Madame A, 37 ans, revient me voir avec son test sanguin de grossesse (positif) et une échographie obstétricale de datation (ses règles sont totalement irrégulières, les cycles peuvent durer entre 28 et 84 jours) ; elle avait consulté initialement pour des nausées et des vomissements sans point d'appel évident.
Je lui délivre un calendrier automatisé que je sors de l'ordinateur et je le lui commente en détail en me disant à chaque fois que je vais trop vite. Mais je l'invite à penser à des questions qu'elle pourrait me poser lors de la prochaine consultation ou à me téléphoner avant si elle est pressée et / ou inquiète.
Je fais un peu de médecine entre deux (prendre la PA, peser, m'informer des grossesses précédentes, prescrire une prise de sang, une autre échographie, ...) mais, en général, je ne m'occupe plus des grossesses car j'en ai assez de me demander et de demander avant ou après si la femme qui est en face de moi et qui me tend son test positif (urinaire ou sanguin, remboursé ou pas) acceptera de se faire examiner par un homme...
J'adresse dont la dame à mon associée qui, vous l'avez deviné, est une femme.
(Ne croyez pas que cette attitude est liée au fait que j'exerce au Val Fourré où il existe une très forte communauté musulmane car nombre de mes confrères masculins médecins généralistes font, depuis leur installation, le suivi des grossesses sans que cela pose d'énormes problèmes et avec une grande compétence. Disons que je n'ai jamais été un grand fan de la gynécologie, et bien que je sois "sorti" de la faculté Cochin-Port-Royal-Baudeloque- St-Vincent de Paul (Paris 75014) où les obstétriciens avaient grande réputation ils ne m'ont pas laissé une impression extraordinaire et m'ont plutôt rendu méfiants à l'égard de cette spécialité -- sans compter la suite et je vous invite à vous rappeler, ici, ce que je pense de la gynéco-obstétrique)
Pour en revenir à Madame A, dont je n'ai pas précisé, mais vous avez dû remarquer que je ne précisais jamais ce genre de détails dans mes Histoires de Consultations, qu'elle était foulardée (pas voilée) et que je la connais depuis son plus jeune âge, que j'ai connu toute sa famille dont son père décédé dans des conditions affreuses, je n'ai pas le temps d'en parler ici, et qu'avec les différents mariages et déménagements je n'ai fini par ne plus voir grand monde et que Madame A revient au cabinet depuis un petite année (son mari et ses deux enfants).
Où en étais-je ?
En regardant le calendrier de grossesse Madame A semble réfléchir et elle se décide : ella a besoin d'éclaircissements sur le dépistage de la trisomie 21.
Je tente de lui expliquer l'affaire. Surtout que désormais ce n'est plus moi qui prescris mais l'échographiste au décours de la première échographie.
Elle veut en savoir plus.
Je reprends : les marqueurs sériques indiquent une probabilité qui tient compte de l'âge de la femme et qui conduisent, s'ils sont considérés comme à risques, à proposer une amniocentèse. "Est-ce que je suis obligée de la faire ? - Non. - Et c'est fiable ? - Ben, si les marqueurs sériques sont une probabilité, l'amniocentèse entraîne un caryotype qui, lui, est très certain."
Elle a l'air gênée.
"Personne ne me forcera à avorter ? - Non, bien entendu. Tu ne souhaites pas avorter ? - Non, je sais que c'est dur, vous avez connu mon frère handicapé... - Oui, A...- Il est mort maintenant, mais, ce n'est pas le problème... Dieu ne nous autorise pas à reprendre une vie... Je pense que je n'avorterai pas."
Je la regarde, elle me regarde.
Moi : "C'est un choix très difficile. - Vous savez, d'un point de vue humain, oui, élever un enfant handicapé, c'est très douloureux. D'un point de vue religieux, cela, j'en suis sûre, l'avortement est interdit. - Même pour des motifs médicaux ? - Je ne crois pas. Bien entendu je ne connais pas toutes les opinions, tous les avis des théologiens, mais je crois que la religion musulmane est claire là-dessus : il ne faut pas enlever la vie." Je ne réponds pas. J'aurai des choses à dire, les lapidations, des choses comme cela, mais cette femme me parle d'autre chose... Pourquoi irais-je l'embêter avec des on-dit ou des excès ?
"Tu sais, moi qui ne suis pas croyant, et moi qui suis sociétalement contre la peine de mort, l'avortement me pose question. Pas l'avortement thérapeutique, je suis quand même moins questionneur, là, je crois qu'il n'y a pas de problème, avoir un enfant trisomique, ce n'est pas de la tarte... mais cela pose quand même une question morale..." Elle ne fait ni l'étonnée, ni l'intéressée. "Mais il y a des gens qui pensent que la destruction des trisomiques, c'est de l'eugénisme... Pas moi... Mais je ne peux m'empêcher de poser la question... - Eugénisme ? - Pardonne-moi, cela veut dire, comment dire ? Cela veut dire supprimer tous les anormaux, les fous, les tarés, les mongoliens comme on disait auparavant, comme si tout le monde devait être normal... C'est ce que l'on a reproché à Hitler. - Mais, ce n'est peut-être pas pareil... - Comment cela ? - Eh bien, supprimer un adulte mongolien et un foetus mongolien, même quand on n'est pas croyant... ce n'est pas la même chose... - Ton argument est très fort. Mais, d'un point de vue religieux, et, encore une fois je ne suis pas religieux, c'est tout autant supprimer une vie. Tu sais, c'est pourquoi l'avortement me pose question, il s'agit d'une question de curseur, à la période romaine, quand on ne voulait pas d'un enfant, surtout une fille, on l'exposait, c'est à dire qu'on le déposait à un coin de rue jusqu'à ce qu'il meure. Et c'était accepté alors qu'on l'entendait crier et pleurer. Est-ce que cela serait accepté de nos jours ? - Bien sûr que non. - Au Moyen Age, en France, les mères pouvaient placer les enfants dans un tourniquet, le bébé à peine né était abandonné dans un mur et il était récupéré de l'autre côté par des religieuses, et la mortalité de ces enfants était considérable. Et ces tourniquets étaient installés par l'Eglise qui refusait l'avortement. - Je ne savais pas... - Eh bien, à l'époque moderne, quand les femmes ou les couples, mais la loi parle essentiellement des femmes, quand les femmes ne désirent pas un ou des enfants, elles peuvent avorter dans un cadre légal, c'est à dire se débarrasser d'un foetus pratiquement sans risques médicaux. - Mais ce n'est pas l'avortement thérapeutique, ça, c'est strictement interdit par la religion. - Tu as raison, par toutes les religions, me semble-t-il. Mais une très large majorité de Français est pour l'interruption volontaire de grossesse, c'est le nom savant ou hypocrite pour l'avortement. Au nom du droit des femmes."
Madame A sait cela. "Je ne peux pas juger pour ces femmes mais enfin, pour une musulmane comme moi, c'est choquant. - Moi aussi, je suis, un peu, choqué. Mais toutes les femmes qui se présentent dans mon cabinet et qui veulent avorter, je les fais avorter dans les meilleures conditions, je les informe des conséquences, je ne leur parle pas de mes réticences, sauf si elles abordent le sujet, je leur propose le meilleur centre et, malheureusement, dans les meilleures conditions financières, car, contrairement à ce que l'on croit, l'IVG n'est pas gratuite, même dans les centres de planning familial, les meilleures conditions médicales, afin qu'elles n'aient pas à pâtir de ce geste pour le reste de leur vie. - Donc, vous, vous êtes contre l'avortement ? - Non, je ne dirai pas cela. En tant que partisan de la vie je me pose des questions sur ce que l'on peut appeler (et ne cite pas le nom de l'auteur qui a écrit cela pour ne pas faire le pédant ou le malin, à savoir Paul Yonnet), ouvrons les guillemets, "la division de la conscience". - Qu'est-ce que vous voulez dire ? - C'est un phénomène très répandu dans l'âme humaine, c'est à dire que des gens, des sociétés, ici la société occidentale, à part l'Irlande, sont contre la peine de mort et pour l'IVG, mais il y a beaucoup d'autres domaines où existent des exceptions, et tu en trouveras facilement dans la religion musulmane, sans nul doute, divisent leur conscience : Tu ne tueras point et, pour d'excellentes raisons, Tu tueras un foetus."
Madame A semble contente de sa consultation.
Nous y reviendrons une autre fois dans un chapitre qui s'appellera "Le Choix de Sophie".