Judith tranchant la tête d'Holopherne - 1620 - Artemisia Gentileschi
Madame A est compliquée. Je ne sais par quel bout la prendre et si je m'écoutais je la prendrais pour une emmerdeuse.
Je me rappelle les couplets de Brassens et je ne sais comment les manier avec la sensibilité d'aujourd'hui où cette chanson serait huée par les féministes comme, à l'époque de ses débuts, les policiers se levaient pendant son spectacle quand il chantait Voir le nombril d'la femm d'un flic....
Misogynie à part, le sage avait raison :
Il y a les emmerdantes, on en trouve à foison,
En foule elles se pressent,
Il y a les emmerdeuses un peu plus raffinées,
Et puis, très nettement au dessus du panier,
Y'a les emmerderesses.
Quoi qu'il en soit, Madame A, m'emmerde. J'ai beau tout tenter, j'ai beau me raisonner, j'ai beau réunir toutes mes ressources, je ne sais plus quoi faire. Et le pire vient, mais c'est toujours comme cela, que Madame A est aussi une femme estimable, une femme qui fait tout son possible, une femme qui fait de son mieux. Que lui reprocher ? D'avoir mal ? De déprimer ? De ne pas y arriver ? De se mentir à elle-même ? De mentir à tout le monde ? De vouloir préserver sa famille coûte que coûte ?
J'ai déjà demandé plusieurs fois à Madame A que le psychothérapeute qui s'occupe d'elle m'appelle pour que nous puissions faire le point.
C'est ce qu'il fait au bout de nombreux mois.
Il a une voix charmante au téléphone : une voix, mais pourquoi faut-il que je ne puisse m'empêcher de me moquer ?, de téléconseiller au Service Après Vente d'une société freudienne de réparation. Une voix empathique et douce comme celle d'un prédicateur laïque.
Nous comprenons que nous apprécions cette femme mais que, pour l'instant, elle travaille à contre courant. A lui elle raconte ses problèmes de douleurs physiques et à moi elle laisse entrevoir ses douleurs morales. Elle résiste, comme on dit.
Je dis ceci au psychothérapeute : je suis son médecin traitant, elle a trente-quatre ans et je la connais depuis vingt-six ans ; je connais son père, sa mère et nombre de ses frères et soeurs ; je connais son mari ; je connais ses enfants ; je connais son mode de vie ; j'entre chez elle quand elle ne peut se déplacer et je connais les détails de son appartement et les quelques secrets qu'il peut renfermer (trente-et-un ans de visites à domicile permet aussi de comprendre un peu mieux comment les "gens" vivent et ne vivent pas) ; et je n'ai pas envie d'entendre ce qu'elle commence à me raconter ; je n'ai pas envie d'entendre qu'elle me parle de ses difficultés avec son mari, sa mère, son enfance, le métier qu'elle a abandonné, je ne veux pas qu'elle me fasse de confidences ; non parce que je ne serais pas prêt, non parce que je ne serais pas formé ; mais par simple pudeur ; je ne veux pas qu'elle aille trop loin et que je doive me boucher les oreilles, que je lui demande d'arrêter ; parce que je connais son père, sa mère, ses frères et soeurs, son mari, parce que je connais trop de choses sur cette famille et que je ne veux pas qu'elle me mette en situation de devoir juger ces gens qui ont leurs défauts comme tout le monde mais qui sont plongés, non à cause d'elle mais à côté d'elle, dans une situation compliquée qui les dépasse de très loin ; je veux bien m'occuper de ses douleurs, de son mal être en général mais je ne souhaite pas être son confesseur ou son psychiatre ou son psychothérapeute ; je veux me maintenir à l'extérieur ; je n'ai pas à me protéger, je n'ai pas à préserver quelque chose qui est en moi, je souhaite seulement ne pas la voir nue devant moi ; ma pudeur s'y refuse.
Le psychothérapeute me dit : je voulais vous dire une chose importante, Madame A n'a aucune tendance hystérique.
C'était le message qu'il voulait me faire passer : occupez-vous de ses douleurs physiques et je m'occupe de ses douleurs morales ; ne la prenez pas pour une simulatrice (ce à quoi je n'ai jamais pensé). Il me dit les mots magiques : elle somatise. Diable ! Comme si je le savais pas ! Comme si le fait de le dire pouvait faire avancer Madame A...
Je suis dubitatif mais je me sens plus léger : elle ne fait pas la comédie. Mais cela ne règle pas le problème de ses douleurs et de la façon de les traiter. Les centres antidouleurs s'y sont frottés et ont laissé tomber. Il ne lui reste plus, à Madame A, que son médecin généraliste traitant qui doit gérer tous les ressentiments, ceux de Madame A, ceux de son mari, ceux de tout le monde, même moi, les ressentiments qui ne comprennent pas qu'au vingt-et-unième siècle, malgré toutes les émissions de Michel Cymes et les propos résiliants de Boris Cyrulnik ou les propos pleins de bon sens analytique de Marcel Ruffo ou les déclarations urbi et orbi des patrons de soins palliatifs, j'en passe et des meilleurs, on ne puisse pas soulager Madame A.
Je suis dubitatif mais à peine libéré d'un poids car le psychothérapeute m'a demandé mon aval pour couper cette femme en deux : d'un côté son âme, de l'autre son corps. Pour toutes les raisons que je vous ai dites, cela m'arrange mais je doute que cela facilite mes relations avec TOUTE la famille de Madame A.
Le psychothérapeute m'a affirmé qu'elle n'était pas folle.
Mais elle reste une emmerdeuse car je vais tâtonner, ne pas savoir que faire, reculer, avancer, prescrire encore et encore, elle reste une emmerdeuse qui m'appelle souvent, qui demande souvent à la secrétaire... Et le psychothérapeute coupeur de femme en morceaux, il ne la voit que deux fois par mois, il ne l'a pas trois fois par semaine au téléphone, quand ce n'est pas son mari ou ses enfants que je rencontre.
Je n'ai plus envie d'appeler Madame A une emmerdeuse mais, dans ma tête, je la nommerai Judith Holopherne en train de trancher la tête non d'Holopherne mais du psychothérapeute freudien qui me demande, lui, de la couper en deux.
Je préfère quand même la Judith Holopherne de Gustav Klimt que l'on ne voit pas trancher la tête mais dont le visage enjôleur signifie qu'elle en a été capable.