Pierre Soulages (1919 - )
Je connais Madame A, 90 ans, depuis une dizaine d'années. Elle vit seule dans un grand deux pièces situé dans un immeuble bourgeois du centre ville. Elle a eu de nombreux problèmes de santé, nous les reverrons, mais elle souffre beaucoup de la solitude : une de ses filles habite Lyon, et son fils est dans le sud (je n'en sais pas plus). Elle a, depuis environ quatre ans, beaucoup de mal à prendre le train toute seule et ses enfants, par euphémisme, sont peu empressés de venir la voir. Elle a déjà tenté l'expérience d'une quinzaine de jours en résidence pour personne âgée mais elle n'a pas aimé.
Sur le plan physique Madame A se déplace peu mais elle peut encore faire quelques courses légères et aller voir quelques unes de ses amis qui habitant comme elle en centre ville.
Elle ne vient jamais au cabinet (qui est situé à dix minutes en voiture) et je gère comme je peux cette patiente, charmante, qui me raconte souvent qu'elle aimerait bien aller rejoindre ses parents. Au ciel.
Ce lundi matin je me rends chez elle et la secrétaire me dit que sa fille (que je n'avais jamais vue) "y serait".
Onze heures quarante. Je suis agressé dès mon entrée dans l'appartement : "Comment avez-vous pu laisser maman dans un tel état ?" et autres amabilités du même ordre. Maman me fait un grand sourire dans le style "Excusez-la, elle ne sait pas ce qu'elle dit..." Je suis quand même un peu embêté : Madame A a des œdèmes importants des membres inférieurs et un orteil violet. Je l'ai vue la dernière fois il y a un mois.
Je l'examine sous le regard courroucé de sa fille.
Madame A est donc une polyartérielle, endartériectomisée à gauche (carotide interne) il y a quelques années, en fibrillation auriculaire depuis plusieurs années (sous kardegic), avec une fonction cardiaque "moyenne" et plusieurs poussées d'insuffisance cardiaque à son actif (elle est sous lasilix), une anémie de Biermer traitée, et, surtout, une insuffisance rénale majeure, que nous sommes convenus, la patiente, le cardiologue et ma pomme, de respecter contre l'avis du néphrologue qui a commencé à pousser des hauts cris et à vouloir la dialyser (il y a deux ans). Elle a refusé la dialyse pour plusieurs mauvaises raisons dont celle qu'elle était trop vieille et qu'une de ses amies était morte après qu'on lui eut commencé les fameuses séances de dialyse... (désolé pour Kyste, le néphrologue qui ne laisse rien passer...)
J'explique donc à Madame la fille de Madame A, celle qui habite Lyon, quel marché j'ai passé avec sa mère. "Oui, mais docteur, on ne peut la laisser comme cela... - J'en conviens, chère Madame, mais ce dont souffre le plus votre maman, c'est de la solitude. Ce dont elle souffre c'est à la fois d'avoir du mal à rester seule dans son appartement et de refuser d'aller dans une maison médicalisée, dont des raisons financières. - Mais j'ai un mari très égoïste qui ne s'entend pas avec sa belle-mère et je pourrais très bien la loger dans ma grande maison mais il refuse. Quoi qu'il en soit, pourriez-vous appeler ce numéro, c'est un cardiologue de la Salpétrière que l'on m'a indiqué, j'aimerais qu'elle soit hospitalisée là-bas..." Je fais des yeux ronds et lui demande, par bonté, de me donner le nom de ce fameux cardiologue, elle ne le connaît pas... "Vous voulez qu'elle soit hospitalisée à La Salpétrière ? - Oui, c'est près de chez mon fils. Mais... je ne suis même pas certain qu'il viendra la voir..." Elle commence sérieusement à m'orchidoclaster. J'interroge la patiente qui, effectivement, ne veut pas retourner à l'hôpital de Mantes où elle a été accueillie modérément agréablement les deux dernières fois où elle y est allée, et je m'exécute : courrier circonstancié (à domicile, c'est pas facile), bon de transport et salutations distinguées. "Et vous croyez, poursuit la Lyonnaise, que tout sera réglé aujourd'hui ? Parce que je dois prendre le train à 14 heures demain ?" Je la regarde avec mon air le plus désagréable, celui que je réserve aux grandes occasions, mais je ne m'étends pas, et je lui demande si elle ne se fout pas de ma tronche, si elle croit qu'en réservant quarante-huit heures à sa mère de 90 ans malade avec un état de santé fragile, elle ne pourrait pas se montrer plus modeste, moins exigeante et, finalement, plus humaine... Je suis embêté car je sens que Madame A est d'accord avec moi et, d'ailleurs, elle ajoute timidement : "Tu pourrais remettre ton départ..." Mais il ne faut pas croire que Madame A est dominée par sa fille, qu'elle est diminuée intellectuellement, elle est au contraire, et avec beaucoup de finesse, gênée que je me rende compte par moi-même du terrible désintérêt que sa fille exprime à son égard, ce dont elle m'avait largement parlé.
Je dois dire que si la fille de Madame A n'avait pas été là, j'aurais souhaité l'adresser rapidement à l'hôpital, le teint de la patiente évoquant effectivement une insuffisance rénale terminale. Et cela n'aurait pas été de la tarte...
Vers 15 heures la secrétaire me passe la fille de Madame A qui me dit qu'elle part pour les urgences de Mantes car, à Paris, ce serait trop compliqué... Nouvel appel à 18 heures 30 (je suis sans secrétaire) de la dame qui me dit qu'il y a trois heures d'attente, "Est-ce que vous ne pourriez pas leur téléphoner pour accélérer ?"
J'aurais mieux fait de faire légumier.