, ça va ?', il n'a jamais regardé mon pansement.
Comment les patients peuvent-ils avoir autant d'imagination ?

mercredi 25 août 2010

QUATRE DECES ET QUELQUES CADEAUX

Lundi matin, c'est la rentrée.
J'arrive au cabinet à 8 heures dix, je dis bonjour à la remplaçante de la secrétaire, je salue mon remplaçant des dix derniers jours, j'ouvre mon ordinateur pendant que je papote et que j'apprends les derniers ragots qui complètent les informations que j'ai eues pendant des vacances qui ont duré quatre semaines et qui n'ont pas été si reposantes que cela pour des raisons non explicables ici.
Je jette un oeil sur l'agenda, je fais un chèque pour le remplaçant sans vérifier les comptes et je me rappelle qu'il y a eu quatre décès pendant les vacances. Je pense à mon ami Pelloux qui doit voir quatre décès par jour et qui me traite de bobologue patenté...

Quatre décès.
Madame A, 70 ans, diabétique insulino-dépendante un peu hypertendue, traitée également par neuroleptiques retard pour des troubles psychiatriques désormais légers, bien intégrée dans son foyer logement avec un infirmier qui n'a pas besoin de moi pour gérer l'insulinothérapie, mais une femme qui déconnait parfois et qui était persuadée qu'elle mourrait d'un cancer du colon, comme sa mère, et qui refusait depuis des années de faire une coloscopie. Elle voulait bien que le diabète soit équilibré, qu'on la pique quatre fois par jour mais son colon ne l'intéressait pas. Aujourd'hui je ne sais pas de quoi elle est morte. Elle est entrée en urgences à l'hôpital de Mantes et elle a été transférée. Aucune nouvelle. Je m'occupe ce jour d'en savoir plus. Je la connaissais depuis environ six ans.
Monsieur A, 67 ans, est mort d'une hémorragie digestive (saignement d'une varice oesophagienne) alors qu'il était suivi pour un cancer de la prostate métastasé (des localisations secondaires pulmonaires existaient depuis plus d'uun an) et qui commençait à envahir la vessie. Il est donc mort de son alcoolisme (très) ancien. Je l'aimais bien (depuis 31 ans).
Madame A, 67 ans, est morte d'une embolie pulmonaire alors qu'elle était suivie pour un cancer du pancréas diagnostiqué le 21 décembre 2009 (je me rappelle ce jour avec précision). Le diagnostic avait été fait comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle ne voulait pas parler de sa maladie, elle refusait que je la rassure ou que je l'inquiète, elle savait qu'elle était fichue mais elle faisait semblant de nous laisser croire qu'elle s'en fichait. Si j'avais été elle (trop facile) je n'aurais pas fait de chimiothérapie. A quoi cela pouuvait bien servir ? D'ailleurs, elle était "bien" entre les cures, elle ne souffrait pratiquement de rien (l'échelle analogique de la douleur nous emmerdait tous les deux et nous en rigolions ensemble) mais les séances de chimio la mettaient à plat : elle vomissait, elle souffrait de ses extrémités, elle était fatiguée, elle se traînait... Mais comment lui dire que cela ne servait à rien ? Comment faire et refuser une chimiothérapie sans espoir à une patiente qui n'en avait plus ? Cela faisait trente-et-un ans que je la connaissais. (J'ai rajouté un commentaire le douze septembre : ici)
Monsieur A, 58 ans, diabétique insulino-dépendant, porteur d'une prothèse biliaire, est mort, lui aussi, d'une hémorragie digestive dans le cours d'une encéphalopathie hépatique. Le cas était désespéré depuis plusieurs mois. Il faisait l'aller retour entre l'hôpital et son domicile. Cela faisait six ans que je le connaissais.
Vous ne trouvez pas que cela fait beaucoup de coïncidences ? Et d'âge, et de pathologie ? Vous ne trouvez pas que ces patients étaient bien jeunes ? Moi aussi.

Quelques cadeaux.
Monsieur A, on est en plein ramadan, m'apporte des gâteaux orientaux confectionnés par sa femme. Il y a aussi un litre d'huile d'olive made in Marocco. Il a même fait la queue pour me les apporter : il ne voulait pas me déranger.
Madame A m'apporte une grande sculpture africaine qui vient directement du Ghana. C'est sa mère qui me l'adresse, sa mère que j'avais soignée pendant six mois quand elle était venue en France. Mignon.
Madame A m'apporte des chocolats made in Switzerland. Elle a réussi ses examens d'aide-soignante grâce à moi, dit-elle : très stressée, je lui avais prescrit des petites doses de béta bloquant (hors AMM), et elle était allée passer son examen en Suisse. Pour la première fois elle s'était sentie sereine, me dit-elle. Elle va désormais retourner en Suisse pour travailler (son mari habite ici).

Elle est pas belle, la vie ?