Madame A, 56 ans, est femme de ménage. Elle vient consulter pour des "mal de dos" qui s'avèrent être des lombalgies communes. L'histoire pathologique est classique : je n'y reviens pas. "Pas d'arrêt de travail ? - Pas d'arrêt de travail." Mais une lettre pour le médecin du travail de la Territoriale (elle travaille pour le Conseil Général).
Nous discutons de choses et d'autres, je lui demande des nouvelles de ses enfants, de ses petits-enfants, du moins ceux que je connais : le médecin de la famille A ne peut pas plaire à toutes les belles-billes ou gendres.
Madame A n'a jamais eu une existence très heureuse, enfin, c'est elle qui me l'a toujours dit, et je n'ai jamais eu la version de son mari qui n'en parlait jamais. Rappelez-vous que je pose peu de questions et que je n'engage les discussions qui, au lieu d'effleurer la surface des individus, s'enfoncent comme des forets dans le cerveau ou ailleurs, que si le patient ou la patiente en expriment le désir.
J'apprends ceci : le mari de Madame A, plus âgé qu'elle de dix ans, en retraite, fait de longs séjours au pays (de l'autre côté de la Méditerranée), trois à six mois par an, et s'y trouve très bien. Il appelle peu la France et s'inquiète peu de ses enfants et de ses petits-enfants (c'est elle qui le dit).
Je pense bien entendu à ce que tout le monde pense et Madame A, bien qu'elle sache que j'exerce depuis plus de 30 ans dans le coin, que je connais sa famille et de nombreuses autres familles alentour, ne se doute pas que je sais un peu ce qui se passe.
Monsieur A a pris femme de l'autre côté de la Méditerranée.
Madame A, cinq enfants, a commencé à travailler assez tardivement.
Ce n'était pas un mariage d'amour.
Elle a été mariée à 16 ans.
Elle a eu son premiers fils à 17.
Puis elle est arrivée en France.
Elle s'en est sortie avec vaillance. Son mari travaillait dur dans l'automobile sur des chaînes de montage qui n'étaient pas aussi automatisées, protégées, surveillées et... propres qu'elles ne le sont maintenant (n'allez pas croire que je pense que travailler à la chaîne est devenu aussi facile que de faire des photocopies à la Territoriale). Le logement était petit. Les appareils ménagers moins fréquents. Les facilités plus difficiles.
Puis elle s'est mise à travailler.
Je résume : le travail, les enfants, le mari, la dure condition des femmes qui sont peu aidées par leur mari qui ne comprend même pas qu'il pourrait donner un coup de main et une femme qui ne se plaint pas, qui agit, qui frotte, et cetera (je glisse vers la bien pensance à une vitesse effrénée).
Maintenant que les enfants sont élevés, qu'il y a une certaine "aisance", Madame A conduit sa petite voiture, s'habille de façon pimpante, elle se retrouve seule à la maison et son mari, celui qu'elle n'avait pas choisi, s'est marié à la mode musulmane avec une jeunesse de 25 ans ! Mais il n'en a rien dit à sa femme qui l'a appris par la bande, une vantardise d'une cousine de la famille de son mari.
J'interroge quand même Madame A : elle dit s'en moquer, elle n'est pas amère, elle prend les choses comme elles viennent. C'est ce qu'elle dit mais elle sourit en le disant, il faut donc que je la croie, ou il me plaît de faire semblant de la croire.
Madame A fait partie de ces femmes maghrébines qui, selon
Rachid Taha, se sont fait violer le soir de leur mariage, et qui, le soir venu (de leur vie), se font faussement plaquer par leur mari qui va en violer une plus jeune de l'autre côté de la Méditerranée (ou de l'océan).
La double peine, vous dis-je.
Mais, je le répète, je suis plus triste, en cette fin de consultation, que Madame A qui me sourit, reprend sa carte vitale, se saisit de son ordonnance et me dit à bientôt.
A bientôt.
(photographie du chanteur Rachid Taha)